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Jérôme Brisard : « Ma famille reste mon psychologue numéro un »
Présent lors des Journées de l’arbitrage La Poste qui avaient lieu en ce mois d’octobre, Jérôme Brisard (38 ans) a accepté de se livrer en longueur sur sa pratique et sur lui-même. Il parle de santé mentale, du foot sans la VAR et de l’importance de comprendre le jeu quand on est arbitre. Entretien sans coups de sifflet ni cartons.
On parle de plus en plus de la santé mentale chez les joueurs, les coachs, mais jamais chez les arbitres. Où on en est ?
C’est un sujet, car cela nous arrive souvent d’être en première ligne. Moi, je suis prêt à vivre ça et je n’ai aucun réseau social, donc je ne me fais « pas de mal ». Mais comme souvent pour les joueurs, c’est surtout la sphère privée qui se sent plus attaquée que nous. Avec ma famille, j’avais abordé la chose quand je suis arrivé en Ligue 1 (en 2017, NDLR). Il fallait qu’ils soient prêts, car même si, en moyenne, sur dix matchs que l’on va faire, neuf vont bien se passer, tu vas en avoir un qui va poser un souci. Sur le suivi mental, j’ai eu un coach mental l’année dernière. Aujourd’hui, cela reste encore une démarche personnelle. Il n’y a pas d’encadrement spécifique, c’est à nous de le définir en fonction de nos besoins. Avec ce coach, j’ai travaillé sur la gestion de l’événement et cela m’a permis de poser parfois des mots sur des choses que je n’avais pas forcément considérées.
Sur quoi ?
Ma préparation, être encore plus prêt le jour J. Sur la gestion de mes coéquipiers, aussi. J’avais peut-être en moi quelque chose de trop linéaire, de trop routinier. Aujourd’hui, j’essaye de toujours plus m’adapter aux autres arbitres qui m’entourent. D’individualiser l’approche. En ce qui concerne l’après-match, le meilleur médicament que j’ai trouvé est de passer du temps avec ma famille ou des copains qui ne parlent pas forcément de foot. L’autre vecteur, c’est de tout de suite poser des mots sur ce qu’il vient de se passer : immédiatement débriefer avec nos managers 24 à 48h après un match. Mais le moment le plus important pour nous reste de vite définir ce qui a fonctionné ou non, de basculer rapidement sur le match d’après.
Il y a déjà eu des matchs où tes proches ont souffert de ce qui a pu être dit sur toi ? Non, ou bien ils me le cachent. Quand ça ne se passe pas très bien, ce sont des gens qui ont pas mal de pudeur et qui ne vont pas trop en parler. Ils ne vont aborder le sujet que quinze jours, un mois plus tard. Par petites touches. Ils savent que pour nous, on a parfois besoin d’un peu de temps pour reparler de ce genre de moments.
Beaucoup de joueurs ont du mal à trouver le sommeil après un match du fait de l’adrénaline. Qu’en est-il pour toi ?
C’est vrai que le facteur émotionnel est présent et que je ne peux pas non plus dormir directement après un match. Même si je suis quelqu’un qui dort plutôt bien, je n’ai pas trop de problèmes à ce niveau-là. (Rires.) On a la chance d’être toujours 4, et quand les soirées sont un peu plus dures, il y a une forme de fraternité, de solidarité qui se dégage. Le premier sas de décompression, c’est à l’hôtel. Quand on rentre ensemble, on discute et on dédramatise. On ne regarde aucune image du match, mais cela permet de voir les événements parfois un peu moins noirs qu’ils pouvaient l’être dans nos têtes. On est souvent autocentré sur notre performance, comme tout sportif, car on veut donner le meilleur de nous-mêmes.
Un accompagnement des arbitres à ce niveau-là, cela pourrait être un axe d’amélioration plutôt que de fonctionner uniquement sur des initiatives personnelles ?
Exactement. Je sais que lors des stages élite, ils ont commencé à aborder le sujet, mais je n’étais pas là malheureusement. Je crois qu’il faut que ce soit quelque chose qui soit mis sur la table assez rapidement, car je pense que cela peut-être aussi un vecteur de performance. Être capable de passer à autre chose après un match difficile, c’est l’enjeu aussi de notre profession.
Il y a eu beaucoup d’évolutions dans le football concernant l’arbitrage depuis que tu as commencé à évoluer dans le foot pro en 2015 : la goal-line technology, la VAR… Ta façon d’arbitrer a-t-elle évolué également ?
Oui, l’arbitrage a changé. J’ai connu l’arbitrage sans VAR à mes débuts, c’était totalement différent. Le gros plus que ça apporte, c’est au niveau de l’équité sportive. Par le passé, on pouvait se retrouver à la fois malheureux de nos performances, mais surtout des conséquences que cela allait avoir sur le résultat du match. Aujourd’hui, on a réduit ce second facteur-là. Au départ, j’avais peur que ça nous déresponsabilise et que l’on se retrouve dans le cas de figure où je prends une décision, mais derrière, je vais avoir quelqu’un qui va me dire si c’est bien ou c’est mal. Finalement, non.
Pourtant, c’est parfois le sentiment qu’on a sur certaines situations. Moi, je pars du principe qu’il faut absolument que je prenne la décision sur le terrain. Je reste dans mon processus décisionnel et quand arrive cette fameuse seconde phase, je fais tout pour rester acteur. Je ne veux pas qu’on m’impose une décision. Si je dois la changer, et que je dois passer par l’écran en bord de terrain, je vais essayer d’avoir un regard critique sur ce que j’ai fait. Où étais-je placé ? Que s’est-il passé avant dans le match ? Quelle est l’histoire du match ? Quelles sont les considérations techniques que j’ai ratées sur le terrain ?
Par exemple, lorsque la VAR appelle pour une faute dans la surface, c’est quasiment à chaque fois pour inverser la décision initiale.
C’est vrai, mais moi, je suis dans un processus psychologique différent par rapport à ça. Cela reste mon match, mes décisions.
C’est facile de faire en sorte que ça le reste ?
Non, c’est quand même du travail. Ce ne sont pas des décisions faciles à prendre, pour autant je trouve que l’on reste quand même au cœur du jeu et c’est ce que j’ai envie de continuer à faire ressentir. Que la plus grande part des décisions soient prises sur le terrain et qu’ensuite, si elles sont effectivement mal prises, que cela reste à nous de les corriger derrière. Avec le conseil des assistants, des arbitres VAR, mais que l’on reste maîtres du jeu.
Tu pourrais aujourd’hui réarbitrer sans VAR ? Je n’en sais rien, car c’est incomparable. On a tellement d’outils actuellement à disposition que ce serait dommage de ne pas les utiliser. J’ai oublié l’année que j’ai faite sans VAR, mais je m’y reconnecte quand je vais en Ligue 2 (il n’y a pas la VAR en Ligue 2, NDLR) de temps en temps. Quand c’est le cas, j’ai l’impression que je me sens encore plus concentré de A à Z, car je sais que je n’ai pas de parachute. Parfois, en Ligue 1 ou à l’étranger, on peut agir différemment. Là, on est dans l’essence même de l’arbitrage, dans l’instinct, et on prend notre décision sans arrière-pensée. Car derrière, dans ces compétitions où il n’y a pas la VAR, il faut l’assumer jusqu’au bout.
Est-ce que le comportement des joueurs à ton égard a été modifié du fait de l’intronisation de la VAR ? Peut-être au début pendant quelque temps, mais aujourd’hui, les attentes sont juste différentes. Je me rends compte parfois que même lorsqu’on va voir l’écran pour modifier une décision, ça ne change rien pour eux. Même s’ils sont affectés négativement par cette décision. Mais sur les situations d’attroupements par exemple, ça n’a rien changé du tout. Au contraire : parfois, on a deux attroupements avec le premier sur le terrain et le second lorsque je vois les images autour de l’écran où chacun y va de son petit mot en se disant que ça va déstabiliser l’arbitre. Alors que lorsqu’on se retrouve devant l’écran, honnêtement… on n’entend rien de ce qu’il se passe autour du fait de la concentration. Ce que l’on doit appuyer à mon sens, et on l’a vu lors de l’Euro 2024, c’est une responsabilisation du capitaine et cette exclusivité de dialogue entre le capitaine et l’arbitre. Là, je trouve qu’il y a un vrai vecteur de développement et cela aiderait à la fois les arbitres, mais aussi les joueurs à canaliser leurs émotions.
Devant notre télé, on a parfois l’impression que les arbitres se comportent comme des shérifs. C’est un système que vous utilisez pour imposer une forme d’autorité ?
Je pense que c’est quelque chose qu’on nous a inculqué très jeune, de peu montrer nos émotions. Ensuite, on a mine de rien un rôle de censeur. C’est vrai que parfois, nos faits et gestes peuvent être interprétés différemment d’une équipe à l’autre. L’aspect « shérif », je n’aime pas quand on dit ça, car on combat cette image, on lutte contre cette image de gendarme. Malheureusement parfois aussi, on a des postures devant nous qui nous obligent à se montrer plus forts en matière d’expression corporelle. Mettre des cartons, ce n’est pas un objectif. Un match où il y a quinze fautes et où on ne voit pas l’arbitre, c’est un rêve pour moi.
Quand tu étais plus jeune, tu étais « un milieu technique » qui évoluait à l’AL Châteaubriant. Quel était ton rapport au foot à ce moment-là ?
J’ai commencé à jouer très jeune et même si je ne suis pas issu d’une famille de footeux, j’ai été rapidement happé par ce sport. Je n’avais pas forcément un joueur que j’admirais, mais j’étais fan de l’équipe de France. Il faut dire qu’en 1998, j’avais 12 ans, donc certainement que j’avais une petite préférence pour Zizou… J’ai joué au niveau régional jusqu’en U15, j’alternais déjà avec l’arbitrage où je prenais beaucoup de plaisir, puis un jour ce n’était plus tenable. Je me suis donc demandé via quel levier je pourrais jouer ou arbitrer à plus haut niveau, et je me suis dit que c’était via l’arbitrage. (Rires.) Ça a commencé comme ça, puis j’ai grimpé les échelons petit à petit. Mais avant d’aimer l’arbitrage, j’aime le sport en général. Là, avec François (Letexier, NDLR), on officiait lors des JO de Paris, et l’engouement qu’il y a eu aux JO, c’est le plus beau témoin de ma passion.
Quand tu jouais, tu avais quel comportement vis-à-vis des arbitres ? Cela t’est arrivé de t’embrouiller avec l’un d’entre eux ?
(Il sourit.) Non pas vraiment, et puis je n’ai joué que jusqu’à 15 ans, donc ce n’est pas vraiment l’âge où on a beaucoup de rapports avec l’arbitre, on est plus dans le plaisir de jouer avec les copains. Je me rappelle quand même une fois où mon père nous avait arbitrés, et à la fin de la journée, je n’avais pas été hyper content de ce qu’il avait fait. À cause d’une touche, quelque chose comme ça. En revanche, quand tu commences à arbitrer à ces âges-là et que tu te retrouves rapidement face à des adultes, là aussi ce n’est pas facile. Chaque étape d’une carrière arbitrale a son lot de problématiques : si aujourd’hui, je peux me retrouver à me confronter avec des joueurs ou des médias, avant c’était avec les parents au bord de la main courante ou des collègues que je retrouvais au lycée derrière.
Pour Ouest-France, tu expliquais que lors de tes premiers matchs en tant qu’arbitre, ton papa t’accompagnait pour des raisons « logistiques et psychologiques ». Logistique, on devine vu que tu avais 15 ans et donc pas le permis. Mais psychologique ?
Aujourd’hui, sans mes parents, je ne serais pas là à vous parler. Je n’aurais pas eu cette carrière. Mon père ne connaissait pas grand-chose au foot, ni à l’arbitrage, il aimait simplement voir le match. C’était mon sas psychologique quand je le retrouvais après la rencontre, il m’apportait une véritable zénitude. Il m’aidait à relativiser certains moments de la rencontre, c’était un soutien psychologique sans faille. Il était capable de me donner des conseils sur la gestion des adultes, des choses comme ça. Ma famille reste encore aujourd’hui mon psychologue numéro un. Mon frère, qui regarde les matchs et qui est sûrement plus stressé que moi, est par exemple capable de m’apporter le bon mot, la bonne parole après une rencontre. Moi, je suis blindé. Et je crois pouvoir être honnête sur ce que je fais. Quand je fais une erreur, je suis capable de la reconnaître.
D’avoir joué au niveau régional, où l’on commence à voir des mises en place tactiques performantes et des joueurs plus rapides et justes, cela t’a aidé pour ta vie actuelle d’arbitre ? Malheureusement dans les clubs aujourd’hui, on dit aux joueurs qui sont les moins bons : «Tiens, tu pourrais faire arbitre. » Je combats totalement cette idée. On parle parfois de QI football, c’est très important pour un arbitre d’avoir cette capacité à comprendre les tactiques, les joueurs, ce qu’ils vont faire, ce qu’ils vont pouvoir développer. Il faut se montrer curieux par rapport aux évolutions du jeu. Là, on va développer une thématique avec l’UEFA sur les corners à la suite des nombreux process qu’Arsenal a mis en place, qui sont très pointus, afin de savoir comment nous, arbitres, on peut réagir dans ces situations-là. Et c’est hyper intéressant !
Qu’est-ce qui peut donner envie aux jeunes de devenir arbitre aujourd’hui ? C’est une bonne question. Souvent, je leur dis d’oser. Généralement, ils se rendent compte que c’est beaucoup plus complexe que lorsqu’on est joueur le week-end. Après, il faut toujours garder le cap et avoir confiance en soi. Mais aujourd’hui malheureusement, la pub qui est faite n’est pas très bonne, et je me mets à la place des jeunes arbitres qui sont un peu livrés à eux-mêmes le week-end sur les terrains amateurs : l’arbitre devrait être un élément à part entière dans un club. Mais aujourd’hui, les clubs recrutent quelqu’un, l’arbitre est diplômé et les structures pensent que c’est fini. Non ! L’accompagnement commence à ce moment-là, cela peut-être le week-end, aux séances d’entraînement, l’arbitre ne doit pas être laissé de côté.
Quelle a été ta plus grande émotion jusque-là dans ta carrière ?
Je dirais que le dernier Euro fut un moment assurément très fort. Au-delà de la finale Espagne-Angleterre (Jérôme Brisard était en charge de la VAR, dans l’équipe arbitrale de François Letexier, NDLR), le partage humain fut incroyable. On a fait le match d’ouverture avec Clément Turpin, puis j’ai fini sur cette finale avec François, je ne sais pas si un jour dans ma vie je vais revivre ça. Une compétition aussi intense et le sentiment d’avoir réussi la compétition de A à Z du premier coup de sifflet de Clément au dernier de François. J’avais le sentiment que sur le tournoi, il ne pouvait pas nous arriver grand-chose.
C’est notamment grâce à la défaite des Bleus en demies que vous faites la finale, sinon vous n’auriez pas pu en être… Quel est le sentiment à ce moment-là ?
Même si je savais qu’on avait une chance d’y être, j’ai regardé la demie des Bleus comme un supporter. Quand ils ont marqué le premier but, j’étais super heureux. Puis à la fin du match, j’étais triste du résultat. Les Français sont supporters de l’équipe de France. Qu’il y ait quatre ou cinq arbitres français en finale de l’Euro, bon, ça les fait pas rêver.
Finalement, l’enjeu n’est-il pas d’entendre plus souvent les arbitres ? Définitivement. La communication est un point clé, que ce soit parfois en amont ou même après les matchs. Après, réagir à chaud, je ne suis pas persuadé que ce soit tout le temps pertinent, car c’est compliqué. Lorsqu’on a accès aux images et que les faits sont clairs, ça peut être pas mal d’apporter une lumière sur une décision. Après, le football n’est jamais blanc ou noir. Il y a toujours une part très interprétable, et convaincre les gens de cette part-là sera toujours difficile. En revanche, on parle beaucoup de sonorisation des arbitres, et j’y vois là un intérêt pédagogique. On a parfois l’impression que les décisions de l’arbitre tombent un peu du ciel, sans qu’il y ait de cheminement intellectuel, alors qu’il y a toujours des arguments. Que les gens puissent avoir accès de temps en temps à ces échanges, je crois que ça amènerait de la clarté par rapport à ce qu’on fait. Car même si on se trompe, cela permettrait de poser des mots sur nos erreurs. On humaniserait encore plus la fonction à mon sens.
Propos recueillis par Andrea Chazy et Clément Gavard, à Paris