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John Herdman, le héros du Canada
Sélectionneur star d'un Canada qui participe à son premier Mondial depuis 1986, John Herdman est un ovni fascinant dans le monde des entraîneurs de football. Portrait d'un coach pour qui les joueurs sont prêts à foncer dans un mur.
Une main posée sur le genou, l’autre serrée autour d’une épée, Atiba Hutchinson sourit à son groupe de potes. Puis, au milieu du cercle dessiné autour de lui par une bonne trentaine de types en survêtement, le sage aux 99 sélections avec le Canada se lance : « Les gars, nos rêves sont tous ici, dans ce stade. On y est. Maintenant, profitons-en un maximum. Mettons notre pays sur la carte. Rendons-nous fiers les uns les autres, rendons nos familles fières, tous ceux qui sont derrière nous fiers. On a travaillé si dur pour pouvoir être à cet endroit, aujourd’hui. Alors, allons-y. Commençons à voler, volons pour chacun d’entre nous. Ok ? » Une fois son discours prononcé, Hutchinson, 39 ans, se relève et plante l’épée tenue dans le rond central du stade Ahmad-ben-Ali d’Al Rayyan. Cette scène, le groupe canadien la répète depuis des mois et des mois. Sur cette épée enfoncée dans le gazon, il est écrit des mots en latin – « Nihil timendum est » (Peur de rien) – et un « Qatar 2022 » , représentant, selon le chef de ce clan, John Herdman, « l’audace avec laquelle le Canada veut jouer » et sa volonté de « s’approprier le terrain ». L’histoire raconte qu’au cours des derniers mois, les Canadiens n’ont été empêchés de le faire qu’une seule fois, au Costa Rica, où les douanes ont refusé de faire entrer le glaive dans le pays. Évidemment, ce jour-là, les Canucks ont été battus (1-0).
« C’est le symbole de notre esprit, de notre ambition, et nous devions donc obligatoirement l’amener jusqu’au Qatar. C’est aussi le reflet du nouveau Canada », soufflait Jonathan Osorio mercredi soir, moins d’une heure après le premier match de son pays dans un Mondial depuis 36 ans. Pas de miracle, pourtant : malgré l’épée et malgré surtout un match où on l’aura vu rentrer avec audace dans le lard d’une Belgique retournée par un pressing couillu, le Canada a été battu (1-0) lors de son entrée en lice au Qatar. Une image est pourtant restée dans toutes les têtes : celle de Herdman à son tour au centre de ses hommes, mimant un message clair. « Il nous a dit qu’on avait de grosses couilles, sourit Samuel Piette, le capitaine du CF Montréal, passé au début des années 2010 par le centre de formation du FC Metz. On ne joue pas la Belgique tous les jours, et la regarder dans les yeux, comme ça, c’est une preuve de caractère. Avec une victoire, on aurait envoyé un encore plus gros message, mais je pense que n’importe quelle personne qui connaît un peu le foot vous le confirmera : ce soir, le Canada a été très, très puissant et a prouvé qu’il était à sa place. Et ça, c’est avant tout grâce à notre sélectionneur. Tout ça n’est que le résultat de son immense travail et de l’impact énorme qu’il peut avoir sur nous depuis qu’il est arrivé. » Mais comment est-ce possible ? Comment un type né il y a 47 ans à Consett, une ville située à une vingtaine de kilomètres au sud de Newcastle, a-t-il pu autant changer la vie, ouvrir les yeux et bousculer les mentalités de tout un pays ? Peut-être parce que John Herdman ne croit justement qu’à une chose : l’impossible.
Dépression, samba et All Blacks
En septembre, assis à une table du domaine de Luchin, Jonathan David prévenait : « Notre sélectionneur est quelqu’un de très passionné, qui travaille énormément pour nous aider à atteindre nos objectifs. Moi, je dors beaucoup, mais lui, je pense qu’il dort très peu. » La raison est simple : pour arriver là où il en est aujourd’hui, Herdman, qui a grandi dans un endroit où « on ne reçoit jamais rien facilement », a dû piocher plus que les autres. Petit-fils et fils d’employés de l’usine sidérurgique de Consett, il a d’abord vu sa famille quasiment tout perdre lorsque les hauts-fourneaux de la ville ont fermé leurs portes en 1980, ce qui a poussé son père dans les bras de la dépression et a débouché sur le divorce de ses parents. Livré à son destin, John Herdman, fan absolu du collectionneur de bagues Phil Jackson, a alors vite plongé tête la première dans le foot et a notamment fini par ouvrir une école de football brésilien qui a attiré l’œil des éducateurs de Sunderland, où il a ensuite atterri pour former des gamins tout en donnant des cours de sciences du sport à l’université de Northumbria. Ancien responsable de l’académie des Black Cats, Elliott Dickman a expliqué il y a quelques jours à The Athletic ne jamais avoir oublié les nombreuses séances proposées par Herdman aux moins de neuf ans du club, notamment celles réalisées avec de la samba brésilienne diffusée pleine balle pour booster la créativité des jeunes talents.
Reste que John Herdman s’est rapidement pété les dents contre un système à l’époque assez fermé aux nouveaux esprits et a finalement décidé de suivre son tuteur universitaire en Nouvelle-Zélande, ce dernier ayant accepté un poste d’enseignant à Otago et ayant entendu parler d’un potentiel job pour son poulain dans le club du coin. La suite ? Un rêve : d’abord nommé sur le banc d’une équipe semi-professionnelle qu’il a gavée de vidéos de l’AC Milan, Herdman a surtout bluffé tous ceux qu’il a croisés par son art du management avant de choper un siège de directeur technique régional, puis de grimper les barreaux jusqu’à enfiler la veste de sélectionneur de l’équipe féminine néo-zélandaise. Sur le banc des Kiwis, il va alors enchaîner une Coupe du monde 2007 à zéro point et zéro but marqué, les Jeux olympiques de 2008 et un Mondial 2011 bouclé avec un premier point arraché au Mexique. Au sein de la fédération nationale, John Herdman va surtout se blinder d’expérience, saisir l’opportunité d’échanger avec différents acteurs des All Blacks et se faire repérer par les dirigeants de son homologue canadienne, en quête d’un coach capable de les retaper avant d’accueillir la Coupe du monde en 2015. Le groupe qu’il récupère est « dévasté » ? Pas de souci, Herdman va l’emmener aux portes du dernier carré de son Mondial et lui faire enfiler une médaille de bronze aux JO de Rio. L’affaire va évidemment tout bousculer et lui ouvrir des portes : celles de l’équipe nationale féminine anglaise, mais aussi celles de l’équipe nationale masculine canadienne, dont John Herdman va attraper la barre avec le Mondial 2026 dans le viseur. En emmenant le Canada au Qatar, l’Anglais est devenu le premier manager de l’histoire à qualifier une équipe nationale masculine et une équipe nationale féminine à une Coupe du monde.
« Il te donne envie de courir la tête la première dans le mur »
Début 2018, imaginer le Canada jouer un match de Mondial ressemblait pourtant à un drôle de mirage. Sauf pour Herdman, qui a réussi à construire en un peu plus de quatre ans une culture commune à base de discours motivationnels et de séances tactiques riches. « Il a tout simplement changé les mentalités, note Samuel Piette. Il nous a fait prendre conscience de nos qualités, nous a poussés à croire nous, à aller de l’avant, à être une équipe agressive, qui n’attend pas que les choses lui tombent dans les mains, mais qui va les chercher. Rapidement, on a été prêts à mourir pour lui. » Jonathan David complète : « Il a créé quelque chose d’unique. Quand il te fait une causerie, il met des émotions, de la vidéo, et ça te donne envie de courir la tête la première dans le mur. » Tout ne s’est évidemment pas construit en frottant une lampe, et les débuts n’ont pas été simples. Au cours de son premier rassemblement, John Herdman a même dû se débattre avec les différents clans. Son premier exploit est justement d’avoir réussi à unir son groupe en le plaçant devant une réalité froide : « Lorsque les choses deviennent difficiles, cette équipe se divise. Si on ne règle pas ça, nous n’irons nulle part. » L’idée a alors été la suivante : en cas de qualification pour le Qatar, cette génération, portée par Alphonso Davies et Jonathan David, avait une occasion en or d’écrire l’histoire en devenant la première à disputer un Mondial depuis 1986. Et tout a été très vite, entre un premier succès majeur face aux États-Unis en octobre 2019 (2-0), des joueurs convaincus de jouer pour le Canada plutôt que pour une autre nation – c’est notamment le cas de l’excellent Stephen Eustaquio – et un management construit autour de l’idée de fraternité.
Le fait est que John Herdman, un as pour connecter les particules entre elles, n’a jamais eu peur de l’histoire et a même toujours voulu s’amuser avec. « C’est un calibreur, décryptait la semaine dernière son ancienne joueuse Melissa Tancredi dans les colonnes du Guardian. Il sait calmer une situation et l’amener exactement là il doit l’amener. Il a ça en lui. » Dans ce même papier, Emily Zurrer, qui a également joué sous les ordres d’un Herdman invité en 2015 à donner une conférence TedX, prolonge : « Quand il a repris le groupe, certaines d’entre nous pensaient à raccrocher les crampons, et voilà ce type qui nous parle de monter sur un podium, de voir notre drapeau s’élever… et très rapidement, il nous a inculqué cette croyance. Ce n’était pas un faux sentiment, c’était : « Putain, on peut vraiment faire quelque chose avec ce type ! » Il ne se contente pas de parler. C’est la personne qui travaille le plus dur que j’ai rencontrée dans ma vie. » Pour ce Mondial, Herdman a forcément de nouveau potassé comme un fou et, après la rencontre face à la Belgique, stats à l’appui, il a assuré à ses hommes qu’ils avaient été « à la hauteur » et leur a dit qu’il fallait désormais « baiser » la Croatie. « On a eu beaucoup d’opportunités, mais on n’a que très peu cadré et on a manqué ce penalty », regrettait de son côté Jonathan David, avant de s’autoriser un sourire : « À chaque fois que l’on met ce maillot, on veut prouver au monde que le Canada est un pays qui sait jouer au foot et je pense qu’on l’a démontré ce soir. » Samedi, l’épée a de nouveau été plantée dans un rond central qatari : dimanche, il faudra cette fois valider les promesses.
Par Maxime Brigand, à Doha
Tous propos recueillis par MB, sauf mentions.