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Johan Djourou : « J’ai toujours fait le comédien à la maison »
Ancien grand espoir du football helvétique, Johan Djourou a terminé sa formation à Arsenal avant de bourlinguer aux quatre coins de l’Europe jusqu’à l’année dernière. Fier représentant de la Nati dont il a porté le maillot à 76 reprises, celui qui est né en Côte d’Ivoire officie aujourd’hui comme consultant sur RMC Sport les soirs de Ligue des champions. Mais Johan Djourou a plein d’autres choses sur lesquelles se confier. Entre autres, sa passion pour la scène, sa double culture, son amour pour Londres et tous les projets qui vont désormais jalonner son après-carrière.
Ce mercredi, Chelsea se déplace à Saint-Pétersbourg pour affronter le Zénith. Tu as un point commun avec un joueur des Blues, Malang Sarr, puisque vous avez tous les deux la passion du théâtre. Toi, tu as même pris des cours de cinéma quand tu étais à Arsenal. Et j’ai refait deux stages en Suisse depuis cet été ! C’est vraiment quelque chose que j’apprécie énormément. J’ai toujours fait le comédien à la maison, mais en prenant des cours, on change de niveau.
Qu’est-ce que tu en retires ?Quand on joue un personnage, on doit d’abord absorber les émotions pour ensuite les transmettre. C’est un exercice qui t’apporte beaucoup dans le dépassement de soi, l’élocution, le rapport avec tes partenaires sur scène… Il y a un moment que je me rappellerai toujours : j’étais assis à une table, en face d’une miss. Le prof nous demande de discuter un peu du background de chacun, d’où on vient, ce qu’on fait dans la vie, des trucs marquants. Moi, je lui raconte mon adoption, puis mon arrivée en Suisse, de manière simple et assez sobre. Elle me raconte que ses deux parents ont eu le cancer. L’un est décédé, l’autre s’en est sorti. J’absorbe ça, mais je ne sais pas quoi en faire. Et là, le prof arrive et nous demande de jouer sur scène ce qu’on vient d’apprendre.
Comment ça s’est passé ?Bien, mais c’était chaud ! Soit je me décompose parce qu’on vient de me raconter une histoire de fou, soit j’arrive à me mettre dans une situation où j’ai perdu un de mes parents et je dois raconter cette histoire, avec des mots et de la gestuelle, tout en étant crédible pour les autres. Un vachement bon exercice pour apprendre à transmettre ses émotions.
Et elle, comment elle a joué ton adoption ?Moins bien. Mais c’est sûrement parce qu’elle était encore sous le coup de ce qu’elle venait de raconter.
Tu as seize ans lorsque tu quittes la Suisse pour le centre de formation d’Arsenal. À part les cours de cinéma, tu as pu profiter de ce que Londres avait à t’offrir en dehors du foot ?Oui, parce que j’en avais besoin. Plus jeune, quand mes parents ou mes potes venaient me rendre visite, on faisait des trucs de touristes, on allait à Oxford Street, on se promenait dans les parcs, on visitait la ville dans les gros bus rouges… Par la suite, j’ai continué de me donner la liberté de prendre le temps d’aller dans cette ville que je trouve grandiose. Un quartier où j’allais tout le temps, c’est Camden Town, très artistique, j’adore. Dès le départ, mon souhait, ça a été de m’intégrer rapidement. Quand j’arrive à Arsenal, j’étais avec Philippe Senderos en famille d’accueil et j’ai décidé d’en changer pour ne pas prendre le risque de tout le temps parler français. Et je suis tombé chez des Irlandais ! Avec leur accent, je ne comprenais rien du tout. En plus, dans le vestiaire, les gars parlaient avec plein de mots de slang, du genre « innit » (isn’t iten version contractée, NDLR). Mais finalement, ça m’a forcé à m’adapter, et j’étais assez précoce, puisque j’ai appris à parler l’anglais en seulement quelques mois.
Précoce, c’est le mot, puisqu’à quinze ans, tu jouais avec l’équipe première de l’Étoile Carouge, en D3. Tu avais même la possibilité de signer à Servette et de découvrir l’élite suisse. Pourquoi avoir pris le risque de partir vers l’inconnu, en Angleterre ?Vers treize ans, j’ai quitté ma famille à Genève pour aller en centre de formation, donc j’ai commencé à apprendre à m’en détacher et à me concentrer sur mon unique objectif : devenir footballeur professionnel. J’avais déjà un peu d’avance, puisque j’étais aussi appelé avec la sélection U17 quand je jouais avec Carouge. C’est d’ailleurs lors d’un match face à l’Irlande que j’ai été repéré par des recruteurs. Mais Arsenal n’était pas seul sur le coup. Il y avait effectivement Servette, mais aussi Bâle, Auxerre, Monaco, Bordeaux… Ce qui a été déterminant, c’est ma mère qui voulait choisir en fonction de la formation scolaire, que je puisse rebondir autrement si jamais j’arrêtais de jouer. Mais quand Arsenal arrive, c’est forcément un peu différent.
Ça ressemble à quoi, une entrevue avec Arsène Wenger et ta maman dans la même pièce ?C’est impressionnant ! On s’est rencontrés à Londres. Moi, j’étais fan du Milan, pas d’Arsenal, mais dans ma chambre, j’avais quand même des posters de Vieira, Henry, Bergkamp, Wiltord… Finalement, je passe une semaine sur place et à la fin, on me demande ce que je veux pour que je signe avec eux. Mais moi, j’ai quinze ans, je joue à Carouge qui n’est pas forcément l’équipe la plus médiatisée, je ne sais pas quoi répondre ! Tout ce que je comprends, c’est qu’Arsenal me veut, et c’est là que tu réalises l’ampleur du truc.
Et tu te sentais prêt ?Oui, parce que j’étais dans une bulle et que rien ne pouvait m’affecter tant que je n’avais pas réalisé mon objectif. C’est d’ailleurs quelque chose qu’on entend souvent dans le monde professionnel. Ma mère aussi était prête. Mon père, un peu moins. Il redoutait l’éloignement et se demandait si j’allais y arriver.
Ce n’était pas trop compliqué de rester dans sa bulle dans ce cas-là ?Si, justement. À ce moment-là, je me dis : « Putain gros, en fait tu doutes de moi, là ? » Alors qu’il aurait dû me dire : « Je te fais confiance, vas-y ! » Et ça a décuplé ma motivation.
Est-ce la scène qui t’a aidé à fendre la carapace que tu t’étais construite ?C’est bien possible. Je trouve qu’à travers l’art, on peut relâcher la pression. Un exemple : je ne suis pas quelqu’un qui pleure énormément. Récemment, un prof de théâtre m’a dit : « Jo, tu as un potentiel de malade, mais je sens qu’il faut que je tire encore un peu sur la corde, je sais qu’il y a des choses qui doivent sortir. » Eh ben, il m’a fait pleurer comme jamais.
Comment ça ?On devait rejouer un passage du film Twelve Years a Slave. Je jouais un gars qui échange avec cette femme qui vient d’être séparée de son fils. Avant d’entrer sur scène, le prof me dit : « Pense à une personne. Penses-y bien. » Et là, je pense à ma mère biologique, en Afrique. Pour faire sortir toute l’émotion, il ajoute : « Maintenant, dis-lui qu’elle te manque. » Donc je le dis. Puis il enchaîne : « Et maintenant, crie-le. » Donc j’ai crié : « TU ME MANQUES MAMAN ! » Et puis j’ai fondu en larmes. Le metteur en scène était content, mais moi, ça m’a lessivé. Je vous jure que pendant les deux semaines qui ont suivi, je n’étais pas bien. C’était la première fois qu’on me demandait de faire quelque chose qui n’était pas naturel.
Tu peux nous raconter comment on vit avec le fait d’avoir deux mamans ?Mon père est un immigré ivoirien qui est arrivé en Suisse via la Belgique pour travailler. Il était marié avec ma mère adoptive, Danièle, mais m’a eu avec ma mère biologique, Angeline, lors d’un séjour en Côte d’Ivoire. Comme Danièle et lui n’arrivaient pas à avoir d’enfant, elle a donc proposé de m’adopter, elle m’acceptait malgré… (il marque une pause) l’adultère de mon père, ça veut dire beaucoup quand même. C’est comme ça que je suis parti de mon pays natal à 17 mois et que j’ai grandi avec une stabilité que je n’aurais peut-être pas eue en Afrique. La première fois que j’ai reparlé à ma maman biologique, c’était un an avant de signer à Arsenal. J’avais les larmes aux yeux quand on est allés la voir à Abidjan. Les premiers jours, on n’arrivait pas à se parler, à peine à se regarder.
À cause de l’émotion ?Plutôt à cause d’un sentiment de honte. En Afrique, il y a beaucoup de pudeur, on ne parle pas de ce genre de choses. C’est ma maman adoptive qui est allée vers elle et qui lui a dit : « Il faut que tu lui parles, que tu établisses un contact », et les choses se sont détendues petit à petit. J’avais tellement de questions dans ma tête… Par exemple, je ne comprenais pas pourquoi elle m’avait laissé partir et j’avais besoin de le comprendre. Elle m’a répondu : « Tu crois que je l’aurais fait si j’avais eu le choix ? »
Pourquoi n’a-t-elle pas eu le choix ?Parce qu’en Afrique, la hiérarchie familiale joue un rôle très important. Quand le plus vieux dit à la petite jeune que l’enfant aura un meilleur avenir en Europe, elle n’a pas son mot à dire.
Quelle relation as-tu avec Angeline aujourd’hui ?C’est ma deuxième maman, elle est devenue ma meilleure amie. Mes enfants l’ont rencontrée aussi, je leur ai raconté mon histoire et les ai emmenées très jeunes en Côte d’Ivoire, pour qu’elles découvrent cette terre qui est aussi la leur.
On t’a déjà posé la question de savoir si tu te sentais plus suisse ou ivoirien ?Moi, c’est simple, je suis à 100% les deux, il n’y a pas de demi-mesure. Si je dois choisir entre le gombo et la fondue, ce sera l’un après l’autre, surtout pas les deux en même temps. (Rires.) Au niveau du foot, j’ai eu des touches avec les Éléphants, mais le choix s’est fait rapidement : avec mon parcours, la reconnaissance que j’avais envers ma mère adoptive, je devais jouer pour la Suisse. Je lui devais bien ça. Et surtout, j’ai le sentiment que j’amène quelque chose de nouveau en équipe nationale. Regardez. (Il montre sa peau.) Ça aussi, ça rentrait en ligne de compte, j’avais le sentiment d’écrire un truc. Quand aujourd’hui, Kevin Mbabu m’appelle pour me dire que j’ai été un exemple pour lui, ça fait plaisir. Pareil quand on m’arrête dans la rue et qu’on me dit : « Grâce à toi, on nous respecte », tu peux en être fier. Même si c’est dingue d’entendre ça.
Ta Suisse, elle ressemble à l’image de carte postale avec les montagnes et les vaches Milka ?(Rires.) En tout cas, c’est aussi pour elle que je portais ce maillot. Mais moi, j’ai grandi à Genève, dans un environnement hyper multiculturel. Dans les immeubles voisins, tu avais des Ibrahim, des Moïse, des Bulgares et on jouait tous ensemble. Jamais on ne m’a pointé du doigt en me disant : « Toi, tu es différent. » On va effectivement te vendre les montagnes et les lacs, mais la Suisse, c’est aussi ça.
Quand on demande ta plus grande qualité, tu réponds « faire le bien » . Mais tu ajoutes que tu es aussi « capable de faire le mal » . Qu’est-ce que ça veut dire ?Pour faire le bien, je peux te donner des conseils, mais je peux aussi te dire clairement ce qui ne va pas. Et quand on a de la peine avec son ego, ce qui arrive très souvent dans le foot, ça peut te faire du mal. L’important, c’est de dire les choses avec bienveillance, dans le positif comme le négatif. J’ai appris ça avec des capitaines très charismatiques comme Henry ou Fàbregas, Arsène Wenger a été mon mentor, il a toujours été franc, et parfois, ça faisait mal !
Tu es le premier joueur suisse à être devenu consultant à la télé française, mais au-delà de ça, qu’est-ce que ça fait de découvrir l’envers du décor ?J’ai toujours eu des relations saines avec les médias suisses et, d’ailleurs, ils venaient toujours vers moi après les matchs. J’étais un « bon client » , mais j’étais aussi pertinent, ce n’était pas que de la gueule. Aujourd’hui, vous ne me verrez jamais défoncer un gars sans raison, parce que je sais ce que c’est d’avoir été joueur. Ce que j’aime, c’est apporter mon expérience, ce que je sais, parce que quand tu es dans un vestiaire, tu apprends énormément, en matière de tactique, de comportement, je me suis beaucoup instruit en posant plein de questions à tout le monde et en testant tout sur moi. Et je trouve que dans les médias, c’est important que l’on puisse comprendre comment fonctionnent certaines choses. C’est ce plus que j’essaye d’apporter à la télé et j’ai l’impression que ça se passe plutôt bien.
Cette connaissance, tu aurais aussi pu l’utiliser en passant tes diplômes d’entraîneur.Au même titre que certains grands joueurs ne deviennent pas de grands consultants, on ne devient pas forcément un bon coach parce qu’on était bon sur le terrain. Et je vais vous dire un secret, je vise autre chose : devenir président de club. Je trouve qu’il faut remettre des valeurs et de l’humain au cœur du football moderne, et c’est davantage dans cette voie que je pense y parvenir. Je le vois déjà à travers le podcast que j’anime : en ayant une conversation avec des personnes lambda, sans s’attarder sur leur statut, on se rend compte que tout le monde a une histoire à raconter et qu’on apprend toujours quelque chose.
Consultant Canal versus consultant RMC.
Propos recueillis par Matthieu Darbas et Julien Duez, à Paris