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Barella, le vrai goût de l’Italie
Ce mercredi, l'arbitre de la demi-finale 100% milanaise aura du boulot. Notamment à cause de la virulence de Nicolò Barella. Mais ce dernier a une bonne excuse : il vient de Sardaigne. Une île qui compte ses héros footballistiques sur les doigts d’une main et dont il est devenu le joueur le plus stylé depuis un certain Gianfranco Zola.
Comme tous les grands dialoguistes, Michel Audiard ne manquait jamais une opportunité de vanter les charmes de la rhétorique. Aux forcenés de la parole minimaliste et utile, le papa du réalisateur d’Un prophète répliquait : « C’est pas parce qu’on a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule. » Quelques décennies plus tard, Nicolò Barella continue à sa façon de défendre la maxime favorite du coscénariste des Tontons flingueurs. En atteste la couleur qui teinte souvent ses matchs : le jaune, comme les 39 cartons que le natif de Cagliari a collectionné en Serie A depuis son arrivée à l’Inter, il y a quatre ans. Beaucoup sont le fruit de contestations. Il faut croire que Nicolò a toujours quelque chose à dire aux arbitres, un point de vue à défendre. Il faut le voir gesticuler, agiter les bras face aux hommes en noir, obligés de sanctionner cette petite boule de nerfs au visage carré.
Rien de nouveau sous le soleil : dès son plus jeune âge, au sein des équipes de jeunes du Cagliari Calcio, Barella était déjà du genre à taper sur le système de ses encadrants les plus chevronnés. « Son comportement avec les arbitres était déjà problématique », évoque dans un français parfait Tommaso Giulini, ancien étudiant de l’ESSEC et président du club sarde depuis 2014. Ce dernier le jure : il a tout fait pour dompter la bête. « On n’aimait pas du tout sa gestuelle, et c’est un facteur sur lequel on a essayé de le faire mûrir, notamment en le mettant en contact avec des personnes qui ne venaient pas de notre “environnement”. » Peine perdue. La faute, peut-être, à l’ambiance en question, celle de la Sardaigne, où les joueurs locaux ne sont pas franchement réputés pour la boucler sur le pré. Intégré ponctuellement à l’équipe première en 2014-2015, Barella, 18 piges, trouve tout de suite un mentor au sein du groupe professionnel en la personne d’Andrea Cossu. Ce dernier affuble vite le bizut du sobriquet affectueux de « Radiolina », le poste de radio. Aucune référence au troisième album de Manu Chao : « Nicolò parlait tout le temps, le surnom est venu comme ça, explique le premier natif de Cagliari à avoir été appelé en Nazionale. Le souci, c’est que moi, Marco Sau et les autres Sardes de l’équipe avions déjà ces travers sur le terrain. Du coup, on était mal placés pour lui faire des reproches là-dessus. Est-ce qu’on a accentué le problème ? Peut-être bien… »
L’étoile des bergers
Pour appréhender le caractère de Barella, il faut revenir à l’été 2015, lors de la traditionnelle fête de fin de saison de l’école de football sarde Gigi Riva. C’est dans cette académie, cofondée quatre décennies plus tôt par Luigi Riva, meilleur buteur de l’histoire de Cagliari (207 pions inscrits entre 1963 et 1976) et de la Nazionale, que Nicolò a glissé ses premiers tacles. Ce jour-là, la Scuola fête ses 39 ans, et Barella passe boire une coupe de champagne avec ses anciens formateurs. « Je me souviens très bien de ce moment, sourit Daniele Cortis, directeur de cette pépinière depuis 2013. Un animateur muni d’un micro lui avait posé une question sur l’avenir du Cagliari Calcio, tout juste relégué en Serie B, et Nicolò a répondu devant tout le monde qu’il rendrait au club ce qu’il lui avait apporté et qu’il mettrait tout en œuvre pour que l’équipe remonte. Il avait seulement 18 ans, mais sa personnalité et sa fidélité transpiraient déjà. » Mieux, il ne s’agit pas de paroles en l’air : à l’été 2018, le milieu rossoblu, devenu un cadre confirmé de son équipe, éconduit poliment les appels du pied de l’Atlético de Madrid. Le gamin ne quittera sa terre natale que la saison d’après, pour l’Inter, avec la bénédiction de son club et de son président. Illustratif du cas à part que constitue déjà le jeune garçon.
Dans un football de plus en plus apatride, désincarné et volatil, le Sarde est sincèrement enraciné à son bout de rocher : « Être né et avoir grandi sur une île, ça signifie pour moi que je fais partie d’un peuple, explique-t-il fièrement. J’éprouve ce sentiment quand je joue : ce qui me motive, ce ne sont pas seulement les encouragements, mais la passion qui anime cette communauté… Alors je donne tout. Je peux faire des erreurs, mais l’attitude, elle, doit toujours être exemplaire. » Pas étonnant, dès lors, de le voir participer à une manifestation… de bergers sardes. Ce 10 février 2019, alors que les protestataires bloquent plusieurs axes routiers pour se rebiffer contre la baisse des prix du lait, le capitaine de Cagliari s’illustre en balançant des chassés dans des barils laitiers. José Bové likes this, d’autant que le joueur explique alors à qui veut bien l’entendre « qu’il y a une grande dignité à traire une vache à 6 heures du matin pour approvisionner les gens en lait ». Il n’en faut pas plus à l’écrivain sarde Giorgio Porra pour en parler avec les yeux de l’amour. « C’est un Sardo vero (vrai Sarde, en VF), résume-t-il avec le sourire. Ce n’est pas si commun pour un joueur de foot de soutenir des minorités en souffrance comme nos bergers. Mais ça, Nicolò l’a fait parce qu’il est attaché aux gens de sa terre, comme aux produits : je peux vous dire que, footballeur ou pas, il ne se prive pas pour se régaler dès que possible du fromage de chez nous. »
« C’est une sorte de joueur vintage »
Ses premiers crocs dans le pecorino local, Barella les a plantés à Sestu, un patelin situé à un quart d’heure de voiture du centre-ville de Cagliari et de la plus vieille académie de foot du pays. La Scuola Calcio Gigi Riva a, depuis une petite dizaine d’années, migré vers le sud de la ville, en bord de mer. Oubliez les décors de carte postale : aujourd’hui, le seul terrain de la Scuola, un vieux synthétique fatigué, est coincé entre la Sardegna Arena, le stade du Cagliari Calcio, et les barres d’immeubles de Sant’Elia. Un quartier défavorisé où Daniele Cortis, le boss de la pépinière, a l’impression de se sentir utile. « Avant de venir ici, il y a eu quelques réserves, mais désormais, nous sommes les plus heureux du monde, jure-t-il avant de déballer son contrat social. Notre discours est clair : nous voulons éviter que les gamins dans la rue ne grossissent en mangeant au McDo ou restent toute la journée sur leur PlayStation… Leur apprendre à jouer au foot, c’est notre moyen de les sortir du quartier. »
Jouer au football, c’est précisément ce que va faire le petit Nicolò pendant toute son enfance. Il se débrouille bien, mais il n’est pas à ranger dans la catégorie des petites têtes blondes qui cassent les Internets avec leurs compilations de skills sur YouTube : « Objectivement, c’était un enfant qui était en avance d’un point de vue de la coordination, c’est vrai, mais comme on en avait vu un million avant lui ! », sourit Cortis. Barella a néanmoins la fortune sarde avec lui : son évolution sera en partie façonnée par les héros du football local. « Son parcours porte dans son entièreté l’empreinte des joueurs les plus importants et emblématiques du coin », théorise l’écrivain Giorgio Porra. Ainsi, Gianfranco Matteoli, qui a gagné le titre de 1989 avec l’Inter de Trapattoni, est celui qui a repéré Barella parmi les effectifs de l’académie Gigi Riva pour le compte de Cagliari, alors que Gianfranco Zola, natif de l’île, Padawan de Maradona à Naples, légende de Chelsea et éphémère entraîneur rossoblu en 2014-2015, l’a lancé avec les pros en Coupe d’Italie face à Parme. « Et il y a bien sûr Gigi Riva lui-même, qui l’a rencontré à plusieurs reprises et lui a donné sa bénédiction, reprend l’homme de lettres. Toutes ces composantes agglomérées forment une belle légende. »
Gianluca Festa n’est pas l’astre le plus brillant de ce casting cinq étoiles. Malgré tout, c’est bien lui qui a placé Barella sur orbite en le faisant débuter en Serie A, le 4 mai 2015, face à Parme là encore. Puis en le récupérant en prêt pour six mois à Côme en janvier 2016, alors que Nicolò est encore jugé un peu trop tendre pour s’imposer dans l’équipe première de Cagliari, pourtant reléguée en Serie B entre-temps. « Nous nous sommes croisés par hasard à l’aéroport de Fiumicino à un moment où sa carrière patinait, révèle Festa. Sur le ton de la rigolade, je lui avais alors proposé de me rejoindre à Côme, et à ma grande surprise, ça l’avait emballé. » Un exil décisif, facilité par Giulini en personne. « Cagliari venait d’être relégué, et nous n’étions pas satisfaits de son début de saison, explique le président du Cagliari Calcio. Je voulais qu’il retrouve un statut de titulaire et qu’il enchaîne les matchs, car je trouvais qu’il était en train de perdre des mois précieux. Mon but, c’était qu’il intègre à terme le onze type à son retour chez nous. »
Bien vu. Sans papa et maman pour lui laver son linge et lui servir des culurgiones (des raviolis dodus typiques, fourrés à la pomme de terre et au fromage), Barella prend très vite du plomb dans la tête. Et des galons. « C’était l’un des meilleurs joueurs de l’effectif, résume Festa, son coach en Serie B. À Côme, on mesurait l’intensité des joueurs avec des balises GPS, et la sienne était déjà digne d’un footballeur de Premier League, alors qu’il n’avait que 19 ans. Il était très au-dessus du lot. » Si bien que Cagliari le rapatrie pour son retour dans l’élite. La Serie A découvre alors un tacleur compulsif, capable de se mettre minable sans être emmerdé par le ballon. Son jeu transpire d’une rage positive, d’une passion communicative. L’émotion est palpable. Surtout pour Giorgio Porra, particulièrement séduit par l’alliage irrésistible de modernité et de tradition du milieu de terrain. « C’est vraiment un joueur qui mêle l’ancien et le nouveau, conceptualise-t-il. Il me rappelle Marco Tardelli (champion du monde 1982, ancien milieu emblématique de la Juve, NDLR), qui était un joueur très moderne, multitâche et aux aptitudes de coureur de demi-fond. Et puis, comme lui ou Giresse à Bordeaux, Barella a aussi un sentiment d’appartenance très fort au maillot. Pour moi, c’est une sorte de joueur vintage, d’autant qu’il s’est marié très jeune et a déjà trois enfants à 24 ans. Comme les joueurs d’antan. »
« Il ne fera pas plus de trois équipes dans sa carrière »
Pour Porra, Barella est pourtant bien plus qu’un footballeur anachronique. « C’est un motif d’orgueil pour tout le peuple sarde. » À y regarder de plus près, il se pourrait peut-être bien que ce soit d’ailleurs le seul. Le verso de l’image d’Épinal n’est, de fait, pas aussi paradisiaque que pourraient le laisser présager les plages bondées de l’île, où des rangées de touristes se crament allégrement la couenne avant d’engloutir un gelato à l’ombre des parasols. Confrontée à un taux de chômage parmi les plus élevés d’Italie (environ 15,4 % en 2020 selon Eurostat, contre autour de 10 % pour la moyenne nationale), la patrie de l’Ichnusa, la bière locale, accuse toujours un retard industriel sur de nombreuses régions de la Botte. Pour aligner 35 heures de travail par semaine et dire ciao à la casa familiale, les jeunes Sardes n’ont souvent pas d’autre choix que de s’infliger un exil forcé. Ces vingt dernières années, la Sardaigne, qui dénombre 1,6 million d’habitants, a ainsi vu sa courbe de résidents âgés de 15 à 29 ans chuter de 123 000 unités. Porra pointe dans cet exode, qui s’est accéléré au cours de la dernière décennie, un phénomène endémique : « Ça a toujours été un problème ici, mais c’est plus ou moins un destin commun à tout le sud de l’Italie. Voilà pourquoi on se retrouve aujourd’hui avec des millions de Sardes dispersés aux quatre coins du pays, voire du globe. »
Une diaspora qui a donc trouvé dans le football un point de convergence. Lorsque Cagliari joue à l’extérieur, l’équipe trouve toujours des exilés pour ambiancer le parcage visiteurs – en période hors Covid, bien évidemment. « Ça vaut aussi pour les grands joueurs, développe l’écrivain. Lorsque Zola évoluait à Chelsea, des caravanes de Sardes quittaient l’Italie juste pour aller le voir jouer le temps d’un match. Et je crois justement que Barella peut arriver au niveau de Gianfranco dans l’imaginaire collectif des habitants et des personnes originaires de l’île. » En faisant partie de l’Italie championne d’Europe en 2021, le milieu de terrain a achevé de mettre la Botte à ses petits pieds. L’opération séduction était bien entamée, puisque beaucoup le considéraient déjà comme le nouveau porte-étendard de la Nazionale, même si celle-ci a ensuite échoué à se qualifier pour la Coupe du monde.
Fabio Capello, monument du coaching italien, le considère ainsi, et « sans l’ombre d’un doute », comme « l’un des trois meilleurs milieux de terrain d’Europe ». Même Arrigo Sacchi, pas convaincu par le bagage technique du minot à ses débuts en sélection U15, a dû complètement revoir son jugement. En janvier 2021, l’architecte du Grande Milan rejoignait le fan-club du milieu sarde en affirmant haut et fort : « Je n’ai jamais vu une telle progression chez un autre footballeur de toute ma vie. » Bref, tout le monde semble hypé par l’élément fondamental du premier Scudetto de l’Inter depuis 11 ans, à commencer par Tommaso Giulini, particulièrement fier du chemin parcouru par son ex-joueur : « Je le vois devenir capitaine de l’Inter dans les prochaines années, s’enflamme-t-il. Le connaissant, c’est quelqu’un qui ne fera pas plus de trois équipes dans sa carrière. Peut-être qu’il signera ailleurs qu’en Lombardie, si les Nerazzurri ne parviennent pas à le garder. Ensuite, je le vois bien finir au bercail. » Si vous cherchez Nicolò Barella dans dix ans, voilà une première piste à suivre : il sera probablement revenu tacler tout ce qui bouge à la Sardegna Arena. S’il n’est pas devenu berger entre-temps.
Par Adrien Candau et Andrea Chazy, à Cagliari
Tous propos recueillis par AC et ACh, sauf ceux de Barella, Capello et Sacchi, issus de La Gazzetta dello Sport
Article publié dans le So Foot n°187 en juin 2021