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Jordan Lukaku : « Ma carrière aurait pu être tellement différente »
Désormais installé dans le sud-est de la Turquie, Jordan Lukaku s’est livré sans tabou sur sa carrière remplie de rebondissements, sans oublier de défendre, comme toujours, son frère Romelu. Entretien avec un homme passionné de football, qui a pas mal vadrouillé ces dernières années.
Tu nous reçois à Adana. Comment se passe la vie ici ?
Ça se passe plutôt bien, je me suis retrouvé à Adana par l’intermédiaire de mon ami Tayfun Aksoy qui jouait ici il y a dix ans. Disons que quand tu joues en deuxième division turque, il faut oublier beaucoup de choses que tu as pu apprendre en Europe. Il y a encore trop d’équipes qui n’ont pas de fonds de jeu. Il y a beaucoup de transferts, de l’impatience, donc construire sur le long terme, c’est compliqué.
Tu as pas mal vagabondé ces dernières années. Comment expliques-tu cette instabilité ?
À la Lazio, je m’étais fait opérer des deux genoux, donc c’était compliqué. En plus, un trou dans mon cartilage avait été découvert à mon retour, ça faisait vraiment beaucoup, il fallait à nouveau passer à l’opération. Les clubs connaissaient très bien la situation, donc je ne continuais pas plus d’une saison. J’aurais voulu cette stabilité, mais les blessures l’empêchaient. Elles m’ont fait rater la Coupe du monde 2018, tout va tellement vite dans le football. Ma carrière aurait pu être tellement différente, mais c’est comme ça. Après ma première saison à la Lazio, Monaco avait contacté mon frère pour me faire signer. Ils avaient offert 30 millions d’euros à mon club à cinq jours de la fin du mercato de janvier, mais le directeur sportif avait refusé. J’étais énervé, mais j’avais signé pour quatre ans, je n’étais pas en position de force. La suite, c’est les problèmes de genou…
Tu as raté l’opportunité de rejoindre Monaco, et surtout manqué la Coupe du monde 2018. Comment as-tu réussi à t’accrocher ?
De ne même pas pouvoir monter les escaliers alors que tu es jeune et sportif de haut niveau, ça faisait mal. Il fallait que je parte en prêt pour rejouer, et me montrer à nouveau. Ils avaient autorisé (Riza) Durmisi à quitter le club, donc je ne pouvais pas partir, sinon (Senad) Lulić se retrouvait seul au poste de piston gauche. C’était une concurrence saine malgré son capitanat, je jouais. Ce qui m’avait déplu, c’était le discours de la Lazio. Le directeur sportif pensait que de toute manière, je n’avais pas d’autres choix que de rester, parce que selon lui, les clubs ne viendraient pas me chercher. Le lendemain, j’avais ramené une offre de 21 millions de Newcastle juste pour lui montrer. Avant la visite médicale en Angleterre, j’avais rechuté face à Naples, je savais que j’allais me faire recaler, mais j’y étais quand même allé pour montrer à la Lazio que je n’étais pas fini. Benítez me voulait, j’avais même pris la photo, mais encore une fois, les blessures m’avaient rattrapé.
Comme ton frère Romelu, tu es formé à Anderlecht. C’est quoi le secret de ce club pour sortir autant de talents ?
Si tu voulais exister à Anderlecht en étant jeune, il fallait être très fort mentalement. Tout le monde se connaissait en Belgique, donc Anderlecht, c’était le test ultime. À l’entraînement, on te donnait le ballon et tu entendais : « Presse-le, il est nul ! » On te rentrait dedans, te piquait. Parfois, on nous voyait avec la tenue du club dans le tramway, donc on nous défiait. Le football était soigné, et franchement, à part l’Ajax et Barcelone, aucun club ne jouait comme nous. En réserve, on avait 750 euros de primes de victoire par match. C’est à ce moment-là que j’avais compris l’importance de gagner bien sa vie. À 18 ans, tu brillais.
As-tu souffert de la comparaison avec ton frère ?
Celui qui me comprenait le mieux, c’était Thorgan Hazard, le frère d’Eden. Il était habitué à être appelé « le frère de », donc je me sentais moins seul. Nos frères portaient la sélection, donc forcément, on nous parlait beaucoup d’eux. C’est très particulier, parce que quand on était petits, avec Romelu, on ne visait pas à être professionnels et, des années plus tard, on se retrouvait à porter le maillot de la Belgique ensemble. Dans la vie de tous les jours, on est très complices, on part en vacances ensemble, on n’a qu’un an d’écart.
Tu es d’un grand soutien pour ton frère.
Parfois, les gens sont durs avec lui, mais j’ai l’impression que c’est une histoire de beauté. Ils veulent avoir des étoiles plein les yeux en regardant une action. Ça fait partie du métier, tu ne peux pas plaire à tout le monde. Ronaldo et Messi se sont fait critiquer pendant des années, ce n’est pas mon frère qui va y échapper. On va dire que j’ai le seum parce que je suis belge, mais le traitement qui était infligé à Messi au PSG, c’est typiquement français.
Il existe vraiment, ce « seum » belge ?
La France est une très grande nation de football à travers le monde. Quand il y a un petit frère comme la Belgique qui se montre très menaçant, une rivalité naturelle mais bon enfant s’installe. De base, le Belge trouve le Français arrogant, donc après la défaite, les Français savaient parfaitement où appuyer pour nous faire mal. C’est du chambrage, ça fait partie du football, et c’est bien comme ça.
Le football a-t-il toujours fait partie de la vie des Lukaku ?
On adorait trop le football, surtout Romelu. À 5 ans, mes parents l’avaient inscrit en club. Le football organisé ne m’intéressait pas, jouer dans la rue ou à l’école me suffisait, je n’en demandais pas plus. On jouait au ballon même à la maison, avec tout ce que l’on trouvait. Un jour, on utilisait une peluche pour jouer, et mon tir avait terminé sur la nourriture, ma mère avait pété un câble. (Rires.) Déjà que l’on n’avait pas beaucoup à manger, je la comprenais. Aujourd’hui, elle est capable de regarder un match et de nous dire ce qui ne va pas. Romelu m’appelle parfois pour me dire qu’elle lui parle de son match, il ne comprend pas ! Avec mon père qui était ancien footballeur professionnel, on était trois contre un à la maison, le foot était aussi entré dans sa vie.
Tu dois tout de même être très fier de sa carrière.
Je le suis ! Il est de loin le meilleur buteur de la sélection belge, il a été monstrueux avec ses clubs, que voulez-vous de plus ? Je le dis pour la première fois, le seul reproche que je peux lui faire sur sa carrière, c’est d’avoir essayé de rendre réel chacun de ses rêves. Quand il était petit, il était fan de Drogba et de Chelsea. Il avait rejoint l’Angleterre, c’était beau, mais il fallait voir qui était devant lui. Drogba, Anelka, Torres et Sturridge. Quand j’avais vu Chelsea à nouveau lui proposer une offre après sa grosse saison avec l’Inter, je m’étais dit que c’était fini, et qu’il allait refaire la même erreur. Pour moi, il ne devait pas y retourner. J’avais l’impression que c’était le club, pas Thomas Tuchel qui le voulait. Il avait dit aux médias que mon frère avait le même profil que Giroud qui venait de s’en aller… Ce sont deux joueurs très différents.
Vous n’avez pas eu une enfance facile malgré le fait d’avoir un père footballeur professionnel.
Mon père fait partie de ces anciens professionnels qui ont tout perdu. J’avais 4 ans, et je me souviens que ma mère avait demandé de l’argent à mon père pour faire quelques courses. Il avait répondu qu’il n’en avait pas, alors qu’il venait d’arrêter le football. Il avait avoué qu’il n’avait plus rien. Jusqu’à ce que Romelu existe dans ce sport, c’était dur. Les joueurs africains qui viennent en Europe sont très mal entourés, encore aujourd’hui j’en vois beaucoup brûler leur argent. Le salaire est bien beau, mais la carrière s’arrête un jour. Ce qui me marquait, c’était les pauses à l’école. La plupart des élèves avaient un goûter, moi non. Il fallait cotiser pour les voyages scolaires, pour nous c’était toujours le dernier jour avec des petites pièces, tout était compliqué. Dès la rentrée, les professeurs me mettaient la pression pour me dire qu’il fallait payer à temps pour les sorties scolaires, mais je ne comprenais pas pourquoi ils ne tenaient pas le même discours aux autres. C’était parce qu’ils avaient eu Romelu comme élève un an avant, avec les mêmes difficultés. Ma mère nous cachait ses souffrances, on avait mis du temps à comprendre que notre situation n’était pas normale.
Avec les salaires astronomiques de certains footballeurs, on se dit que c’est quasi impossible de se retrouver en difficulté, pourtant.
Il y a beaucoup de choses qui entrent en compte. Il y a l’ego, parce que beaucoup de joueurs veulent tout payer, et entretenir leur entourage. Même si ça crée des tensions et des malaises, il faut savoir dire non. Tu peux perdre des membres de ta famille, l’argent ne règle pas tout et ne te donne pas le bonheur, c’est plus compliqué que ça. Je vois les joueurs tout donner pour les voitures, je ne regardais pas Auto Moto avant Téléfoot, moi. (Rires.) Quand tu n’es pas footballeur, personne ne cherche à profiter de toi, les gens t’aiment pour ce que tu es. Lorsque tu signes professionnel, ces mêmes personnes peuvent changer, ça fait mal. J’aime le football, pas le monde qui l’entoure et ce qu’il devient.
C’est-à-dire ?
Le football est devenu un produit à l’américaine, il faut le rendre le plus rentable possible. De changer la formule de la Ligue des champions, d’enlever l’importance du but à l’extérieur qui nous offrait des suspenses historiques sur les matchs retours, c’est le début de la fin… On a enlevé de l’émotion, pour de l’argent. Le projet Superligue, je n’en parle même pas. On attend les très grosses rencontres parce qu’elles sont rares, là ce ne sera plus le cas si un jour ça se réalise. On peut même aborder le poste de numéro 10 qui disparaît petit à petit dans le football d’aujourd’hui. On verra à l’avenir, mais je pense que Mesut Özil et James Rodríguez étaient les deux derniers du football moderne. Puis je vois que tout tourne autour des statistiques. Un milieu va faire un match monstrueux, créer des décalages, faire souffler son équipe, mais on va retenir qu’il n’a pas fait une passe décisive.
En tant que Belgo-Congolais, te sens-tu concerné par ce qu’il se passe actuellement dans le Nord-Kivu en République démocratique du Congo ?
Bien sûr, mais ça fait des années que le peuple souffre et que ça dure. Avec les célébrations de Bakambu et de mon frère les derniers mois, ça a permis d’utiliser le football pour dénoncer, mais quand je vois des politiciens congolais faire le geste à l’assemblée, je me demande ce qu’ils font. C’est à vous d’arranger les choses, et vous nous faites des célébrations de joueurs ? Il faut vite que ça cesse et que ces enfants soient sauvés.
Propos recueillis par Diren Fesli, à Adana