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- Les mémoires de Cruyff
Johan Cruyff, mémoires : le testament de Johan…
Johan nous a quittés le 24 mars dernier. Au moment où il luttait contre la mort, il est revenu sur sa vie, sa carrière, son œuvre dans un livre d’entretiens rédigé ensuite à la première personne. Émouvant, bouleversant, instructif.
Manus, Nel, Danny, Rinus, Cor, Henk et Jordi
La couverture, d’abord. Saturée d’orange, comme le fond de l’image et le maillot de son pays, Johan nous fixe droit dans les yeux. C’est dans le maillot qui l’a rendu célèbre et avec l’aura de trentenaire, au faîte de sa gloire, qu’il nous invite donc à l’écouter encore une dernière fois. Et le récit de Johan par Johan, parsemé de révélations souvent éclairantes sur le mystère Cruyff, vaut le détour. Un récit de fin de vie où Johan se recentre sur l’essentiel : sa famille. La famille au sens large : ses parents, sa femme et ses enfants, ses pères de substitution (Rinus Michels et Cor Coster, son beau-père et agent), le club de l’Ajax et ses supporters. Dans cette famille élargie, où l’on s’aime et on se déchire.
L’amour, c’est celui porté à son père, Manus, mort à douze ans et avec lequel Johan poursuivra toute sa vie des dialogues imaginaires afin d’être guidé et conseillé. En passant à vélo devant le cimetière où son père est enterré, Johan lui « parlera » encore et encore. Plus tard, il le « convoquera » dans sa maison, à Barcelone… L’amour, c’est aussi sa mère, Nel, à qui il demandera de cesser de travailler à laver les vestiaires de l’Ajax quand il décrochera ses premiers contrats pros. L’amour, c’est aussi Danny, son épouse de toute une vie, et ses trois enfants, dont Jordi à qui il consacre un long chapitre 17. Comme pour s’excuser de ne pas l’avoir vu grandir, enfant, à cause de son métier de père absent, il lui délivre un hommage admiratif d’avoir su transcender avec brio le handicap de porter un patronyme si lourd à assumer. Johan révèle avec douleur et une pointe de culpabilité l’opération ratée du médecin du Barça qui a laissé le ménisque en vrac de son fils, définitivement. Le chapitre 17 est en fait un passage de témoin à Jordi, successeur et poursuiveur de l’œuvre du père, et notamment la continuation de la Fondation dont il était si fier. La Fondation Cruyff, encore une famille très élargie. Élargie au monde…
Football total, la famille encore…
La famille, c’est aussi celle de l’Ajax. Le club de son papa Manus, de sa mère Petronella qui y bosse à la mort du père et de l’employé Henk Angel, préposé aux pelouses, qui épousera Petronella (Nel) et deviendra son nouveau père adoré. L’entraîneur Rinus Michels sera l’autre père de Johan, celui qui l’emmène chez le médecin en voiture et lui prodigue avec autorité les règles de vie non négociables du footballeur pro. Dans l’ouvrage, Johan confirme, comme on s’en doutait, que c’est à travers les échanges continus et très pointus entre le vieux Rinus et le jeune surdoué de dix-huit ans, que le Football total s’est conçu puis réalisé. À dix-huit ans, déjà, Johan possédait la science du jeu et théorisait d’égal à égal avec son mentor sur la vitesse-mouvement, circulation du ballon, positionnement des joueurs, polyvalence. On est soufflés… Plus intéressant et « totalement » inédit, Johan raconte également comment sa vie de famille, au sens général, a aussi inspiré le Football total : c’est dans le livre, lisez-le… !
Enfin, la famille Ajax, ce sont les supporters. L’amour du public est porté comme une éthique fondamentale définitivement placée au-dessus de ses intérêts pécuniaires (reproche majeur fait à Johan tout au long de sa vie). Le Football total, inauguré par l’Ajax dès les années 60 et magnifié par les Oranje dans les années 70, n’avait pour but unique que de rendre les gens heureux. « Les spectateurs qui avaient travaillé toute la semaine pouvaient profiter le dimanche d’un beau moment de football et nous affichions de bons résultats » , rappelle-t-il au souvenir du grand Ajax naissant de 1965. Quand il deviendra coach de l’Ajax, puis du Barça dans les années 80 et 90, c’est toujours au nom de l’éthique du spectacle que Johan Cruyff proposera du « beau jeu » en guise de divertissement authentiquement populaire. Comme une offrande à tous ceux « d’en bas » …
Pardon, réconciliation et héritage
La famille, ce sont aussi les disputes. Au soir de sa vie, voulant recoller les morceaux et partir en paix avec lui-même et avec les autres, surtout ceux avec qui il s’était fâché, Johan s’est fait magnanime. Le chapitre 22 s’étire avec émotion sur l’évocation de ses conflits, parfois très graves, avec Rinus Michels (Rinus s’est opposé à la nomination de Johan comme sélectionneur des Oranje au Mondial 1990), Marco van Basten (opposant à la réforme de l’Ajax dans les années 2010), son coéquipier Piet Keizer (qui l’avait dépossédé en 1973 du brassard de capitaine à la suite d’un vote traumatisant pour Johan qui avait illico quitté Amsterdam pour Barcelone) et son coéquipier et adjoint au Barça, Carles Rexach. Trahi ou incompris par ces personnes, Johan pardonne. Il avait même renoué les fils avec certains d’entre eux, comme il l’avait fait avec Frank Rikjaard, dont la brouille des années 80 s’était muée en partenariat très amical au moment où Johan avait fait nommer Frank comme coach à succès du Barça en 2003.
À la mort d’un individu, sa famille c’est aussi un héritage, la transmission. Pédagogue infatigable, Johan lègue à nouveau et pour la dernière fois ses préceptes du jeu. Les nombreux chapitres 22, 23, 24 et 25 sont une véritable mine, une bible testamentaire sur l’esprit du jeu, décliné avec richesse et simplicité. Des pages absolument passionnantes, car elles fusionnent théorie et pratique : Football total de l’Ajax, organisation de la Hollande 1974, le nouvel Ajax des années 80 quand Johan en devient le coach et l’inspirateur, puis enfin la Dream Team… Textes vivants, truffés d’anecdotes, entre trouvailles tactiques géniales et vacheries incompétentes de ses dirigeants responsables des transferts ratés : Johan voulait Rabah Madjer à l’Ajax bien avant le triomphe de Porto en C1 1987, comme il voulait Zidane en 1995-96 pour le Barça… En rendant hommage à Rijkaard et surtout à Pep Guardiola, Johan est parti apaisé : son héritage, passé entre de bonnes mains, lui survivra comme il se poursuit au Barça, au Bayern, à Manchester City ou à Arsenal. Et puis il y a le reste… Mais pas tout le reste, au vu des mille vies que Johan a vécues. Dans des pages très éclairantes, il revient sur la Coupe du monde 1974 (il y développe le travers de « l’orgueil qui précède la chute » ), sur la Coupe du monde 1978 qu’il n’a pas disputée (ses regrets sont beaucoup plus forts qu’on pouvait le penser : lisez le livre…), sur son addiction fatale au tabac (et ses penchants quasi suicidaires liés au décès de son père), sur sa folie d’avoir investi dans l’élevage de porcs (80 % de sa fortune y est passée) et comment il a rebondi aux USA, autre chapitre enrichissant de son existence. Vous aimerez cette auto-bio comme vous avez aimé celle de Keith Richards, Life…
Par Chérif Ghemmour
Johan Cruyff, mémoires – Éditions Solar, 2016 – 426 pages, 18,90 euros