- Mondial 2022
Juan Pablo Meneses : « On est en train d’assister à la décomposition du football »
L’écrivain Juan Pablo Meneses, inventeur du cash-journalisme, a écrit Le Prodige, un ouvrage dans lequel il s’est payé les droits d’un jeune footballeur dans le but de le revendre à des clubs européens... Interview avec un homme qui ne s’explique toujours pas comment il peut continuer à regarder du football.
Vous avez donc acheté un enfant footballeur. C’était compliqué ?Oui, j’avais surtout une grande appréhension de demander à des parents pour combien ils étaient prêts à me vendre leur enfant… J’avais peur de leur réaction, ce n’est pas facile de se présenter devant quelqu’un pour lui poser une telle question, mais je me suis vite rendu compte que les parents, plutôt que d’être énervés par ma demande, étaient, au contraire, ravis. Leur visage s’est illuminé quand je leur ai expliqué mon projet. J’exagère en disant que je pouvais presque voir des euros dans leurs yeux, mais c’est un peu l’idée. Ces mêmes parents m’ont déroulé le tapis rouge, m’ont invité chez eux et m’ont aussi montré des vidéos de leur enfant, comme s’il s’agissait de la notice d’un lave-linge. Acheter ou vendre un être humain, c’est bizarre, révoltant, choquant, mais pour ces personnes qui vivent dans la précarité, notamment en Afrique et en Amérique du Sud, avoir un enfant talentueux balle au pied, c’est souvent l’espoir d’une vie meilleure. Tous rêvent que leur rejeton soit le futur Messi, le futur Neymar ou le futur Alexis Sánchez. Ils misent tellement sur leur progéniture, qu’ils arrêtent même de travailler… C’est un pari très risqué, et c’est pourquoi ils n’attendent qu’une chose : qu’un inconnu comme moi vienne toquer à leur porte pour acheter leur prodige.
Acheter un enfant a dû vous provoquer des cas de conscience, non ? Le football est une industrie où l’on trafique vraiment des êtres humains. On passe notre vie à consommer du foot à la télévision ou sur les réseaux sociaux, mais derrière notre écran, il y a une caisse remplie d’épaves d’enfants à qui on a fait miroiter une carrière professionnelle. La grande majorité de ces enfants ne réalisent jamais leurs rêves de devenir footballeur professionnel et finissent dans des situations de grande détresse. Le pire, c’est que tout le monde s’en fout. Ce sont des dommages collatéraux dont personne ne parle. Le Prodige est sorti il y a quelques années, et s’il a eu le droit à une nouvelle réédition, c’est parce que ce trafic d’êtres humains, ou de jeunes enfants en l’occurrence, est toujours d’actualité. C’est un business juteux qui frôle constamment les limites de la loi.
À quoi pourrait-on comparer ce business ? À de la crypto-monnaie ? Il y a de ça, car on spécule sur le talent d’un môme en espérant qu’il va nous rapporter un maximum d’argent à l’avenir. Moi, j’aime bien la comparaison avec un billet de loterie. Qu’est-ce qui se passe avec les billets de loterie ? Ils ne sont pas chers. On croise les doigts pour remporter le pactole, si on gagne, c’est merveilleux, et si on perd, on jette le ticket perdant à la poubelle pour en acheter un autre. C’est exactement ce qui se passe avec les jeunes talents. S’ils ne répondent pas aux expectatives, on s’en débarrasse dans cette immense casse remplis de jeunes footballeurs.
En France, la situation est meilleure qu’en Amérique du Sud, mais depuis l’émergence de Kylian Mbappé, il y a des parents qui se lancent dans des « projets Mbappé » … (Il coupe.) Est-ce que j’aurais pu acheter un enfant en France ? Oui, mais un jeune talent français ou européen est beaucoup plus cher qu’un jeune talent sud-américain. En Amérique du Sud, il y a de la passion pour le football, de la misère, globalement plus qu’en France, et beaucoup de talent balle au pied. Du coup, les gens sont prêts à faire n’importe quoi pour s’en sortir. Et évidemment, certains en profitent. C’est horrible… (Il réfléchit.) Le football est un grand et merveilleux piège. On est happé par son glamour, par ses histoires de joueurs partis de rien et qui deviennent des stars planétaires. Tout le monde aime ces contes de fées, moi le premier ! Mais réfléchissons bien : si j’arrache un Mbappé de 10 ans à sa famille pour le faire travailler dans un champ de coton, qu’est-ce qu’on va dire ? Que c’est de l’esclavagisme, de l’abus de mineur. En revanche, si je le prends à sa famille et que je le fais s’entraîner quotidiennement pendant 10 heures, il n’y a pas de problème. S’il devient la star du PSG ou de l’équipe de France, personne n’y trouvera rien à redire. Au contraire, sa famille et son pays seront fiers de lui. Le storytellingfera l’éloge de ce parcours… Tout cela est très perturbant, je trouve… Ce qui est paradoxal, c’est que j’aime le football, je l’adore, vraiment. Je suis un fanatique de ce sport, je veux dire par là que je ne suis pas du genre à dire : « Oui, ce sont juste 22 idiots qui courent derrière un ballon », non, non, non… Le football, c’est l’une de mes grandes passions, mais la vérité, c’est qu’il n’est pas toujours reluisant.
Vous le situez où, le boom de l’achat-vente de jeunes footballeurs ? Ça a commencé avec Lionel Messi. C’est le grand « responsable » de tout ce qui se passe. Il nous a fait croire que c’était simple d’arracher un enfant d’un pays pauvre et d’en faire une star mondiale. Messi a été acheté une bouchée de pain par le Barça, et en quelques années, sa valeur marchande a explosé. Aujourd’hui, tous les représentants sont à la recherche d’un Messi, car c’est le moyen le plus rapide et efficace de devenir millionnaire. Mais je pose une question : combien de Messi y a-t-il dans le monde ? Messi est une merveilleuse erreur ! Il a un talent unique, inné. Trouver un enfant avec les mêmes qualités, c’est impossible pourtant. Depuis quelques années, certaines équipes du quartier de Rosario ont été achetées par des clubs ou des représentants européens. Ils se sont dit : « Messi vient de Rosario, donc son successeur viendra sûrement de là aussi. » C’est un raisonnement idiot ! Il n’y a pas de label rouge ou d’AOC dans le football, c’est n’importe quoi.
Vous avez des enfants ? Oui, j’en ai deux.
Si quelqu’un venait vous voir pour connaître leurs prix, quelle serait votre réaction ? Franchement, je lui en mettrais une. Après, c’est une situation qui ne risque pas de m’arriver tout simplement parce que j’ai la chance de vivre plus confortablement que ces parents que j’ai pu rencontrer pour mon livre. Le football est une industrie très abusive avec les gens qui sont en situation précaire. Je me souviens être allé dans le quartier natal du narco colombien Pablo Escobar. Et là-bas, il y avait deux options pour sortir de la misère : vendre de la drogue ou devenir footballeur. Ces modèles de success-story, vous les retrouvez partout à la télévision colombienne. Les séries, les telenovelas, sont toutes consacrées à des narcos ou des stars du football.
Vous parlez de post-football, pas de football. C’est quoi le concept du post-football ? C’est le football actuel, celui qui a remplacé l’ancien. C’est celui où l’on s’intéresse plus à ce qui passe en dehors du terrain qu’au jeu en lui-même. Aujourd’hui par exemple, il n’y a plus de supporters dans les stades. Il n’y a que des invités. J’ai vu des tribunes entières remplies de personnes invitées par une marque de carte de crédit. Lors du dernier Euro, on a aussi eu un bel exemple de post-football lorsque Ronaldo, en conférence de presse, a caché la bouteille de Coca-Cola. Ça a débouché sur des pertes colossales pour Coca-Cola. Ce geste a été plus analysé que n’importe quel geste technique durant l’Euro parce que ce qui compte, désormais, c’est le business, l’argent, les profits, pas les actions, le jeu ou les buts. Tout ça est devenu secondaire. Dans quelques années, je suis sûr que je pourrai acheter des actions Mbappé, comme je peux le faire en bourse avec n’importe quelle entreprise. Et qu’importe s’il marque un but contre ma sélection, je serai content parce que la valeur de l’action aura grimpé.
C’est ce qu’il se passe déjà avec les paris sportifs. Oui, l’attachement à une équipe ne pèse pas bien lourd face à la possibilité de gagner un peu d’argent… L’exemple ultime de post-football, c’est évidemment le mondial du Qatar. Là-bas, tous les stades sont alignés les uns à côté des autres comme les casinos de Las Vegas. C’est une grande foire remplie de faux supporters à la joie synthétique. Le mondial du Qatar, c’est définitivement celui du post-football. Lorsque Maradona était enfant, son souhait était de jouer une Coupe du monde avec l’Argentine. Ça, c’était l’ancien football. Dans le post-football, les gamins ne rêvent pas de défendre les couleurs de leurs pays ou de gagner la compétition, ils veulent jouer pour l’argent, mettre leurs familles à l’abri, goûter au confort matériel. Je me souviens d’un môme qui m’avait dit : « Je veux devenir une star pour pouvoir acheter un institut de beauté à ma mère. » C’est touchant, mais tout cela a remplacé l’amour pour le jeu. Aujourd’hui, les supporters n’agitent plus de drapeaux, ils tiennent des livres de comptes.
Comment ça ? Ce sont des comptables dans le sens où la majorité d’entre eux célèbrent plus des joueurs vendus à un bon prix que des titres. On ne vibre plus pour une belle action, mais pour une rumeur mercato… Si tu n’es pas supporter de clubs comme le PSG ou le Real Madrid, tu célèbres quoi ? Des qualifications en Ligue des champions, l’arrivée de nouveaux investisseurs… Les grands succès ne sont plus sportifs, mais financiers.
Vous en pensez quoi, de la Ligue des champions et de ce projet de Superligue, un concept très post-football pour le coup ? Ce n’est pas du football, c’est le Cirque du soleil. C’est un spectacle international avec les meilleurs jongleurs du monde qui fait rêver les enfants du monde entier. Si tu vas au désert d’Atacama, là où a débuté Alexis Sánchez, et que tu demandes à un enfant où il rêve de jouer, il va te dire au Real Madrid, à Manchester City ou à l’Olympique de Marseille. Il ne va pas te citer le club du coin, parce que l’équipe locale joue le vrai football, celui qui n’est pas télévisé, celui où tu ne connais pas les joueurs. En somme, celui qui n’intéresse personne. Si t’aimes la compétitivité, l’adrénaline, le business, le show, le glamour, les jets privés, les top models, tu dois regarder la Ligue des champions. C’est là où le soleil brille le plus.
Il y a la Coupe du monde aussi. Évidemment. Je viens de voir que Luis Enrique, le sélectionneur espagnol, avait décidé de faire des streamings pendant le Mondial. Il va faire son propre show. À la fin de la compétition, il est possible qu’il ait des millions de followers. Quoi qu’il arrive à son équipe durant le tournoi, il a déjà pris une grosse part dans le gâteau du mondial… Je me considère comme un puriste, et pour moi, ce genre de truc, c’est une dégradation de plus. Mais dans le post-football, ce que je considère comme une dégradation est perçu par d’autres comme une attraction. On est en train d’assister en direct à la décomposition du football, et notre curiosité malsaine nous empêche de détourner le regard. Ce sport est devenu un reality showtotalement décadent. Si tu y réfléchis un moment, on ne devrait même pas allumer nos télévisions pour regarder ce spectacle. Mais plus c’est morbide, plus c’est attractif.
Comment a été traitée la question du boycott de cette Coupe du monde en Amérique du Sud ? Ici, il n’a jamais été question de faire l’impasse sur le Mondial, mais de le gagner. La semaine dernière, par exemple, la ministre argentine du Travail a dit qu’il y avait beaucoup de chômage, beaucoup d’inflation, mais que la priorité, c’était que la « Scaloneta » soit championne du monde. Encore une fois, c’est la ministre du Travail, hein… On en est là. Le boycott n’a jamais été une option. Ici, en Amérique du Sud, on a conscience des griefs contre ce Mondial, et c’est d’ailleurs pour ça qu’on va tous le suivre. Il va y avoir des records d’audience : tout le monde attend qu’il y ait des scandales pour pouvoir jaser dessus.
Vous aussi ? Moi, ce qui est sûr, c’est que je vais suivre cette compétition. Il y a quelques jours, j’ai participé à un petit quiz et je me suis aperçu que je connaissais tous les finalistes et les vainqueurs de l’histoire de la Coupe du monde. Je me suis dit : « Mais comment je sais ça ? » Parce qu’un Mondial, c’est un événement à part. Et là, ce mondial est le plus indécent, le plus freak, et le plus monstrueux de l’histoire… Et c’est justement ce qui le rend aussi intéressant.
Une dernière question : vous citiez il y a quelques instants l’OM. Vous voyez beaucoup de maillots marseillais au Chili depuis qu’Alexis Sánchez a débarqué en Ligue 1 ? On commence à en voir un peu. Ici, c’est une star. Il y a quelques jours, j’ai lu dans le journal qu’il venait de s’offrir une propriété en Italie. Apparemment, il veut produire du vin. J’ai aussi vu qu’il s’est aussi acheté un appartement, ou une maison, je ne sais plus. Un truc à 2,5 millions d’euros. Sur le site, il te propose même une visite virtuelle. Tu peux voir toutes les pièces, la vue sur la mer. Ça, c’est le summum du post-football !
À lire : Le Prodige, ed. Marchialy
Propos recueillis par Javier Prieto Santos