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« La Belgique vit dans un monde de déception »
Après la nouvelle déroute des Diables rouges face à l’équipe de France (2-0) en Ligue des nations, le professeur en science politique à l’Université libre de Bruxelles et sociologue du sport Jean-Michel De Waele nous explique pourquoi la Belgique est engluée dans une mauvaise passe sportive, mais pas que.
Qu’avez-vous pensé de cette quatrième défaite de rang de la Belgique face à la France, et quels enseignements peut-on en tirer ?
D’abord, je suis persuadé que l’équipe de France est nettement supérieure à l’équipe belge, et plus le temps passe, plus la différence se fait sentir. À part dans la tête des francophones en Belgique, pour lesquels battre les Français a pris une importance particulière, il n’y a pas de honte à perdre contre les Bleus. Il faudra bien que les supporters des Diables rouges se fassent à l’idée que notre classement extraordinaire au classement FIFA (première et deuxième entre août 2018 et octobre 2022, NDLR) était un court moment de l’histoire et que nous n’allons pas faire partie des cinq, six meilleures nations de football en Europe. C’est la fin d’un cycle, nous avons eu une génération dorée, et maintenant, pour un petit pays comme la Belgique, on va avoir un cycle de moins bien, comme les Pays-Bas l’ont connu.
Il y a donc trop d’exigences de la part des supporters belges ?
On s’est habitués à surperformer grâce à cette génération dorée. Et on a un peu de difficulté à passer à autre chose. On peut être dans le subtop, mais pas dans le top top. Il faudra se faire à cette idée-là. Il ne faut pas oublier qu’à un moment, on ne se qualifiait même pas pour les tournois majeurs. Les résultats des dernières années, c’était un peu l’arbre qui cachait la forêt. Cette fédération est mal gérée depuis longtemps. Et si on a eu cette génération dorée, c’est parce qu’on a eu quelques jeunes qui sont allés jouer à l’étranger, qui y ont été très bien formés (De Bruyne, Hazard…), et ce n’est pas vraiment le résultat de la post-formation en Belgique. Les dirigeants ne sont pas à la hauteur, et on peut tout de même se poser des questions sur le nombre de présidents qui viennent, qui s’en vont, tous ces conflits dans le conseil d’administration, il n’y a pas de ligne directrice.
Jean-Michel De Waele, lui-même.
Pour Vincent Kompany, ancien capitaine des Diables rouges, voir de nombreux joueurs belges être performants dans les grands championnats étrangers est surtout une bonne nouvelle. Êtes-vous d’accord avec lui ? Je pense, oui. Le championnat belge est un championnat de transition. Si on va chercher des joueurs dans les pays scandinaves, en Amérique latine et qu’on les revend, c’est parce qu’on en a absolument besoin pour notre équilibre financier. Par exemple, si on a un bon joueur belge, qui a une très grande qualité, il doit s’en aller. Je pense que la formation des gamins est plutôt bonne, mais c’est la post-formation qui pose problème. Regardez les résultats aux Pays-Bas : ils sont bien meilleurs. C’est curieux parce que l’Ajax connaît une fois tous les 10 ans une saison extraordinaire, et des clubs comme le PSV ou le Feyenoord ne sont pas tellement au-dessus de clubs comme Bruges ou Genk. On ne parle pas de Manchester City ou de Dortmund, mais ils font beaucoup mieux que nos clubs. Le problème ici, c’est que tu n’as pas une histoire scientifique du football belge. Tu as des petits morceaux, tu as la belle histoire de l’Union saint-gilloise ou d’Anderlecht, qui est écrite par des journalistes, des amateurs, mais tu n’as pas des travaux scientifiques, pas de musée. Quand tu vois dans les programmes des partis politiques et dans les campagnes électorales, le sport continue à être totalement absent.
Comment expliquer cette différence avec les Néerlandais, alors que ce ne sont pas les points communs qui manquent ?
Quand tu regardes leur tableau des médailles des Jeux olympiques et paralympiques et le nôtre, tu comprends vite. C’est un pays très compétitif, très sportif, c’est dans leur culture. C’est un monde plus germanique. L’enseignement joue un rôle, comme en Allemagne, et il y a un souci d’exigence avec cette volonté d’être le meilleur qui est symptomatique des pays du Nord. Alors qu’en Belgique, il n’y a jamais personne qui va mourir pour ce pays. Moi, je n’ai jamais cru que la Belgique allait gagner une Coupe du monde parce que ça demande de la part des joueurs de mourir sur le terrain pour son pays ou pour son chéquier. Ce que les Bleus et les Argentins sont capables de faire, on devrait pouvoir le faire. Ici, on n’arrive même pas à chanter l’hymne national tous ensemble…
Le manque d’unité du pays, c’est le principal frein ?
L’identité nationale est faible, et le nationalisme belge n’existe pas. Du moins, s’il existe, c’est à travers les Diables rouges, et seulement à travers eux… Bon, comme motif de fierté, il y a aussi le cyclisme (Evenepoel a glané la médaille d’or de la course en ligne aux Jeux olympiques 2024, NDLR), le hockey sur gazon (même si c’est encore une niche) Jacques Brel, Stromae et quelques Belges à l’étranger, mais sinon, notre vraie identité, c’est l’autodérision, l’humour, la gouaille. On aime bien vivre et bien manger, on est contents comme ça. On n’a pas beaucoup d’ambition, et notre pays a toujours eu un problème avec cette question d’identité nationale. Qui plus est pour des joueurs qui parfois ont quitté le pays quand ils avaient 16 ans, 17 ans. Leur rapport au pays est moins fort. Le point positif, c’est que grâce à ça, on ne se prend pas trop au sérieux, on ne rêve pas d’une Belgique passée et c’est une très bonne chose.
Plus généralement, n’y a-t-il pas un complexe dont ce pays n’arrive pas à dénouer ?
Bien sûr, il y a un immense complexe d’infériorité. Historiquement, la Belgique n’est pas née d’une longue lutte, où des héros auraient lutté pour notre indépendance. Les francophones sont complexés vis-à-vis des Français, on parle moins bien, moins vite, c’est moins brillant. Les Français se moquent de nous en permanence. Nous, on est un peu les amoureux transis, on voit la belle Marianne, la Révolution française, Rousseau, les beaux débats politiques, la gauche, la droite. Pendant longtemps, les blagues de Coluche ont laissé des traces profondes pour les francophones qui étaient considérés comme des petits gueux, des petits paysans. Et du côté flamand, c’est la même chose, vis-à-vis des Pays-Bas. Les Diables rouges nous ont permis de voir que l’on pouvait s’unir et gagner. Tous les peuples ont besoin de fierté. Mais cet énorme complexe reste omniprésent, et on le voit aussi sur le choix de nos sélectionneurs. (L’Espagnol Roberto Martínez a été remplacé par l’Italo-Allemand Domenico Tedesco après le Mondial 2022, NDLR.) C’est le meilleur exemple qu’on ne se fait plus confiance : il faut absolument avoir un entraîneur étranger parce qu’ils savent mieux faire que les entraîneurs belges. C’est révélateur aussi.
Est-ce que vous avez encore des motifs d’espoir pour les Diables rouges et la Belgique plus globalement ?
En ce moment, dans le Plat Pays, je pense qu’on vit dans un monde de déception. On est déçus. La situation politique ne bouge pas, le pays ne se réforme pas, on a cessé un peu d’espérer, je pense qu’on a moins d’espoir dans les Diables rouges aussi. C’est toujours un pays où il a été difficile de rêver. On ne s’est jamais représenté comme étant les meilleurs en quoi que ce soit, et ça ne nous a jamais beaucoup intéressés. Sauf au moment où on était en demi-finales de la Coupe du monde 2018 contre la France et où là, on s’est dit qu’on pouvait atteindre la finale et que c’était génial. À part ça, on est dans une phase dépressive, un peu triste, mais en ne vivant pas si mal que ça. Pour la sélection, c’est un cycle, il faudra attendre avant que quelque chose ne se reconstruise. Il faut que la fédération fasse des changements importants dans le management de la fédération – on le voit avec l’affaire Thibaut Courtois, qui est pourtant l’un des meilleurs gardiens au monde – et de l’union belge au football. Je pense qu’il faut beaucoup plus de transparence pour avancer.
Propos recueillis par Thomas Morlec