- DÉCÈS DE MICHAEL ROBINSON
Interview Michael Robinson et Darren Tulett
Ancien joueur de Liverpool, Manchester City ou Osasuna, ex-international irlandais et brillamment reconverti consultant pour Canal + en Espagne, Michael Robinson est décédé à 61 ans des suites d'un cancer. En 2006, SO FOOT avait organisé une rencontre entre lui et Darren Tulett, pour une discussion entre spécialistes du football expatriés pour échanger sur les particularismes nationaux et différences culturelles qui régissent le petit écran.
Tous les deux, vous êtes très populaires, en France comme en Espagne. Comment s’est passée l’arrivée dans vos pays d’adoption ?Michael Robinson : Il faut se rappeler que quand je suis arrivé ici, en 1987, le corps de Franco était encore chaud, pour ainsi dire. Pour la génération de mon père, l’Espagne n’était qu’un petit pays à l’ombre des Pyrénées, dirigé par un dictateur. C’était vraiment une toute jeune démocratie, donc les Espagnols étaient contents qu’un Anglais les respecte et choisisse de s’y installer. Ça a dû être très différent pour Darren, et plus difficile, car la France, c’est « la République de France » [en français], c’est un modèle, une nation cultivée, et je vois mal les Français dire : « Dieu merci, un Anglais vient chez nous. »
Darren Tulett : Ce n’est pas le genre, en effet ! En fait, je suis arrivé avec toute ma différence en tant qu’étranger. Pourquoi certains clubs de foot font tellement confiance aux étrangers pour construire leur équipe ? Parce que ces gens-là vont apporter leur vision du jeu, leur façon de s’entraîner, leurs particularismes, et une certaine ouverture. Je suppose que c’est pour ça que je suis bien accepté en France. Parce que je ne fais pas exactement ce que le gars d’à côté ferait.
Michael, en Espagne, ton show a été une révolution, pourquoi à ton avis?MR : Personnellement, je crois en la TV dans la TV. Je m’explique : l’écran doit travailler avec un maximum d’images. Il y a de très bons journalistes de radio, mais quand ils arrivent à la télé, ils ne font que parler et oublient qu’en télé, le journalisme consiste à travailler le côté visuel. C’est pour cela que je déteste Telecinco, la télé la plus regardée en Espagne, une chaîne qui fait de la radio au lieu de la télé : des pseudo- journalistes passent leur temps à se crier dessus en refaisant le monde. Je suis passé par Eurosport à l’époque où c’était tout en anglais : quand tu as une chaîne paneuropéenne dans une seule langue, tu réalises à quel point les images sont importantes. En sport, si tu ne comprends pas la langue, tu peux quand même admirer un beau but. Outre ce principe de base, comme notre émission était le lundi soir, les gens connaissaient les résultats, les penaltys… Du coup, on avait décidé que nos caméras devaient regarder autre chose. Tournons le dos au terrain ! Que découvre-t-on ? Que les quatre-vingt-dix minutes d’une partie de football sont simplement une excuse pour pouvoir parler de foot le reste de la semaine. Le public devient le protagoniste, il fait partie du spectacle. On est devenus super connus pour notre rubrique qui s’appelle « Lo que el ojo no ve »[« Ce que l’œil ne voit pas », N.D.L.R.]. La caméra suit la même personne du public ou un joueur, pendant toute la partie. Par exemple un joueur fait ça [à ce moment, Robinson se lève et se saisit ostensiblement de ses parties génitales]… « Ce que l’œil ne voit pas », c’est ça… Après, les Anglais nous ont copiés, mais c’est nous qui avons inventé ça il y a quinze ans.
DT : C’est vraiment quelque chose qui n’existe pas dans le foot français, il n’y a aucune irrévérence, c’est dommage. La tendance c’est : « On a toujours fait ça comme ça, donc gardons-le intact. »
MR : Ce type de réaction, c’est ce qui me fait le plus chier. C’est pour ça que pour moi, c’était idéal de travailler chez Canal, car le but n’était pas de faire de l’audience, mais vendre des décodeurs. Ils m’ont juste donné une feuille de papier blanc et m’ont dit : « Fais ce que tu veux. »
DT : Qu’on me dise la même chose, ça serait trop cool ! En France, Canal a une bonne réputation pour le football parce qu’elle en met plus, avec plus d’experts. Cette réputation est justifiée, mais à mon avis, avec tout l’argent que Canal met dans le foot en France, on pourrait sans doute l’exploiter plus à fond. Il reste plein de choses à faire, d’idées à explorer.MR : Maintenant, c’est Big Brother partout en Europe, c’est de la merde, les TV se prostituent et ne font plus rien artisanalement. Il y a quinze ans, on mettait du porno sur Canal, mais Big Brother maintenant, ça fait vraiment passer le porno d’alors pour un documentaire de National Geographic.
En Angleterre, les gens sont conscients que vous êtes célèbres à l’étranger ?DT : En Angleterre, si tu veux savoir ce qui s’est passé dans les ligues européennes, tu as à peine deux lignes dans les journaux nationaux comme le Times ou le Telegraph. Concernant l’Espagne, seule l’arrivée de Beckham a suscité un peu l’intérêt de la part des médias anglais. Donc, tu imagines : s’ils ne s’intéressent pas aux clubs européens, combien ils peuvent s’en cogner de la carrière des journalistes !
MR : De mon côté, j’ai un peu emmerdé la BBC avec certaines déclarations. Le football en Angleterre a été kidnappé par les ex- footballeurs, dont deux anciens coéquipiers de Liverpool [Alan Hansen et Mark Lawrenson, N.D.L.R.]. Je ne dis pas qu’ils sont bons ou mauvais. En revanche, je ne comprends pas le concept d’exclure les journalistes. C’est intéressant d’avoir l’opinion d’un ancien pro, mais à ce point, cela signifie aussi exclure le public. Dès qu’il y a un but, pour Alan Hansen, c’est une erreur défensive. À ce moment, il faudrait un journaliste qui lui dise : « Mais c’était aussi un joli but, non ? », et le faire bosser un peu sur son explication. Sans l’apport du journaliste, le public n’est pas représenté. Les Anglais pensent toujours avoir raison, et ne sont absolument pas progressistes.
DT : Un Anglais, de fait, aura toujours des problèmes pour recevoir des conseils d’autres gens. Ce qui m’a beaucoup choqué, en France, c’est vraiment l’omniprésence des anciens footballeurs à la TV. Tous les commentateurs sont systématiquement accompagnés par un ancien joueur, que ce dernier ait des capacités pour analyser le jeu ou pas. En plus, le journaliste n’est jamais autorisé à exprimer son point de vue. Le ton est très, trop sérieux. Tout le monde a un respect quasi religieux pour les joueurs. Quand tu regardes un match de merde où il ne se passe rien, aucun commentateur ne va le critiquer. Or il faut avoir le courage de dire ce que les gens pensent chez eux.MR : C’est pourtant, au contraire, quand le jeu est vraiment laid que l’on devrait le plus travailler, sinon, il parle de lui-même. Il ne faut surtout pas prendre les gens pour des idiots, car toi comme moi avons un grand privilège : nous envahissons les salons des gens et leur parlons. Et il faut toujours s’assurer de renouveler le droit d’être invité à nouveau dans leur salon.
Michael, pour quelles raisons as-tu quitté le programme Maracanã (émission phare sur le football, diffusée sur la 4 – chaîne appartenant à Canal+ – et qui devait remplacer El Dia despues) après la première émission ?
MR : Justement, c’était juste de la parlote sans intérêt, et je trouve qu’on se foutait de la gueule du monde. Tu sais que Canal+ ne m’a pas autorisé à recueillir une récompense aux sept d’or espagnols de peur que je dise que la nouvelle émission était nulle !DR : Tu t’es barré après la première?MR : Ouais, t’imagines, la figure des guignols, l’emblème de Canal+ se barre d’un nouveau programme, sur une nouvelle chaîne ! Mais bon, ensuite, le boss de Canal m’a expliqué qu’il comprenait mes raisons et m’a dit : « Continue à présenter la Ligue des champions et la Liga, et si tu veux faire un programme sur Canal ou la 4, fais ce que tu veux. »
En tant qu’étranger, ça a été difficile de répondre rapidement au rôle que l’on vous demandait de tenir en tant que journaliste ?MR : En Espagne, quand tu parles de journalisme, c’est vraiment spécial. Ici, le journaliste est TOUT [insiste et tape sur la table]. Il est tout, il sait tout. Je vais te raconter une anecdote : quand j’ai rencontré pour la première fois Vanderlei Luxemburgo, l’ex-coach du Real Madrid, je lui ai demandé quelle était sa tactique à un moment où Madrid ne jouait pas très bien. Sur un papier, il m’a fait un schéma et m’a expliqué comment fonctionnait son « Carré magique ». Une semaine plus tard, je le croise dans un restaurant et je m’assois avec lui. Je lui dis : « Vanderlei, c’est vraiment dommage car tu ne réalises pas qui compte dans le football en Espagne. »Il me répond : « Les joueurs ? » Non, je lui dis… « Le président? » Non, non, Vanderlei. « Les fans ? »Non plus, c’est nous, les journalistes. Nous sommes les gens les plus importants de cette nation. Comme tu perds avec ton équipe, et que les journalistes n’ont rien compris à ton explication, tu vas être ridiculisé. Le problème, c’est que les gens écoutent la radio, lisent les journaux et regardent la TV. Tout le monde va te trouver ridicule, c’est fini pour toi. Car au bout du compte, le président d’un club, il rentre dans un restaurant et le serveur lui dit que tu ne sers à rien, il va aux toilettes et quelqu’un lui dit que tu ne sers à rien, et ses enfants lui disent que tu es nul… et tu vas te faire virer.
DT : Donc, c’est un journalisme d’opinion. En France, tout ça est inimaginable. Les médias sont tellement neutres que j’en suis choqué. Je connais tout un tas de journalistes qui ne se risqueront jamais à poser des questions difficiles aux joueurs de peur que ces derniers refusent de leur parler par la suite.MR : Ça arrive parfois en Espagne qu’un footballeur fasse la gueule à un média. Un mois plus tard, il se rend compte que c’est la plus grosse connerie qu’il ait faite dans sa carrière car ils le massacrent.DT : En France, c’est vraiment des reportages et interviews faciles à écrire et faciles à lire. Il n’y a jamais aucune critique, c’est très neutre. Je ne vois jamais de journalistes qui se lâchent contre quelqu’un. Si tu lis The Sun en Angleterre, ils se foutent sans arrêt de la gueule de Sven-Göran Eriksson, le traitent de tous les noms.
Et en Espagne, quand les journalistes se lâchent, ils le font comme en Angleterre ?MR : Ils se lâchent, mais ils ne rentrent jamais dans la vie privée des joueurs. Par exemple, quand Beckham a eu une affaire extraconjugale avec Rebecca Loos, son agent m’a appelé en me disant : « Ne force pas la dose là-dessus, s’il te plaît. » Mais je n’en ai même pas parlé, je n’allais pas discréditer mon programme avec des trucs pareils. Et puis ici, les gens s’en foutent qu’il se soit tapé Rebecca Loos. Ce qui les intéresse, c’est qu’il plante des buts.
Est-ce que votre humour anglo-saxon fonctionne dans vos pays d’adoption?DT : Bien sûr, c’est un truc typique d’insérer ton humour dans une langue étrangère, mais, pour ça, l’idéal, c’est le direct. Par exemple, hier soir, avant l’émission, on regarde les meilleurs moments d’un match du Barça dans le studio avec Hervé, le présentateur, Barcelone est champion d’hiver. Hervé se tourne vers moi et me demande : « En Angleterre, est-ce que vous avez l’équivalent du champion d’hiver ? »
MR : En Angleterre, c’est l’hiver toute l’année.DT : C’est exactement ce que j’ai dit et il était plié de rire. Le problème, c’est qu’il a voulu la refaire en direct à la fin du résumé et ça n’a pas fonctionné. Il manquait la spontanéité.MR : Autre facteur important, les Anglais adorent se moquer d’eux-mêmes, et dans un pays aussi humble que l’Espagne, c’est très apprécié. J’utilise énormément des brèves de comptoir avec mon accent anglais, ce que les ouvriers disent en regardant le match. Par exemple, quand Zamorano jouait pour le Real Madrid, j’avais l’habitude de dire qu’il était plus dangereux qu’un piranha dans un bidet. Quand quelqu’un est vraiment furieux, je dis qu’il est plus cramé qu’une moto de hippie, pour quelqu’un d’ennuyeux, plus lourd qu’un collier de melon. J’aime ce côté « hé, moi aussi les gars je suis capable de parler votre argot ».
Comment savoir, lorsqu’on n’est pas né avec la même culture, ce qu’on peut dire ou non ? Avez-vous une liberté de ton supérieure à celle des commentateurs nationaux ?DT : Tout à fait, l’autre jour, dans un match, un attaquant arrive à percer et se retrouve devant le but. Il hésite entre tirer ou passer et, au bout du compte, ne fait ni l’un ni l’autre. Et là, je dis : « Il avait le cul entre deux chaises. » Un commentateur français ne peut pas dire ça, car il y a le mot « cul ». Pour moi, c’est bien accepté.
MR : À propos de traduction littérale, ma grand-mère avait l’habitude de me dire : « Michael, il y a une différence entre chier un coup et se déchirer le cul. » J’adore utiliser cette expression tout à coup, par surprise, quand une équipe perd par 5 ou 6 à 0.
Paul Wilson, dans le journal The Guardian, dit que le football anglais se ramollit, car il suit les règles du football continental, moins rugueux. Comment le voyez-vous depuis vos deux pays respectifs ?
DT : Je n’aime pas trop ce genre de discours, c’est une manière de dire : « Attends un peu, on va finir comme les continentaux. »
MR : Ça, c’est typiquement classiciste. Regarde Chelsea, les fans sont enchantés qu’un Russe rachète le club et qu’un Portugais amène l’équipe au sommet. Mais si Chelsea était en bas de tableau, ce que tu entendrais, ça serait : « C’est quoi cette histoire de magnat russe qui rachète le club et cet arrogant portugais qui empêche les Anglais de jouer ? »
DT : Dire que le jeu se ramollit est stupide, mais il faut reconnaîtrequ’il n’y a plus tant de spécificités locales, quel que soit le pays, au niveau du jeu. Et ça, ça me fout les boules.
Entretien paru dans le numéro 30 de SO FO0T en février 2006.
Par Vicenç / photos : Vicenç