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Jean-Marc Guillou : « On va révolutionner le football en Côte d’Ivoire »
Le technicien français (73 ans), spécialiste de la formation, nous présente son projet C-Jeune qu’il va mettre en place en Côte d’Ivoire avec l’aide de la Fédération sur les quinze prochaines années. Une grande première, officialisée la semaine dernière après deux ans de préparation et qui suscite beaucoup d'espoirs.
Jean-Marc, après votre départ houleux de l’ASEC Mimosas il y a plus de dix-sept ans, vous voici de retour en Côte d’Ivoire avec un nouveau projet : C-Jeunes… Vous n’êtes donc plus interdit de territoire ?Plus maintenant. En Belgique, j’ai été condamné à cinq ans de prison au pénal si j’y remettais les pieds. Mais Sidy Diallo, le président de la Fédération ivoirienne, m’a personnellement demandé de revenir pour relancer la formation et m’a garanti qu’il ne m’arriverait rien. C’est un défi qui les dépassait et me dépassera peut-être un jour aussi d’ailleurs. En tout cas, je l’espère, car cela signifiera qu’il aura fonctionné. C’est un projet qui me tient à cœur, puisqu’il s’agit ni plus ni moins que d’organiser et de structurer la formation à l’échelle de tout un pays.
De quoi s’agit-il exactement ?De révolutionner le football en Côte d’Ivoire, tout simplement. Au départ, ils voulaient que je recrée une académie, sur la base de ce que j’ai pris l’habitude de faire un peu partout dans le monde avec mon entreprise JMG. Cela ne m’aurait pas déplu, il y a même des Ivoiriens qui sont inscrits dans le centre de formation que j’ai ouvert au Mali. Mais finalement, on va faire quelque chose de plus ambitieux : créer un championnat pour les jeunes dans tout le pays. On va y aller progressivement, en commençant par la région d’Abidjan. Dès l’âge de huit ans, filles et garçons joueront ensemble dans les deux premières catégories, puis ils seront ensuite répartis dans un championnat féminin et un autre masculin.
Cette structure viendra combler un manque évident pour les plus jeunes en matière de formation Oui, c’est l’idée. Dans le cas des filles, il n’existe tout simplement pas de championnat féminin à l’heure actuelle. Et pour les garçons, il n’y a pas de championnat de jeunes. Ici, la compétition commence en U16. Mais c’est une hypocrisie, car on sait tous que les participants n’ont pas leur vrai âge.
Vous avez un plan pour éviter cette fameuse fraude à la date de naissance, qui est la plus grande plaie du football africain ?Oui, on inscrira les joueurs dans les registres non plus sur la base de leur âge revendiqué, mais par catégorie de poids. La plus petite concerne les moins de 30 kilos : les gamins joueront des matchs de quatre contre quatre, avec des petits buts, sans gardien et sur un terrain adapté. Puis, on passera à cinq contre cinq, sept contre sept, jusqu’à onze contre onze, avec un terrain de taille toujours proportionnelle aux différentes catégories, qui seront fractionnées par tranches de cinq kilos.
C’est ingénieux, mais est-ce vraiment infaillible ? Certains enfants peuvent avoir un développement morphologique différent.En plus de ça, on va faire comme à la FFF, et mettre en place des cartes d’adhésion virtuelles. De fait, au moment de l’inscription, chaque joueur va enregistrer ses empreintes digitales dans un petit boîtier. Avec ça, fini la triche : on aura une seule date de naissance par personne qui ne pourra plus être modifiée par la suite. Forcément, ça coûte très cher, mais c’est le prix à payer si l’on veut que les choses changent et que la pratique du football s’assainisse.
Y a-t-il actuellement assez de clubs pour animer ce championnat géant que vous voulez créer ?Paradoxalement, quand je suis arrivé, on m’a dit qu’il y en avait trop et que ça allait être le bordel, étant donné que beaucoup ne sont pas agréés ou se résument à de petites académies sans moyens ni compétences. Mais j’ai répondu aux officiels que c’était bien qu’ils aient trop de clubs, j’ai même ajouté qu’ils n’en avaient limite pas assez ! Parce qu’avoir beaucoup de clubs, c’est essentiel pour faire du football de masse.
Et ce serait quoi le chiffre idéal ?Mon but, c’est d’avoir 10 000 clubs sur tout le territoire de la Côte d’Ivoire d’ici une dizaine d’années. Si chacun d’entre eux a une équipe par catégorie, on arrivera pas loin du million de joueurs. Ces compétitions créeront un immense réservoir de talents qui pourront par la suite être orientés efficacement vers des centres de formation structurés et adaptés.
Un million de licenciés, cela paraît énorme pour un pays de 25 millions d’habitants.Oui, mais c’est tout à fait possible. Et c’est même petit quand on y pense bien. Prenez l’exemple de l’Autriche : il y a 400 000 licenciés pour un peu plus de huit millions d’habitants. Et en Autriche, on fait aussi du ski, du hockey sur glace, du volley, du basket, du handball… Ici, il y a tout ça, mais pas le hockey, ni le ski évidemment.
Tout cela a un prix, forcément. Outre le sponsoring, on a mis en place une adhésion à 30 000 francs CFA (45 euros, N.D.L.R.) par adhérent pour financer le projet. C’est cher, on le sait, mais les avantages sont nombreux. Et surtout, je propose une compétition associée à un cadre juridique qui va aider tout le monde, en particulier les petits clubs qui toucheront enfin les indemnités de formation qui leur sont dues.
Vous pouvez nous en dire plus ?On va mettre en place un cadre juridique strict afin d’en finir avec les clubs étrangers qui volent les joueurs une fois leur formation achevée. C’est un problème essentiel en Afrique, où les investissements ne sont pas protégés. Pour cela, il faut que les clubs qui participent à C-Jeunes deviennent des pôles d’excellence qui ont le devoir de signer des contrats avec leurs joueurs et que ces derniers obtiennent un droit de négocier le contrat (DNC). Le joueur demeure la propriété de la structure tant que le DNC ne lui a pas été payé. Cela permet d’éviter qu’il ne s’évanouisse dans la nature à la fin de sa formation.
Il existe tout de même actuellement le fameux mécanisme de solidarité, qui rapporte entre 5% et 10% selon les années de formation.Oui, mais il ne concerne que les transferts internationaux. Ce n’est pas suffisant ! On peut donc imaginer rétribuer la formation différemment. Par exemple, sous la forme d’une taxe sur le salaire des joueurs qui irait dans la poche des clubs formateurs. Cela permettrait aux centres de formation qui ont placé beaucoup de joueurs dans des bons clubs et qui travaillent bien de toucher plus d’argent chaque année. Par exemple, si on fixait cette taxe à 5% – cela ne pèse pas beaucoup sur les salaires de Neymar ou Mbappé – mais pour leurs clubs formateurs, ce serait énorme. Actuellement, seuls les agents touchent une taxe sur les salaires de leurs joueurs. Ce n’est pas normal. Mais bon, ce n’est pas encore rentré dans la tête des cerveaux de la FIFA.
L’envergure de ce projet semble un peu à l’opposé de vos premières académies, où vous meniez un travail d’artisan. Comment vous y retrouvez-vous dans ce changement de dimension ? J’ai toujours été un organisateur. Petit, déjà, je montais des équipes de football avec des capsules de bière en guise de joueurs, des bouchons de champagne à la place des gardiens et j’organisais des petits championnats. Et déjà, il y avait des capsules qui étaient meilleures que d’autres ! Surtout celles avec du verre cassé à l’intérieur, qui étaient clairement au-dessus du lot. (Rires.)
Vous avez toujours eu des idées originales pour faire avancer les choses, mais elles ont rarement été entendues par les instances internationales. Vous devez être content qu’une Fédération vous donne enfin l’opportunité de mettre vos théories en pratique.Mais oui ! C’est pour moi une fierté. Et je vais même défendre le projet auprès de la FIFA à l’avenir afin de le généraliser. J’espère seulement que la Fédération ivoirienne passera outre, si on lui fait remarquer qu’il n’est pas conforme aux règlements. Le DNC, c’est la seule façon pour le football d’Afrique noire de gagner de l’argent. Actuellement, son problème ce n’est pas le manque de talent, mais le manque de compétences au niveau de la formation, surtout avec cette tricherie culturelle liée à l’âge qui casse pas mal de joueurs et qui fait que l’Afrique perd de nombreux talents.
Un autre problème qui risque de se poser, c’est celui des infrastructures. Sont-elles suffisantes à l’heure actuelle pour accueillir un tel projet ?Non, et c’est bien là notre principale difficulté. On manque d’espace. Pour les matchs de quatre contre quatre, ça va encore puisqu’on peut fractionner un terrain en douze et faire tourner tout au long de la journée. Mais les choses se compliquent dès que l’on passe aux sept contre sept ou aux huit contre huit ! Rien que pour la région d’Abidjan, il faudrait construire au moins vingt terrains supplémentaires. Les pelouses, elles aussi, laissent à désirer. Même les synthétiques. Quand il fait trop chaud l’après-midi, on ne peut pas jouer pieds nus.
La méthode Guillou n’a donc pas changé ? Les enfants jouent toujours pieds nus ?Oui, c’est toujours le cas jusqu’en huit contre huit. Pourquoi ? Parce que le jeu va plus vite et que dans ces catégories-là, la vitesse, c’est primordial. Chez moi, quand les gamins commencent à mettre des chaussures, ils maîtrisent déjà la vitesse d’exécution. Cela leur donne seulement plus de force. Les godasses, c’est un handicap terrible pour les jeunes joueurs. Les chaussettes et les protège-tibias, pareil ! Quand tu mets les gamins pieds nus, il n’y a jamais de coups ni de blessures. Parce que tu ne vas pas en avoir un qui met la semelle sur un genou avec ses crampons à la con.
D’accord, mais quand ils vont débarquer en Europe l’hiver, ça risque d’être un peu difficile pour eux.Eh bien, ils n’ont qu’à mettre des chaussettes. De toute façon, avec le réchauffement climatique, ce sera de moins en moins un problème. (Rires.)
À terme, vous voyez vraiment une équipe africaine terminer dans le dernier carré de la Coupe du monde d’ici 2030, comme vous l’avez déclaré un jour ? Je crois même qu’une équipe africaine pourrait terminer championne du monde. Si en Côte d’Ivoire, le projet prend bien, le sélectionneur n’aura que l’embarras du choix pour composer un groupe compétitif. Et si ce n’est pas pour terminer champion du monde, que ce soit au moins pour faire comme la Croatie. Quand un pays de cinq millions d’habitants termine en finale d’un Mondial, c’est que c’est possible ailleurs. Avec ce projet, je peux vous assurer que dans les quinze années à venir, la Côte d’Ivoire pourra figurer dans la short list mondiale des meilleures nations de football.
Propos recueillis par Julien Duez et Christophe Gleizes, à Abidjan
Photos : JMG et Iconsport