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« Istanbul United » : le fantasme d’une alliance des ultras turcs
L'alliance formée par des ultras de Galatasaray, Fenerbahçe et Beşiktaş contre le premier ministre turc va-t-elle ramener la paix dans le football turc ? Il est permis d'en douter...
Samedi 8 juin, peu après 19h. La place Taksim, symbole de la contestation du pouvoir du premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, est pleine à craquer. Des dizaines de milliers de supporters ultras des trois grands clubs d’Istanbul, Galatasaray, Beşiktaş et Fenerbahçe, viennent d’arriver. Ces derniers ont traversé le Bosphore en ferry-boat pour débarquer à quelques pas du stade Inönü de Beşiktaş. Une manœuvre synonyme, en temps normal, d’invasion. Au lieu de les refouler, les membres de Carsi, le principal groupe ultra de Beşiktaş, applaudissent les ultras de Fenerbahçe, qui crient en retour qu’ils sacrifieraient leur vie pour Carsi. Une alliance entre des supporters connus pour leur loyauté indéfectible au club vient se former. Non loin de la place, un drapeau rouge, jaune et noir est accroché. « Istanbul United » , peut-on lire au centre. « C’est un geste extraordinaire, s’enthousiasme Erden Kosova, co-fondateur de Vamos Bien, un groupe ultra de Fenerbahçe marqué à gauche. Ça va peut-être ramener la paix dans le football turc. »
Alors que la place Taksim s’enflamme aux cris de « qui ne saute pas est pour Tayyip » , les observateurs s’interrogent sur l’impact de cet évènement symbolique. Sur le foot, d’abord : Erdoğan a-t-il réussi, malgré lui, à unir les ennemis mortels – un supporter de Fenerbahçe a été tué par un supporter de Galatasaray le mois dernier – du football turc ? Sur le mouvement de contestation, ensuite : et si ces dizaines de milliers d’ultras, réputés pour leur violence et leur apolitisme, venaient de faire basculer le rapport de force en faveur de la contestation pacifique pour plus de démocratie ? Le paradoxe est posé.
Les soldats de la contestation
Comme le souligne le journaliste Fehim Tastekin dans un article publié par Al Monitor « les ultras ont, en première ligne, joué un vrai rôle crucial (…) en Égypte en 2011. L’arrivée des supporters d’Al Ahli et de Zamalek a été un élément déterminant dans le soulèvement contre Hosni Moubarak. Quand les sbires de Moubarak ont lancé leur assaut à dos de chameau sur la place Tahrir le 2 février 2011, ce sont les Ultras Ahlawy qui ont protégé les manifestants. » L’apport de ces groupes de supporters en termes d’expérience de lutte contre la police antiémeute est immense. Ils expliquent aux manifestants, pour qui c’est souvent la première fois, comment réagir face au gaz lacrymogène. Ils construisent des barricades. Repoussent les assauts de la police. Apportent de nouveaux slogans, comme le célèbre « Policier, retire ton casque, laisse ta matraque, voyons voir qui est un homme » .
Dans ces domaines, Carsi joue un rôle essentiel. Ses membres sont même devenus des héros aux yeux de beaucoup. « Carsi est l’un des grands vainqueurs de la partie, estime Dağhan Irak, chroniqueur sportif et chercheur en sociologie du sport. Ils ont gagné de nombreux fans. La plupart des gens qui ne s’intéressaient pas au foot aiment Carsi maintenant. Même les supporters d’autres clubs les aiment. Ils sont très créatifs, surprenants et drôles. Ils ont affronté la police dans des combats épiques. Il y a une légende de Carsi maintenant. » Celle-ci est soigneusement entretenue par des mises en scène et des épisodes qui n’ont rien à envier à Homère ou à Grégoire de Tours. Plusieurs vidéos spectaculaires circulent, alimentant leur popularité. L’une d’elles montre des membres du groupe se lancer à la poursuite d’un TOMA, ce véhicule blindé équipé d’un canon à eau, avec une pelleteuse rebaptisée POMA. Ci-dessous, d’autres membres improvisent un hymne au gaz poivre au milieu d’un nuage du produit en question.
Réaction de dignité
Pourquoi ces supporters de foot, largement catalogués comme apolitiques, voudraient-ils rejoindre un mouvement de contestation du gouvernement en place ? Les raisons sont à la fois conjoncturelles et profondes. Les supporters de Fenerbahçe, par exemple, sont encore très marqués par la crise des matchs truqués présumés qui a éclaté le 3 juillet 2011 qu’ils perçoivent largement comme un complot.
Accusés de « tentative de trucage » , le président du club, Aziz Yıldırım, et d’autres administrateurs du club ont été lourdement condamnés en première instance. Le club, ainsi que Beşiktaş (dans une moindre mesure), attend la sanction de l’UEFA prochainement.
Si Carsi est autant en pointe dans le mouvement, c’est parce que son « territoire » , le quartier de Beşiktaş, est directement touché par la crise. Dağhan Irak, qui a grandi là, explique : « Beşiktaş est un quartier ancien avec une culture, des valeurs propres. Par tradition, les jeunes hommes se considèrent comme les protecteurs des faibles dans le quartier. Carsi a embrassé cette tradition. Si on envoie des bombes lacrymogènes dans leur quartier, ils doivent réagir. De plus, le quartier a subi plusieurs changements ces dernières années. Une large portion du front de mer a été vendue pour la construction d’un hôtel de luxe. C’est là que se trouvait l’arrêt de bus. À côté, il y a le bureau du premier ministre, dans le palais de Dolmabahçe. Avant, il y avait là un salon de thé très populaire. Les habitants du quartier se sont sentis dépossédés. »
Mais au-delà des raisons conjoncturelles propres à chaque groupe de supporters, on peut analyser le phénomène en profondeur. « On a toujours pensé, en Turquie, qu’un fan de foot faisait passer le foot avant toute autre chose, note Dağhan Irak. L’affiliation à un club est constitutive de l’identité. Or, depuis deux semaines, on voit qu’il existe une chose qui est plus importante à leurs yeux : leur mode de vie. Les supporters aiment vivre avec l’idée qu’ils sont indépendants. Ils peuvent accepter quelques restrictions, mais pas trop, et c’est une réaction de fierté, de dignité. Dans ce cas, c’est la restriction de la vente d’alcool qui ne passe pas : on touche à un rituel. » D’autres facteurs comme le coût élevé de l’abonnement à la chaîne diffusant les matchs (parmi les plus élevés d’Europe) et l’interdiction de la manifestation du 1er mai, à laquelle participent traditionnellement des groupes comme Carsi, ont aussi joué.
Pas si apolitiques que ça
De façon plus surprenante, le soutien massif des ultras a eu pour effet de renforcer la légitimité de la contestation aux yeux de certains. « Les supporters de foot sont largement perçus comme apolitiques, explique Erden Kosova. Nous-mêmes, à Vamos Bien, qui s’est d’abord créé comme un groupe de gauche, nous privilégions plutôt des valeurs comme la droiture, l’honneur, le travail et la fidélité. » Conséquence : les accusations de manipulation massive des manifestants par des partis politiques lancées par le gouvernement sont affaiblies.
Cependant, de nombreux observateurs de cet univers s’accordent sur un point : les ultras sont tout sauf apolitiques. Carsi, par exemple, ne rate pas une occasion de se montrer lors des manifestations (son slogan le plus connu est « Carsi est contre tout » ). Le groupe est même en première ligne dans certains combats, comme celui contre le nucléaire. Des banderoles avec des messages en ce sens sont régulièrement déployées pendant les matchs. « L’idée selon laquelle les groupes de supporters sont apolitiques est très répandue mais fausse, soutient Emir Güney, qui dirige le département des études sur le sport à l’Université Kadir Has d’Istanbul. La plupart des équipes sont apolitiques depuis les années 50, l’État ayant forcé les petites équipes, souvent politisées, à fusionner pour avoir une grosse équipe par ville. Mais les groupes de supporters ne sont pas apolitiques et leur répartition politique est assez représentative du reste de la société. » En clair, la plupart des groupes de supporters ne sont ni apolitiques, ni politiques de façon homogène.
Au sein même de Carsi, il existe des divisions. Si les sensibilités de gauche (terme qui, en Turquie, désigne tout ce qui se trouve entre les kémalistes et les communistes, ndlr), voire anarchistes (d’où le « A » anarchiste dans leur logo), sont fortes, il existe également une frange plus conservatrice et nationaliste. Des drapeaux turcs géants sont parfois déployés pendant les matchs et des slogans tels que « les martyrs (terme qui désigne en général les soldats tués par des militants du PKK, ndlr) sont immortels, la nation est indivisible » sont scandés.
En revanche, des groupes plus politiquement homogènes , donc susceptibles de s’engager en bloc, sont apparus récemment. « Depuis une quinzaine d’années, on remarque une phénomène de multiplication des groupes ultras ancrés à gauche, même s’ils sont souvent petits. Parallèlement, de plus en plus d’individus avec une culture de gauche se rendent dans les stades en raison de la popularité croissante du football, alors qu’avant c’était considéré comme dégradant, car réservé aux masses » , relève Tanil Bora, écrivain et chroniqueur respecté en Turquie.
Pas d’unité
Personne ne croit vraiment que l’unité entre les ultras des trois grands clubs turcs tiendra longtemps. Un premier signe est que les principaux groupes d’ultras de Fenerbahçe, les GFB (Genç Fenerbahçeliler, « les jeunes supporters de Fenerbahçe » ), et de Galatasaray, UltrAslan, se sont récemment désolidarisés du mouvement au motif que celui-ci « devenait politique » . De nombreux supporters ont continué à manifester à titre personnel après cette décision. Ce souci de neutralité politique reflète plutôt le manque d’indépendance des clubs et des groupes ultras. Le cas de Galatasaray, seul des trois clubs à ne pas compter de groupe de supporters soutenant ouvertement la contestation (mais de nombreux supporters le font à titre personnel), est exemplaire.
Le club est habitué à être indépendant du pouvoir politique, car il a toujours pu compter sur le Lycée francophone (mais pas français, créé au XVe siècle) de Galatasaray, une organisation très puissante en Turquie. « Cependant, explique Dağhan Irak, le club subit une plus grosse pression politique depuis la construction de son nouveau stade, la Türk Telekom Arena, en 2011. » N’ayant pas les moyens de le financer, il a accepté que l’État le fasse, à travers la TOKI, l’organisme chargé de l’habitat et du développement. Le président de la TOKI, qui est aujourd’hui ministre dans l’actuel gouvernement, et Recep Tayyip Erdoğan ont été invités à la cérémonie d’ouverture. Dans son discours, le premier a déclaré que sans le gouvernement, ce stade n’aurait jamais été construit et a exigé de la gratitude. Les supporters l’ont hué, et Erdoğan a dû quitter le stade précipitamment. « Il y a eu une grosse pression politique sur le club de Galatasaray après cet incident » , poursuit Dağhan Irak. « Or, les associations de supporters doivent faire très attention à leurs relations avec le comité de direction du club, car celui-ci peut vraiment leur pourrir la vie. Les goodies UltrAslan sont vendus dans des boutiques officielles. Il y a donc des intérêts économiques. Elles ne voudraient pas non plus être étiquetées comme antigouvernementales car un membre de la majorité pourrait un jour présider le club. » Et les petits groupes sont, la plupart du temps, soumis à la volonté des gros poissons. C’est le cas de Tek Yumruk, un groupe ultra de gauche à Galatasaray.
Les rivalités reviendront
Au fond, les évènements récents ont-ils changé quelque chose au football turc ? « Ces deux semaines ont marqué la mort de l’ancien ordre, veut croire Dağhan Irak. En Turquie, les supporters n’ont jamais eu voix au chapitre. Leur unique fonction est de payer : les droits télévisés, les abonnements et les produits dérivés. L’idée d’Istanbul United est excellente si elle se concrétise. Elle pourrait devenir une association de supporters à l’échelle nationale afin de permettre à ces derniers de défendre leurs droits face aux administrateurs des clubs et le gouvernement. Mais c’est un gros défi. »
Quant à la violence qui caractérise le football turc, les observateurs pensent qu’elle ne va pas tirer sa révérence à Taksim. « Quand la saison reprendra, les rivalités vont revenir au premier plan, estime Tanil Bora. Au mieux peut-on espérer une sorte d’harmonie, à défaut d’unité, dans la résistance contre la constante criminalisation des supporters par le pouvoir politique et les médias. Je suis assez pessimiste, mais on peut toujours l’espérer. »
Assis dans le parc de Gezi, Erden Kosova, de Vamos Bien, soupire : « La tension s’est accumulée pendant des années. Ici, chaque décision est débattue sans fin. Il existe de nombreux programmes les samedis et dimanches soirs qui, parfois pendant 5h, débattent de la performance des joueurs et analysent les décisions de l’arbitre. Ça crée beaucoup de nervosité. Et à cause des évènements survenus il y a deux ans, des gens se sont brouillés. Moi-même, j’ai arrêté de parler à des amis qui supportaient Galatasaray. » Il marque une pause avant d’ajouter, facétieux : « Bon, je n’ai probablement jamais eu de bon ami qui supporte ce club. »
Par Gokan Gunes, à Istanbul