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Júnior Moraes : « S’il le faut, je peux même jouer au beach soccer pour l’Ukraine »
De passage à Paris pour soutenir les sportifs ukrainiens aux Jeux olympiques, Júnior Moraes (37 ans) est le troisième joueur brésilien naturalisé ukrainien à avoir porté les couleurs de la Zbirna. Dévoué à sa patrie d'adoption, en mission pour la paix, il est surtout le plus emblématique et impliqué pour ce pays en guerre depuis deux ans et demi.
Júnior, comment tu t’es retrouvé en Ukraine ?
Je suis né au Brésil, j’ai grandi à Santos. En 2012, je suis arrivé en Ukraine, au Metalurh Donetsk, après un an en Roumanie au Gloria Bistrița, une petite équipe joueuse où je me suis fait remarquer.
Comment se sont passées tes premières semaines dans ce pays ?
Au début, j’ai eu beaucoup de mal à m’adapter car le contraste était saisissant avec le Brésil, c’est une toute autre culture. Les premières semaines, le temps était à l’image des gens : froid. Je n’avais jamais joué un match sous la neige avant de venir. Au Brésil, j’avais aussi l’habitude d’inviter les amis d’amis à la maison, de faire des soirées… en plus, j’étais jeune. Mais une fois que les gens se rendent compte que tu es quelqu’un de bien, les interactions changent en bien. Après avoir appris la langue locale et l’histoire du pays, j’ai compris pourquoi les gens agissaient différemment. J’ai ouvert mon esprit, en fait, et les gens ont commencé à venir vers moi. Ma femme est aussi venue vivre à Donetsk. Tout ça m’a donné la confiance qu’il me manquait et j’ai commencé à empiler les buts. Trois ans après, on a déménagé à Kyiv. Mon fils et ma fille sont nés et ont commencé à grandir là-bas. On mangeait du borsch et du syrnyk (potage et gâteau traditionnels ukrainiens, NDLR). La vie était belle, en dix ans, on a vu le pays grandir, construire et se construire…
Tu es le cinquième meilleur buteur de l’histoire du championnat ukrainien et tu as été naturalisé par décret en 2019. Qu’est-ce que ça signifie pour toi d’avoir représenté l’Ukraine au niveau international ?
En trois ans, je suis devenu le meilleur buteur de l’histoire du Metalurh. J’ai gagné ensuite mon premier trophée avec le Dynamo Kyiv, j’ai réalisé mon rêve de jouer et de marquer en Ligue des champions. Au Shakhtar, j’ai vécu la meilleure période de ma carrière, j’ai remporté deux fois le titre de meilleur buteur du championnat. C’est venu naturellement, en fait, l’envie de prendre la nationalité. J’ai appris à aimer ce pays. J’ai eu la chance d’être entraîné par Andriy Shevchenko… Non vraiment, porter le maillot de l’Ukraine a été le plus grand honneur de ma carrière.
On t’a déjà vu motiver les troupes dans le vestiaire avant les matchs, quand tu jouais avec Andriy Yarmolenko, Yevhen Konoplyanka…
Quand tu travailles dur et que tu prends le temps de parler avec chaque joueur, à la fin on peut te donner cette opportunité d’être une voix dans le vestiaire. Je suis très reconnaissant envers mes anciens coéquipiers, c’est eux qui m’ont permis d’avoir cet espace d’expression.
Ta quiétude en Ukraine a été subitement interrompue en février 2022, par l’invasion et la guerre…
C’est très dur d’y repenser. Parfois, j’ai même des trous de mémoire quand j’essaie de me remémorer le début de tout ça. Dieu merci, ma famille a été bloquée au Brésil quelques jours avant, car l’un de mes proches a eu le Covid pile avant d’embarquer dans l’avion pour l’Ukraine. Ça s’est passé le dimanche, et le mercredi la guerre a éclaté. J’étais seul avec mon ami Luciano et son fils. À 5 heures du matin, il me réveille. Il était si pâle. Il n’arrêtait pas de me montrer son téléphone : « Regarde, regarde, l’Ukraine est bombardée, c’est la guerre ! » J’ai cru que c’était un mauvais rêve, je n’arrivais pas à y croire. La guerre chez nous, en 2022 ? Comment c’était possible ? J’ai commencé à voir les bombes par la fenêtre de mon appartement à Kyiv. Je ne savais pas si je devais rester terré là ou prendre la voiture et partir. C’était la terreur.
Qu’as-tu fait après ?
Le Shakhtar nous a mis dans un hôtel, les routes étaient bloquées. Je ne pouvais faire que prier. J’étais impuissant. Le club cherchait une solution pour nous faire sortir du pays, après avoir rassemblé joueurs et familles sur place au même endroit. On lui doit beaucoup. À Kyiv, c’était la panique. C’était une galère à organiser. Au bout de trois jours et demi, on a reçu un soutien logistique de la part d’Aleksander Čeferin, pour pouvoir passer la frontière. Je n’ai pas pu parler à ma famille pendant un long moment, c’était vraiment très dur à vivre. C’est comme si, autour de nous, les gens avaient perdu leurs rêves. Il faut dire aux leaders de ce monde que la guerre doit s’arrêter maintenant. Maintenant, pas demain. L’Ukraine doit et va gagner, ce n’est pas elle qui tue des innocents.
Tu es retourné au Brésil, aux Corinthians, avant de prendre ta retraite. Comment tu maintiens le contact avec les gens sur place ?
Tous les jours je parle avec des gens sur place. Avec ma femme, on fournit une aide matérielle. Et tous les jours, on promeut la paix. Là, je le fais à Paris, demain je serai à Mexico dans le même but. Je ne peux pas me faire à l’idée que les enfants ukrainiens vivent ça. Le pays ne mérite pas ça. Comment peut-on laisser son enfant à l’école, sans savoir s’il n’y aura pas une attaque aérienne entre temps et qu’on ne le reverra plus ? Ils visent aussi les hôpitaux. Tu sais, une amie de notre famille, Natasha, était en pleurs à l’hôpital avec son fils qui venait d’être papa. Des missiles russes ont détruit une partie de cet hôpital, alors que des enfants étaient en train de naître. Notre amie et sa famille s’en sont sortis indemnes mais vont devoir vivre avec ce traumatisme à vie.
Tes enfants aussi parlent ukrainien ?
Mon fils, qui a 9 ans, a un peu oublié depuis qu’on est partis, mais il se débrouille quand même bien. Il est dans une école internationale. Comme il veut marcher dans mes pas et être footballeur, il doit déjà bien maîtriser l’anglais. On ne sait jamais où un joueur va atterrir dans une carrière, donc il faut penser à tout dès maintenant.
140 athlètes représentent l’Ukraine aux Jeux olympiques, parmi eux il y a eu l’équipe d’Ukraine U23 en football, qui a réussi à gagner un match contre le Maroc. J’imagine que tu les soutenais à fond vu que le Brésil, tenant du titre, ne s’est pas qualifié.
Bien sûr et s’il y avait eu un Brésil-Ukraine, j’aurais été avant tout pour l’Ukraine. Il y avait Danylo Sikan du Shakhtar pour mener l’attaque de cette génération, il joue à mon poste et je le connais bien, je lui ai donné des conseils, donc j’étais vraiment à fond. C’est très important que l’Ukraine ressorte victorieuse partout, donc l’Ukraine d’abord. Pour te donner un exemple, quand on m’a appelé pour faire partie de l’équipe ukrainienne de Kings League, j’y suis allé sans réfléchir. Si une équipe ukrainienne participe à une compétition, même amateure, et que je suis invité, je viens. S’il le faut, je peux même jouer au beach soccer pour l’Ukraine.
Comment font tous ces athlètes pour penser au sport dans ces moments-là ?
C’est invivable pour eux. Mais ils ne peuvent pas changer la situation politique et ils ont l’opportunité de représenter l’Ukraine à haut niveau. Pour un pays en guerre, ils se débrouillent très bien. Ils transforment toute la négativité en force pour aller au-delà de ce qu’ils peuvent humainement et normalement réaliser. On l’a vu au football et dans les autres sports. L’Ukraine qui gagne la Coupe du monde U20, ça s’inscrit exactement dans ce contexte, même si à l’époque le conflit n’était cantonné que dans le Donbass. Ces athlètes ont la flamme en eux, parce qu’ils se battent pour leur pays. Vous avez pu voir toute l’émotion de l’escrimeuse Olga Kharlan quand elle a gagné sa médaille. Parce que ce n’est pas une histoire de médailles, c’est bien plus que ça. C’est un message de paix et d’espoir. Je suis très fier d’eux et je sais que ce peuple n’abandonnera jamais.
Propos recueillis par Alexandre Lazar, à Paris