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Jeu, mémoire et Chili

Par Markus Kaufmann, à Santiago (Chili)
4 minutes
Jeu, mémoire et Chili

Entre l'envie démente de gagner enfin un titre, qui plus est devant son peuple, et la réalité pesante prête à lui démontrer jour après jour que le trophée va finir par tomber dans les mains des vilains Argentins, prétentieux Brésiliens ou heureux Uruguayens, le Chili ne sait pas vraiment où regarder.

La dictature. Les tirages au sort mortels. La barre transversale immortelle de Pinilla. Les pépins physiques inoubliables de Vidal. Et ce palmarès qui n’en finit plus d’être vierge. Au Chili, la question de la mémoire est primordiale. La mémoire, un sujet paradoxal forcé à toujours danser délicatement entre le devoir de se rappeler pour ne jamais oublier et le besoin d’oublier pour pouvoir un jour avancer. Un sujet à deux faces qui a resurgi à Santiago en ce début de Copa América. Au moment où l’hymne chilien s’est mis à retentir dans les gorges gelées de l’Estadio Nacional de Chile à Santiago ce jeudi 11 juin 2015, la foule a semblé écouter cette mémoire comme si elle entendait une tête humaine à deux voix. Une première jeune voix bruyante, éclatante, assourdissante, même, criant l’envie d’un pays à la passion débordante n’ayant jamais eu un titre pour la verser dans un vase de joie. Et puis, derrière, éloignée mais pas écartée, une seconde voix plus âgée, mûre, et même grise, chantant avec la justesse de l’âge le désespoir d’un peuple résigné à contenir cette passion et à l’avaler amèrement coupe après coupe. Parce que c’est le Chili. Parce que les Argentins chantent qu’ils ne le voient pas sur la carte. Et parce que le Brésil pourrait chanter qu’à Belo Horizonte, la transversale de Pinilla semblait plus large que ce maigre pays situé au bout du monde.

Une histoire sans victoire

S’est-il passé quelque chose durant cet hymne ? Verra-t-on d’ici quelques semaines les images de ce rugissement a cappella tourner en boucle sur les petits écrans comme l’hymne brésilien qui avait porté la Seleção lors de la Coupe des confédérations 2013 ? Qui sait. Emportées par les décibels, les oreilles ont peut-être conduit les yeux de certains supporters chiliens vers un autre lieu de mémoire. Une phrase, écrite comme une banderole, mais avec une officialité solennelle. « Un peuple sans mémoire est un peuple sans futur » , crie une tribune vide de l’Estadio Nacional de Chile à Santiago. Vide, ou plutôt fermée par devoir de mémoire. Le soir de l’entrée en lice de la sélection chilienne devant son public, tous les autres sièges de l’enceinte étaient évidemment occupés. Et même remplis par des esprits qui se sont tous posés la même question, à un moment ou un autre, avant ou après le penalty de Vidal : « Va-t-on enfin y arriver ? » En 1998, le Chili de Zamorano et Salas avait fini par tomber face au Brésil dévastateur de Ronaldo et Rivaldo. En 2010, le Chili de Marcelo Bielsa avait sombré face au Brésil de Dunga. En 2011, le Chili de Claudio Borghi avait terminé premier de son groupe lors de la Copa América argentine, devant l’Uruguay et le Pérou – futurs demi-finalistes – avant de tomber en quarts contre le Venezuela : 2-1. En 2014, enfin, nouvelle excellence en poule, nouvel échec en élimination directe, aux tirs au but contre le Brésil. Le Chili sait jouer. Le Chili sait se qualifier. Mais le Chili ne sait ni gagner ni éliminer aux tirs au but.

Le jeu sans la joie

À Santiago, personne n’a oublié la barre de Pinilla, qui fait un bel objet d’art urbain. Mais qu’est-ce que l’histoire a retenu ? Un beau perdant ? Une grande équipe ? Un simple huitième-de-finaliste parmi d’autres ? Qu’est-ce que l’histoire retient en général, d’ailleurs ? Les satisfactions personnelles des joueurs remportant le trophée et gagnant donc un match de plus que les autres ? Elle les balaye rapidement en leur imposant continuellement de nouveaux objectifs. Le palmarès des entraîneurs ? Celui-ci ne pèse pas grand-chose face à la tentation des présidents de se changer les idées, comme l’a montré le départ d’Ancelotti de Madrid. Finalement, l’histoire retient surtout les impressions laissées pour toujours dans les yeux des supporters. Mais les impressions n’ont pas besoin du titre pour exister : le problème de l’absence de titre, c’est le manque de joie.

Le Chili a-t-il besoin d’un titre pour devenir un grand pays de football ? Après tout, une seule Copa América n’a pas suffi à la Bolivie et au Pérou. Alors, combien en faut-il ? Les quinze titres de l’Uruguay, presque le double du Brésil, arrêté à huit, suffisent-ils aux Charruas pour être le plus grand pays de football d’Amérique du Sud, du haut de ses trois millions d’habitants ? Non, le Chili est déjà un pays de football. Ce qui lui manque, ce n’est pas le football, c’est la joie de la victoire. Le souvenir d’une soirée de satisfaction née d’une compétition parfaite. Le souvenir du désespoir lu sur les visages de ses glorieux voisins. Et le sourire de la victoire. Mais puisqu’on n’est sûr de rien, peut-être que les titres ne veulent rien dire. Peut-être que l’histoire retiendra seulement le présent, le palpable, le terrain : les crochets d’Alexis, les duels gagnés de Vidal, les tacles de Medel, les louches de Valdivia, les feintes de Pizarro, les envolées de Claudio Bravo, les idées de Sampaoli et le travail de Bielsa. Peut-être. Mais les Chiliens ont déjà une belle histoire de beaux mouvements. Maintenant, ils veulent une fête pour leur rendre hommage.

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Par Markus Kaufmann, à Santiago (Chili)

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