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« J’étais prêt à mourir pour que mon plan fonctionne »
Le 14 octobre 2014, le match de qualification pour l'Euro entre l'Albanie et la Serbie est arrêté à la 41e minute. La faute à un drone arborant un drapeau de la grande Albanie et survolant le stade de Belgrade. La photo de Lorik Cana, au sol, en train de se battre avec un supporter fera le tour du monde. Ismail Morina est albanais, il a 34 ans et il est l'homme qui a commandité cette opération. Il raconte l'avant, le pendant et l'après soirée qui a complètement renversé sa vie.
Tout d’abord, est-ce que tu peux expliquer pourquoi tu as envoyé un drapeau de l’Albanie dans le stade de Belgrade ?Je voulais me venger pour ce qui s’était passé en 2010 à Gênes, le 12 octobre. Il y avait un match de qualifications pour l’Euro 2012 entre l’Italie et la Serbie. Des ultras serbes avaient réussi à suspendre la partie et, dans tous les incidents qui se sont produits ce jour-là, ils ont brûlé notre drapeau. Je ne comprends pas comment un supporter peut toucher au drapeau d’une autre nation, c’est un acte très grave et ignorant. Peu importe la haine que je pourrais porter envers une nation, personnellement, je ne pourrais jamais porter atteinte au drapeau. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à penser à une vengeance, mais je n’avais pas encore en tête l’idée du drone et du drapeau de l’Albanie.
Tu avais d’autres plans avant d’en venir à celui que tu as finalement réalisé ?Je voulais toucher la Serbie dans un de ses propres stades, à l’occasion d’un match amical contre une grosse nation. Puis, il y a eu le tirage au sort pour l’Euro 2016, c’était le 23 février 2014, je m’en souviens très bien. À la surprise générale, l’Albanie est tombée dans le même groupe que la Serbie. Personne ne s’y attendait à cause de plusieurs raisons politiques et historiques. Enfin bon, c’est arrivé et j’ai commencé à parler, à ce moment-là, avec des gens sans pour autant dire ce que je voulais faire exactement. C’était l’occasion idéale pour se venger de ce qui s’était passé en 2010, mais aussi au niveau historique.
Et donc, comment est née l’idée d’accrocher un drapeau à un drone ?J’avais des amis italiens qui en avaient, mais seulement pour s’amuser, on passait du temps avec et puis l’idée m’est venue comme ça. J’avais des contacts qui s’y connaissaient en drones. Je leur ai demandé, je suis aussi allé voir dans différents magasins et j’ai fini par en commander trois.
Tu as mis du temps à mettre en place ton plan ?Oui, ça a duré plusieurs mois pendant lesquels j’ai dû m’entraîner à utiliser les drones. Ce n’est vraiment pas évident à diriger au début.
Comment as-tu réussi à transporter tout ton matériel à proximité du stade de Belgrade sans éveiller les soupçons ?Je me suis posé dans une église, à cinquante mètres du stade, sur la propriété d’une académie militaire. J’avais toujours pensé que c’était le siège du Partizan Belgrade, je n’aurais jamais imaginé qu’il s’agissait en fait d’un bâtiment militaire. J’avais déjà tout déposé quatre jours avant et je venais tous les soirs vers 23h – minuit pour tout préparer. Il y avait pas mal de matériel, il fallait apporter les drones, des outils et de longs fils pour accrocher le drapeau. Il fallait aussi des tubes en plastique pour le tenir droit.
Tu as donc réussi à ne pas te faire repérer pendant tout ce temps ?Oui, je devais à chaque fois faire attention à l’heure à laquelle je venais. Le jour du match, je suis arrivé à cinq heures du matin, parce que c’était impossible de s’approcher du stade sans être vu en pleine journée, surtout avec les militaires à côté. Heureusement, l’église est un lieu religieux et on ne venait donc pas surveiller dans ce coin-là.
Comment as-tu fait pour sortir discrètement, le moment venu ?J’ai attendu 17 heures et j’ai su qu’il fallait sortir quand j’ai vu les phares des cars arriver. Une fois qu’ils étaient passés, je suis sorti avec le drapeau et tous les fils et tubes en plastique qui servaient à le tenir pour trouver un endroit où le faire voler. J’ai trouvé un endroit, mais un type bourré restait à côté de moi, sans pour autant me voir. Je me suis caché pendant trente minutes, dans le silence le plus total. Je pensais que j’avais été suivi et qu’on était venu m’arrêter, mais ce n’était qu’une impression. Finalement, il a bougé, mais j’avais perdu beaucoup de temps. À la base, je devais faire venir le drapeau pendant l’hymne national, pas en plein match.
C’est à ce moment-là que tu l’as lancé pour de bon ?Oui, mais j’avais peur que les lumières du drone n’alertent quelqu’un et qu’on vienne le casser, je l’ai donc fait s’envoler directement, mais sans aller tout de suite dans le stade. J’ai d’abord fait le tour du quartier avec, pour ensuite le diriger vers l’enceinte. Là, forcément, des supporters qui n’avaient pas de billet pour entrer l’ont vu. Je ne comprends pas le serbe, donc je ne sais pas ce qu’ils disaient, mais je voyais bien les expressions sur leur visage.
Comment s’est passée l’entrée dans le stade ?Je ne me souviens plus combien de temps, mais les supporters sont restés silencieux plusieurs secondes, sûrement parce qu’ils ne comprenaient pas bien si le symbole du drapeau les représentait eux ou nous. Une fois qu’ils avaient compris, le carnage a commencé, ils lançaient des bouteilles et d’autres projectiles. Au début, je ne voyais pas bien le terrain, j’ai dû manœuvrer pour que l’image soit meilleure et j’ai envoyé le drone à proximité de la tribune VIP, puisqu’il y avait des personnalités politiques importantes.
Tu étais seul pour faire tout ça ?Non, un ami d’un ami, qui venait de Macédoine, m’a aidé. Le plan initial était que je devais envoyer le drapeau pendant l’hymne national et le faire tourner jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de batterie. Là, je devais ramener le drone et rejoindre mon ami qui m’attendait à une ancienne gare abandonnée qui se trouvait à 350-500 mètres du stade.
Mais ça ne s’est pas vraiment passé de cette façon.Non, le drapeau ne devait pas rester dans le stade et encore moins entre les mains des supporters serbes. Ensuite, j’ai eu un moment de blackout, disons. L’émotion m’avait submergé, j’avais en quelque sorte réalisé un rêve. J’étais prêt à mourir pour que mon plan réussisse. Seulement, j’ai fait une erreur de débutant à cause de l’émotion. J’ai confondu les couleurs des maillots des deux équipes et au lieu d’approcher le drapeau du capitaine de l’Albanie, je l’ai porté jusqu’à un joueur serbe. Je sais pourtant que l’Albanie joue en blanc à l’extérieur, mais l’émotion m’a rendu confus. Quand je m’en suis rendu compte, il était trop tard, je n’arrivais pas à dégager le drone. À ce moment, j’ai préféré le laisser là et partir pour sauver ma vie et celle de mon ami.
Tu ne pensais alors qu’à fuir ?Oui, bien sûr. J’ai appelé mon ami et on s’est rejoints tout en faisant attention de ne pas se faire voir par les supporters aux alentours, j’ai laissé ma voiture avec laquelle j’étais venu et je suis parti avec lui. Entre-temps, j’avais rencontré deux fois des policiers, mais j’avais réussi à les contourner. Une fois dans la voiture, on a filé tout de suite vers l’autoroute qui était juste à côté et on a roulé vers le sud de la Serbie.
Comment te sentais-tu une fois à l’abri ?J’étais vide, je ne savais pas quoi penser, mais c’était une victoire pour nous. Plus tard, un ami à qui j’avais parlé de ce que j’allais faire m’a appelé tout enthousiaste et m’a félicité pour mon coup, mais moi j’étais enragé à cause du drapeau qui a terminé entre les mains des Serbes, ce qui ne devait absolument pas se passer.
Tu t’attendais à ce que ton acte provoque autant de violence ?On en parlait déjà sur toutes les radios et mon ami me traduisait le serbe, car le macédonien ressemble assez bien. Mais c’est réellement le lendemain que j’ai appris tout ce qui s’était passé avec les supporters et la police. Les Serbes avaient déjà commencé à lancer des fumigènes et à s’agiter avant de voir le drapeau. La situation était déjà tendue avant. Au moment des corners, le joueur albanais qui le tirait recevait un tas de projectiles, comme des pétards. J’ignorais tout de la violence subie par les joueurs, je l’ai appris une fois revenu en Albanie. Je m’attendais à ce que la partie soit interrompue dix-quinze minutes, mais pas complètement. Je ne m’attendais pas non plus à ce que les supporters envahissent le terrain, non.
Comment s’est passé le retour jusqu’en Albanie ?J’étais paranoïaque, je ne faisais plus confiance à personne tant qu’on n’avait pas passé la frontière. Je pensais vraiment qu’on allait me faire un coup dans le dos et que j’allais être envoyé en prison. On était arrivés à 10 km de la frontière albanaise quand des policiers nous
ont arrêtés pour un contrôle. Là, mon ami m’a dit que s’ils demandaient les passeports et de sortir du véhicule, que je ne devais pas les écouter et foncer jusqu’au territoire albanais. De toute façon, ils n’auraient rien pu faire une fois là-bas. Mais ça ne s’est pas passé de cette façon. Les policiers ont pris nos papiers et ont vu que j’étais arrivé en Serbie il y a quatre jours, alors que mon ami n’y était que depuis 24 heures. Ils ont voulu connaître le motif et je leur ai répondu que j’avais passé les trois jours précédents dans une ville albanaise du sud de la Serbie. Ils avaient toutes les raisons pour nous suspecter, pas pour ce qui était arrivé au stade, mais juste parce qu’il était 3h du matin et qu’on était deux jeunes avec la barbe et les cheveux longs dans une petite voiture. Heureusement, ils nous ont laissés filer.
Tu as dit qu’il s’agissait d’une vengeance, mais le drapeau représentait la grande Albanie, il y avait donc un motif politique.Oui, l’acte était exclusivement politique, inutile de le cacher. Mais j’ai voulu réaliser une vengeance élégante, pas comme ces Serbes qui ont brûlé notre drapeau. Ça, je n’aurais jamais su le faire, ce n’est pas dans mon ADN. Mais, par ailleurs, nous, on n’utilise pas le terme « grande Albanie » , mais plutôt Albanie ethnique. On l’appelle comme ça, car le territoire reprend des coins de pays étrangers avec une majorité d’Albanais. Pas une majorité absolue, mais une majorité quand même. Mais attention, je n’ai pas choisi ce drapeau pour revendiquer quoi que ce soit à la Serbie ou aux autres nations. Tout ce que nous revendiquons, c’est l’histoire. Sur le drapeau, il y avait la carte de l’Albanie ethnique, mais aussi les deux fondateurs de l’État albanais du 28 novembre 1912 qui avaient proclamé l’indépendance. Cette vengeance devait être d’un tout autre niveau de ce qu’ils ont fait, mais je n’avais aucune envie de dénigrer la nation serbe. Donc, oui, il y avait un message politique, mais certainement pas offensant. C’était plutôt provocant.
Au final, tu t’es fait choper ?En fait, je me suis livré tout seul. Quand je suis rentré en Albanie, plusieurs supporters revendiquaient l’acte. Mais ça me faisait rire, parce que ces gens-là ne savaient absolument rien de tout ça, ils voulaient seulement leur moment de gloire. Ça m’a énervé que certains agissent comme ça, alors j’ai publié une vidéo sur mon mur Facebook dans laquelle on me voit avec mon ami et le drapeau attaché au drone près de l’église. Les gens ont vu et l’ont partagé, c’est vite devenu viral. Je suis quasi devenu un personnage public en Serbie et en Albanie. J’avais vu que quelqu’un proposait un million de dollars pour me capturer, je ne sais pas si c’était vrai ou pas. En tout cas, j’ai reçu plusieurs menaces de mort en message sur Facebook. Je savais que ma vie changerait. Concernant la justice, je ne sais pas ce qu’il en est. Une chose est sûre, je ne pourrai plus voyager tranquillement en Grèce, Serbie, Monténégro et Macédoine.
Donc, tu es en sécurité en Albanie ?Pour le moment, je suis obligé de rester chez moi, car j’ai été arrêté par les autorités albanaises 24 heures avant la partie retour entre l’Albanie et la Serbie. Je portais avec moi deux pistolets, mais c’était exclusivement pour l’autodéfense, je n’avais aucune intention de faire du mal à qui que ce soit. Je suis allé trois mois en prison et ensuite ils m’ont contraint à rester à mon domicile. Maintenant, je peux espérer être libre d’ici un mois ou deux. Mais je sais que ça ne s’arrêtera pas là, il y aura toujours des conséquences.
Aujourd’hui, en repensant à tout ça, tu as des regrets ou des remords ?Seulement pour la violence qui a été faite aux joueurs de mon pays. Je me suis senti coupable longtemps, mais en même temps très fier puisqu’ils ont voulu récupérer le drapeau des mains des Serbes. À part ça, je ne regrette rien. Si je pouvais le refaire, je n’hésiterais pas une seule seconde.
Tu sais qu’on pourrait faire un film ou même un livre de ton histoire ?Je vais te dire la vérité, j’y ai pensé. Des milliards de personnes sont venues me demander de leur raconter, mais il faudrait toute une nuit d’hiver pour tout expliquer dans les détails. Mais peut-être que si un jour je trouve quelqu’un pour m’écrire un livre, je le ferai, parce que moi je n’en suis pas capable. (Rires)
Une déclaration avant Albanie – France ?Pour moi, c’est déjà un succès de venir chez vous en France. Je suis extrêmement fier des joueurs. Mais ça ne veut pas dire que nos ambitions s’arrêtent là. Vous, vous jouez les matchs sans pression, alors que nous, c’est totalement différent, on veut toujours faire mieux. Pour ce qui est du match contre la France, je dois dire que si Payet joue comme contre la Roumanie, ça va être très dur. Mais peu importe le résultat final, je suis déjà très fier de mon pays. Je regrette juste de ne pas être là dans les tribunes pour supporter les joueurs.
Propos recueillis par Giuliano Depasquale et Ugo Bocchi