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Jeremy Ebobisse : « Je suis noir avant d’être footballeur »
La Major League Soccer reprend ce 8 juillet sous la forme d'un mini tournoi d’un mois. Jeremy Ebobisse, attaquant des Portland Timbers, compte aussi faire de son terrain de jeu une tribune politique à même de faire passer des messages dans un pays encore « choqué » par la mort de George Floyd. L’international américain (une sélection) né à Paris raconte ici le racisme subi en Amérique.
Jeremy, pour ceux qui ne te connaîtraient pas, peux-tu résumer ton parcours ? Je suis né à Paris il y a 23 ans, mais ma famille a déménagé quand j’avais deux ans dans la région de Washington DC. J’y ai vécu une quinzaine d’années, avant d’aller à l’université en Caroline du Nord. J’ai un parcours atypique, fait de voyages, avec une mère malgache, un père camerounais, je suis tout ça en plus d’être américain. Après la fac, en 2017, j’ai été drafté (en 4e position, N.D.L.R.) par les Portland Timbers, ça fait environ trois ans que je joue en MLS.
Depuis longtemps, tu t’exprimes sur les sujets liés au racisme. À la suite de la mort de George Floyd, tu t’es exprimé sur la manière dont se manifeste le racisme aux États-Unis. As-tu déjà été victime de violences policières ? J’ai de la chance, je viens d’une famille aisée. On s’est installés dans un quartier assez calme, ce qui m’a évité certains problèmes. Mais j’en ai eu d’autres. Quand je vais dans des magasins, il arrive encore que la sécurité me suive. Dans mon quartier qui est très blanc, quand je marche dans les rues, les gens me voient en tant que noir, et ils ont des préjugés. Là-bas, longtemps, les gens changeaient de trottoir pour ne pas me croiser. Ce sont des micro-agressions, et à force de les accumuler, l’agression devient puissante. Ces gens peuvent appeler la police pour rien, et c’est là que nos vies sont en danger. Quand la police vient pour un homme noir, qui sait ce qui peut arriver. Ça m’étonne l’ampleur du mouvement qui se déroule maintenant, parce ce qui est arrivé à George Floyd est arrivé à d’autres avant. Je me souviens de la mort de Trayvon Martin, j’avais 14 ans.
La prise de conscience vient peut-être du fait que ça a été filmé… C’est vrai, mais Eric Garner (homme noir étranglé lors d’une arrestation par la police à New York, il décédera à la suite de celle-ci, N.D.L.R.) aussi a été filmé, ses mots étaient les mêmes : « I can’t breathe », il ne s’est rien passé. Les gens savent depuis longtemps, mais ils se sont trouvé des excuses.
Dans ton chemin jusqu’au foot pro, t’as déjà été victime de racisme ?Quand j’étais jeune, on m’a traité de « nigger » (nègre) sur le terrain, j’avais 13 ans, on était à un tournoi en Floride, on jouait contre une équipe de Caroline du Sud, et c’est la première fois qu’on m’appelait comme ça. Je ne savais pas comment réagir…
Attends, je me permets de te couper, à 13 ans, où est-ce que tu avais appris la signification du mot nègre ?Je l’ai appris un peu avant. Les noirs américains, ils apprennent ça dès qu’ils peuvent parler. Les parents veulent les protéger. Ayant des parents camerounais et malgache, je ne connaissais par la connotation de ce mot jusque tard. J’ai dû apprendre tout seul. Je me souviens en CE1, il y avait cette fille blanche qui a dit : « Mon père m’a dit de ne jamais dire ce mot. » J’ai demandé : « Quel mot ? » Elle a répondu : « C’est le mot le plus insultant pour les noirs. » Et moi j’ai continué : « Quel mot ? » Et elle ne voulait pas le dire, alors j’ai mené mon enquête, pour comprendre. J’ai commencé à apprendre l’histoire autour de ce terme, j’avais à peine une dizaine d’années, et ça fait mal.
Revenons au terrain, où tu entends ce mot prononcé pour la première fois contre toi. J’ai pleuré toute la deuxième mi-temps, les deux défenseurs de l’équipe adverse se moquaient de moi. Et comme ma réaction était celle qu’ils voulaient, ils ont continué. Je me suis senti faible, impuissant. Puis a 17 ans, on était dans un tournoi dans le Rhode Island, on gagnait un match 6-0, là un adversaire me dit : « Même si vous gagnez, tu seras jamais aussi bien que moi, parce que tu es noir. » Et là au lieu d’être triste, j’étais énervé, et il répétait ce type de phrases, je regardais autour de moi, et je voyais ses coéquipiers, qui disaient pareil à mes coéquipiers noirs. À ce moment-là, j’ai senti que je n’étais pas seul, on est allés voir notre coach. On lui a dit que c’était inadmissible, on ne savait pas quoi faire, et qu’il allait y avoir un problème si ça continuait. Notre coach est allé voir le coach de l’équipe adverse, et ils ont dû s’excuser. Des excuses qui ne servaient à rien, puisqu’elles étaient forcées. Mais le fait que notre coach nous ait défendus, c’était important. Mais le racisme dans le foot, ce n’est pas que ça.
C’est-à-dire ?Le racisme le plus important, tu ne le vois même pas. Les joueurs africains, les joueurs noirs sont toujours vus seulement comme des athlètes. « Il est grand. Il est rapide. Il est fort. Il est puissant. » Beaucoup d’observateurs refusent d’apprécier la beauté du jeu des joueurs noirs, même si tu vois les équipes africaines en Coupe du monde, les mecs te disent toujours : « Ils ont du talent, mais ils sont tellement désorganisés. » Ces mots-là sont énervants, ces observateurs choisissent de voir les joueurs noirs d’une certaine manière qui en fait raconte qu’ils ne savent pas jouer au foot. Et le problème vient aussi des coachs. Un coach voit un jeune joueur noir et lui dit : « Oh, tout ce que tu dois faire c’est courir, être puissant, etc. » Si tu ne corresponds à cette image qu’il a dans la tête, tu ne réussiras pas dans le football. J’ai vu beaucoup de joueurs qui n’ont pas réussi dans le foot, parce qu’au lieu de voir le talent qu’ils avaient, les coachs voulaient seulement qu’ils soient des joueurs physiques. Alors qu’avec d’autres joueurs, ils vont dire : « On va travailler ta technique. Parce qu’on sait que tu peux développer ta technique. On va développer ton intelligence de jeu. » Et ça c’est dommage. Ce n’est pas aussi raciste qu’un « nigger », mais c’est la même logique. Ce sont des conversations qu’on commence à avoir, peut-être que c’est tard, mais mieux vaut tard que jamais.
En MLS, s’agenouiller pendant l’hymne national joué avant les matchs avait été interdit après que Colin Kaepernick et Megan Rapinoe l’ont fait en 2016. As-tu pensé faire ce même geste à l’époque ?Bien sûr ! Beaucoup de joueurs noirs ont vu ça, et se sont dit : « On ne veut pas le laisser seul. » Sur les réseaux sociaux, les critiques envers Colin Kaepernick étaient horribles. Moi, j’ai pensé faire la même chose, mais en même temps, j’avais peur pour ma vie, et pour mon boulot. Sur les réseaux, Kaepernick était menacé de mort, et puis il a perdu son boulot (devenu agent libre fin 2016, le quarterback ne trouvera pas de franchise où rebondir, N.D.L.R.). J’étais jeune, j’avais 19 ans, je n’avais encore rien fait en MLS, et je ne voulais pas créer une situation où je pouvais perdre mon boulot qui est ma passion. Rapinoe, elle, a été très forte avec sa décision de faire la même chose. Mais elle en a aussi payé le prix. Aujourd’hui, toutes les ligues ont l’air tolérantes, mais seulement parce que le pays réclame cette tolérance. En 2016, c’était une autre histoire, ils ne laissaient pas les joueurs s’exprimer, et c’est dommage parce qu’ils avaient une opportunité de se mettre du bon côté de l’histoire, et de montrer qu’ils comprenaient que les joueurs sont aussi des êtres humains avec des messages à partager. J’aurais aimé (il coupe), mais j’avais peur.
Après la mort de George Floyd, Don Garber a annoncé que les protestations silencieuses (dont s’agenouiller) seraient autorisées. Pour des raisons obscures, il vient aussi de déclarer que l’hymne américain ne serait pas joué avant les matchs, lors de la reprise (le 8 juillet) du championnat. Du coup, tu prépares quelque chose ?Pour l’hymne, je ne sais pas non plus. Pour moi, s’agenouiller perd un peu de la force que ce geste avait en 2016. En 2016, c’était nouveau, les gens ne voulaient pas accepter ça, et maintenant, partout dans le monde, on voit des gens s’agenouiller. La solidarité c’est important, mais maintenant, quand les gens voient ça, ils ne comprennent pas l’importance. C’est pourquoi ce geste a perdu de sa force. J’espère faire quelque chose d’un peu différent, quelque chose qui va marquer les gens. J’ai encore deux trois semaines pour m’organiser.
T’as déjà des idées ?J’y pense, oui. Il faut profiter de ce moment spécial. Comme l’un des premiers sports pros qui fera son retour, on aura beaucoup de gens pour nous regarder. Alors je vais faire passer un message, mes coéquipiers pensent pareil.
Ces derniers jours, tu as participé aux manifestations antiracistes qui ont eu lieu de part et d’autre du pays ?J’essaye d’y aller le plus possible. J’y suis allé une dizaine de fois, parce que je pense que c’est important, surtout dans une ville comme Portland, où il n’y a pas beaucoup de noirs. Les manifs sont organisées par la communauté noire, mais la plupart des manifestants sont blancs. C’est important pour moi d’être là. Ça fait longtemps qu’on parle de ces problèmes-là dans la société. Ce moment nous donne l’opportunité d’être avec des personnes qui veulent donner de la force au message, peu importe leur couleur de peau.
Quel est le message ?Defund the police. (Définancez la police.) Dans la société américaine, il y a beaucoup de services qui reçoivent de moins en moins d’argent de l’État. Le système éducatif, le système de santé, de santé mentale, les services sociaux dans des quartiers noirs. Ces services ne reçoivent pas assez d’argent. Et pendant ce temps-là, on continue d’augmenter le budget de la police. Avec cet argent, la police se fournit en armes de guerre. Pourquoi est-ce que la police a besoin de ces armes ? Pour contrôler la population qu’elle est supposée protéger ? Cette mentalité fait penser que c’est nous contre eux. C’est ça qu’on doit stopper. Je ne dis pas que tous les policiers sont mauvais. Mais le système leur permet de faire des choses qui sont inadmissibles. Et le système judiciaire ne sanctionne pas leurs comportements. C’est pour ça qu’on est dans la rue.
En tant que footballeur, ton corps est ton outil de travail. Tu n’as pas peur d’être pris dans des heurts en allant manifester comme tu le fais ?Au début, j’avais peur avec le coronavirus. J’avais ça à l’esprit, du coup je ne suis pas allé aux premières manifs. Mais je suis noir avant d’être un footballeur. Et même si être footballeur peut me protéger à certains instants, dès que je ne suis plus sur le terrain, c’est fini, il n’y a plus de protection. Bien sûr, si j’arrive à un niveau où je suis si célèbre que tout le monde me reconnaît, je serai un peu plus protégé dans certaines situations, mais pour moi ça ne change rien. Hors du terrain, on me voit comme noir avant de me voir comme footballeur.
Tu es aussi un produit du système américain à l’ancienne. Tu n’as pas connu de centre de formation, tu es allé au lycée puis dans une université, qui plus est prestigieuse : Duke. Tu penses que ça t’a aidé à développer une pensée critique sur les sujets que tu abordes ?Absolument. À l’université et au lycée, j’ai rencontré des professeurs qui ont changé ma manière de penser. Ils m’ont fait sortir de ma propre pensée, et essayer de comprendre l’histoire plutôt que d’analyser les situations instantanément. Au lycée, mon professeur d’histoire Mike Williams voulait qu’on pense de manière critique. Un article, un film, une photo, il faut l’analyser de manière globale. Qui est l’auteur ? À quelle époque ? L’histoire est écrite par les vainqueurs, donc beaucoup de ce que je lisais en grandissant était écrit par des blancs européens ou américains. En cherchant différentes perspectives, j’ai pu comprendre les sujets dans leur globalité. Quand on parle du système de police d’aujourd’hui, on ne peut pas le comprendre si on ne parle pas de l’histoire de la police aux États-Unis. C’était une force qui devait maintenir les noirs en place, pour maintenir l’esclavage. Aujourd’hui, la police est différente, mais l’histoire nous dit que c’est une force qui s’exerce encore contre les noirs. J’ai grandi dans un quartier assez blanc, à Duke pareil, je sais donc que les blancs font plein de choses illégales aux États-Unis. Drogues, vandalisme, ou quoi que ce soit d’autre, mais la police s’en soucie moins. « C’est juste des enfants, ils s’amusent, un peu de drogue ? C’est rien. » C’est un système qui choisit de punir un groupe, et qui choisit de laisser l’autre s’amuser.
À Duke, tu as aussi subi le racisme ?Énormément. Les agents de sécurité me demandaient souvent ce que je foutais là. Un jour, je rejoignais un ami dans sa chambre, j’ai été stoppé par la police de la fac : « Vous êtes qui ? Pourquoi est-ce que vous êtes là ? » Alors que j’habitais le bâtiment à côté.
Avec les sujets dont tu parles très ouvertement, tu n’as pas peur que les clubs se méfient de toi au moment de signer ton prochain contrat ? Je parle de sujets qui peuvent influer sur ma vie après ma carrière. Et en fait même pendant ma carrière. Je parle de sujets qui vont protéger les gens comme moi, ceux qui sont dans des endroits où ils n’ont pas l’opportunité d’être entendus. Si ça énerve une équipe, c’est que je ne suis pas fait pour jouer pour eux.
En 2018, tu connais un grand moment. Tu disputes la finale de la MLS Cup face à la plus belle équipe de l’histoire de la ligue. Dans un stade incroyable. Quel souvenir tu en gardes ?Un moment spécial. Le match ne s’est pas terminé comme on l’aurait voulu. (Atlanta remporte la partie 2-0.) Niveau individuel, ce n’était pas mon meilleur match. C’était peut-être ma dixième titularisation de la saison. Je n’avais pas beaucoup d’expérience, mais j’avais bien fini la saison, donc je pensais que je pouvais maintenir le rythme. Mais faut dire qu’Atlanta était meilleur que nous. Dans leur stade avec 75 000 personnes, c’était incroyable. Dernier match de Tata Martino. Dernier match de Miguel Almirón. C’était leur saison. Mais pour nous aussi, c’était une belle saison. C’était la première saison de Giovanni Savarese, notre coach. Au début de cette saison-là, je jouais avec la réserve. J’ai beaucoup grandi dans ces moments où je me demandais si j’allais réussir en tant que pro. J’ai surmonté ces défis, et je suis devenu international américain grâce à tout ça.
Quel souvenir tu gardes de la France ? De la période quand j’y vivais, pas grand-chose, j’étais un bébé. Mais je vais souvent visiter ma famille là-bas.
T’as eu l’occasion d’y jouer ? Plus jeune, j’avais fait un essai à Bordeaux, ça n’a pas marché. Mais non, je n’y ai jamais joué. En ce moment, je parle avec Larrys (Mabiala). Je ne connais pas trop les quartiers où ça joue, mais j’aimerais bien aller jouer. Il va me filer des contacts. Il me dit que les cinq contre cinq là-bas n’ont rien avoir avec ceux des USA.
Donald Trump a dit qu’il ne regarderait ni la NFL ni la MLS s’il voyait des joueurs s’agenouiller. Je m’en fous. Qu’il regarde ou pas, c’est son choix. Je pense qu’il a des choses beaucoup plus importantes à régler. Mais c’est un fait, il n’aime pas quand les noirs sont en position d’utiliser leur pouvoir.
Propos recueillis par Romuald Gadegbeku