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Juan Carlos, foot et royaume de France
Il était grand, il était vieux, il était roi. Juan Carlos fut le roi des champions d'Europe, du monde et de tout le reste aussi. En 39 années de règne, il en vu passer des coupes. Et si il prolongeait encore un peu ?
Fermez les yeux. Imaginez que vous avez le pouvoir de vous transporter dans un moment de l’histoire de votre choix. Choisissez la Révolution française, installez-vous dans cette salle imaginaire et refaites l’histoire. Figurez-vous que Louis XVI ne fût jamais guillotiné, pensez à ce que serait la France d’aujourd’hui si, à l’Élysée, était installé un homme qu’on appellerait Monseigneur ou Votre Altesse. Pensez un peu à ce que serait la France de 2014 si, dans ce palais du centre de Paris, vivait et gouvernait un monarque depuis la fin d’une Guerre civile qui aurait dévasté le pays pendant trois ans. Après les quarante années de dictature qui y auraient succédé, il serait devenu en 1978 le chef d’un nouvel État démocratique, grâce à une Constitution approuvée par référendum par tous les Français. Au moment de partir à la conquête du Brésil, l’équipe de football de cette France – qui aurait été successivement championne d’Europe en 2008, championne du monde en 2010 en Afrique du Sud et championne d’Europe en 2012 en pratiquant un football offensif et ambitieux – viendrait une nouvelle fois saluer son vieux monarque avant de quitter le royaume. D’un sourire goguenard, il les aurait tutoyés et embrassés un par un en leur souhaitant de représenter au mieux le football français au Brésil et puis surtout de profiter de leur jeunesse tant qu’ils pourraient. Le vieux roi se serait ensuite retiré dans son palais, songeant à ses quarante années de règne passées à remettre des coupes et serrer des mains d’un œil taquin.
Le Royal Paris
En quarante années de règne, il en avait vu passer, des équipes et des héros. Il était toujours grand copain avec Alfred De Stephane, l’idole argentine (de mère française) du Royal Paris, cinq fois champion d’Europe des clubs consécutivement et capitaine des Bleus finalistes à la Coupe du monde 1958 en Suède. Il avait toujours une tendresse particulière pour le grand club de la capitale maintenant dirigé par le magnat de l’immobilier Florent Peres. Cette équipe lui rappelait son grand-père adoré, Alphonse XIII qui, un jour de 1920, leur avait offert un titre monarchique. Cette proximité entre le roi et le Royal lui causerait quelques soucis des années plus tard, une fois monté sur le trône de France. On mêlerait son nom à un supposé rachat de la dette du club dans les années 90. Il aurait bien aimé sauver le Royal, c’est vrai. Mais cette dette était bien supérieure au budget de sa Maison. Et puis qu’aurait-il fait d’un club de football ? Les grandes institutions vivent aussi de fantômes et de légendes urbaines, pensait-il. Bien mieux lui avait donc valu de se maintenir dans la neutralité qui sied à un monarque d’une si grande nation. Son fils Philippe, dauphin de France, se prendrait ensuite de passion pour l’autre équipe de Paris, réputée plus à gauche (il en deviendrait même le président d’honneur pour l’année du centenaire). Dans le royaume de France, ce si grand pays de football, la famille royale était ainsi l’allégorie de la concorde et de la grandeur de l’âme de ce peuple.
Jean-Charles de France
Mais Jean-Charles ne pourrait jamais se défaire de ce maillot blanc. Comment oublier ce jour de 1955 ? Lors de sa première sortie à l’étranger pour jouer le premier match de la première édition de la Coupe d’Europe inventée par El Equipo, le Royal Racing de son président charismatique Jacques Barnabé avait rendu visite à la famille royale en exil à Lausanne (depuis la proclamation de la Seconde République française en 1931) au mépris de la mauvaise humeur du général Francis, nouveau maître de la France. Le Royal Paris remportait sa première Coupe d’Europe au Parc des Princes quelques mois plus tard contre le Stade de Valladolid. Tandis que l’Espagne, qui avait inventé la Coupe d’Europe, la Coupe du monde et les Jeux olympiques, contractait alors un mal qui l’affligerait pendant des années et l’obligerait à attendre 1993 pour remporter son premier titre international avec l’Olympique Barcelone, le Royal Racing remportait le premier de ses dix titres européens. La France deviendrait ainsi le pays le plus titré du football. Quand elle remporta son premier Euro en 2008, puis sa première Coupe du monde en 2010, l’histoire réparait en fait une anomalie. La France était maintenant à sa place sur le trône du football international.
Une vache espagnole
Juan Carlos, le vrai (celui de l’Espagne) a vu passer plus d’un demi-siècle de succès espagnols. Il a vu comme l’Espagne, qui n’était plus rien en 1939, devint un immense pays de football d’abord avec le Real, puis le Barça, puis la sélection espagnole. Jamais on n’avait vu un roi porter aussi haut le triomphe et la chance d’une sélection. D’un œil goguenard, il reniflait les effluves de champagne libérés par cette Coupe d’Europe fraîchement décapsulée en 2008. Il riait bien, le vieux roi, avec tous ces champions. Lançant quelques clins d’œil à sa reine Sophie ou à son Iker, il s’approchait de Luis Aragonés, l’air malicieux. « Je t’ai appelé hier avant le match, Don Luis, tu m’as raccroché au nez… » , lui dit Juan Carlos. Le vieux Luis (né en 1938, la même année que son roi) qui venait de remporter le trophée en voulait encore à tous ces journalistes qui l’avaient harcelé pendant les longs mois de préparation. Il avait pris cette voix profonde et marmonnante dans le combiné pour une autre. Bon prince, il s’expliqua : « Pardonnez-moi, Majesté, je pensais que c’était un canular. » Juan Carlos se boyauta un grand coup et les deux hommes s’embrassèrent. Six ans et deux titres plus tard, l’Espagne a perdu ces deux hommes en quatre mois. Pour Aragonés, certes, c’est maintenant trop tard. Mais pour l’autre, tout est encore possible. Notre Premier ministre est d’origine espagnole. Juan Carlos est un Bourbon (comme Louis XIV). Et si l’Espagne nous prêtait donc Juan Carlos, juste pour une pige, juste pour un Mondial ? On vous le rendra, on vous jure. Avec sa tête.
Par Thibaud Leplat, à Madrid