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  • La finale du Mondial 1986

Il n’y avait pas que Maradona…

Par Markus Kaufmann
Il n’y avait pas que Maradona…

« On joue au football pour gagner. Les spectacles sont bons pour le cinéma, le théâtre… Le football, c'est autre chose. Certaines personnes confondent ! », s'exclamait Carlos Salvador Bilardo. Sélectionneur de l'Argentine championne du monde en 1986, il est dit que l'homme n'aurait fait que mettre en scène Diego Armando Maradona. Et si El Doctor était en fait le héros du Mondial mexicain ? C'est toute l'histoire du combat éternel opposant le joueur et le système, le talent du pied et la science de l'esprit. Oui, l'effort du joueur en crampons restera toujours plus spectaculaire que les nuits blanches et le café du Mister. Mais le football n'est pas qu'un spectacle.

L’Estadio Azteca de la Ciudad de Mexico. Le stade qui a offert au monde le « match du siècle » en 1970 (Italie-Allemagne 4-3) et le « but du siècle » de Maradona. Un endroit qui tutoie la grandeur. Ce jour-là, à midi horloge locale, 114 600 privilégiés transpirent ensemble dans la chaleur américaine. Le monde entier a l’esprit plongé dans ce rectangle vert, et les yeux rivés sur deux chevaliers des années 80 : Diego Armando, bas noir, maillot bleu ciel et blanc ; Karl-Heinz, maillot vert et bas blanc. L’Argentine a confié son brassard à son numéro dix napolitain, son créateur, son artiste, son génie. L’Allemagne en a fait autant à son finisseur intériste, sa garantie, son assurance. Comme un symbole, l’Argentine entre en première dans le stade. C’est aussi elle qui prend l’initiative sur le tableau noir.

La genèse du 3-5-2

Si ce Mondial 86 est si grand, c’est bien parce qu’il donne des réponses à l’humanité sur le rapport entre le génie incontrôlable et même intraçable du joueur divin, et la réflexion humaine du tacticien, travaillée et donc limitée. Où faire jouer le meilleur joueur de l’histoire du jeu ? Comment mettre dans un schéma par définition borné un talent sans limite ? Il fallait un grand amoureux des systèmes pour répondre. Un scientifique. Un docteur, par exemple. Carlos Salvador Bilardo, le gros nez d’Estudiantes, a longtemps cumulé les fonctions de coach, gérant de la boutique familiale et gynécologue. Le médecin sait bien que si l’opération peut être moche, seul le résultat compte. Et ce fut très moche. Un début de quinze matchs, trois maigres victoires et une défaite humiliante contre la Chine. Le pays doute. En fait, Bilardo souhaite garder secrètes les tactiques travaillées à l’entraînement. L’influence de la guerre froide, sans doute. El Doctor dévoile finalement son système lors d’une tournée européenne à l’automne 1984. Trois matchs, trois victoires impératives. « On vint me dire que j’avais fait une erreur, que j’avais mis trois défenseurs centraux. Mais non, je leur ai dit de ne pas paniquer, qu’on allait utiliser trois défenseurs, cinq milieux et deux attaquants. Cela faisait deux ans qu’on s’entraînait avec ce système, et maintenant on allait le mettre en pratique dans des vrais matchs » .

La Suisse, la Belgique et la RFA sont vaincues. « Cela a pris le monde par surprise car les gens ne connaissaient pas les détails du système » . Conséquence lointaine de la révolution lancée le latéral brésilien Nilton Santos, l’ailier est en voie de disparition. Or, sans ailier, pourquoi s’embêter avec des défenseurs latéraux ? Le 3-5-2 est né. Au Mondial, Bilardo attend le quart contre l’Angleterre pour sortir son bijou, préférant jusque-là un 4-4-2 classique (1-3-4-2 à l’époque). « Tu ne peux pas jouer contre l’Angleterre avec un pur avant-centre. Ils le dévoreraient, et l’homme supplémentaire au milieu libérera plus d’espace pour Maradona » . D’où le 3-5-1-1. A 0-2, les Anglais font entrer les ailiers Barnes et Waddle et réduisent logiquement le score par Lineker sur un centre. Heureusement pour l’Albiceleste, aucune autre sélection n’a les joueurs pour un tel système. Ni la Belgique en demi, ni la RFA en finale. Coach Beckenbauer, qui a dicté le jeu si longtemps, est contraint de s’adapter. Maradona étant à 5 buts et 6 passes décisives en 6 matchs, la mission de Franz est d’abord de limiter les touches divines du Diez. Il sacrifiera Matthaüs le futur Ballon d’or pour retirer Maradona de l’équation. Le 8 suit le 10 partout. Un schéma qui colle au 3-5-2 sur les côtés, mais avec un milieu inversé : deux sentinelles et Magath en numéro 10. À Matthaüs les consignes, à Maradona l’inspiration.

Un chef-d’œuvre d’une heure

L’intensité est à la hauteur de l’événement. Maradona envoie son premier contrôle en touche, les tacles sont violents. Diego proteste, prend un jaune. À la 20e, Matthaüs n’en peut déjà plus et le fauche par derrière. Jaune et coup franc excentré. Schumacher réalise alors une sortie irregardable, José Luis Brown monte au ciel en s’appuyant sur le dos de Maradona. 1-0. Rapidement, le 3-5-2 prend vie. Des mains de Nery Pumpido, le ballon passe aux pieds de Brown qui, en libéro, lâche à l’un de ses deux défenseurs, Ruggeri et Cuciuffo. Les deux, très écartés, se retrouvent généralement avec trois solutions : l’un des deux milieux latéraux Olarticoechea et Giusti, Batista dans l’axe en sentinelle, ou l’un des deux relayeurs Enrique et Burrachaga à l’intérieur. Plus loin devant, la passe pour Maradona est risquée : Diego a deux voire trois dobermans sur le dos. La piste Valdano est souvent privilégiée, grâce au jeu en déviation de l’attaquant poète. Du Ibrahimović avant l’heure. L’avant-centre décroche, joue entre les lignes, crée.

Les schémas de Bilardo se dessinent à travers une répétition d’allers retours entre l’intérieur et l’aile. Cela va très vite, c’est très direct. Et dès que Maradona dispose d’un instant pour se retourner et utiliser la profondeur, Bonn semble tomber. La technique de Burruchaga, le fameux milieu supplémentaire, offre quelques centimètres de répit à son 10. On voit Maradona très à gauche, à droite, en profondeur, dans le rond central, toujours en mouvement. Une différence tactique fondamentale par rapport à Messi et son traditionnel footing de cinq ou six kilomètres par match. Le trio Maradona-Valdano-Burruchaga fait des miracles, et sur une attaque éclaire à la 56e, Maradona donne à Enrique, qui lance Valdano, que les Allemands ne reverront jamais. Le système se mue en 5-3-2 forteresse. Un système imperméable, et un talent infini devant.

La riposte allemande, cinq minutes av. D.-M.

L’Allemagne est dangereuse en catapultant des ballons dans la surface, où la seule présence de Rummenigge donne des troubles cardiaques à tout Buenos Aires. Alors que les deux systèmes semblent s’annuler, avec Brehme et Berthold sur les côtés, la différence se fait au milieu : du fait des déplacements défensifs de Matthaüs au marquage de Maradona, les Verts se retrouvent avec Eder devant la défense, Matthaüs très loin de son rôle de relayeur, et Magath complètement isolé. Noyé, le virtuose de Hambourg sortira à l’heure de jeu pour le géant Dieter Hoeness. Rudi Völler avait déjà remplacé Alloffs à la pause. Trois attaquants, une ligne de quatre milieux, et Matthaüs se voit libéré de la surveillance de Diego. Le 3-4-3 du désespoir. Avec plus d’attaquants, cela finira bien par rentrer, se dit Berlin ouest.

Les grandes finales ont toutes des petites histoires. Celle-ci raconte que la veille, Bilardo aurait débarqué à 4h du matin dans la chambre de Ruggeri : « T’as qui au marquage sur les corners ? » . « Hein ? Quoi ? Euh… Rummenigge » . « OK, c’est bon on est prêts » . À la 74e, le fusil gauche de Brehme tire un corner. Ballon dévié, Rummenigge s’exécute. 2-1. Les Allemands serrent les poings. Cinq minutes plus tard, Maradona, seul, pousse trop loin son ballon. Le bombardement allemand se fait de plus en plus intense. Nouveau centre repoussé, nouveau corner. Brehme, encore. Déviation, encore. Et coup de théâtre : Völler surgit. 2-2. Deux buts du 11 et du 9. La raison semble l’emporter. Sûrs d’eux comme jamais (ou comme toujours), les Allemands se découvrent. Le peuple argentin se croit maudit, repense aux conditions de la victoire de 78, à la satisfaction sadique du voisin brésilien, mais aussi à son héros. Diego est encore sur le terrain. Du néant, il invente une passe divine pour envoyer l’homme du match Jorge Burruchaga dans l’histoire. 90e minute, Bilardo effectue son seul changement de la rencontre, faisant du chrono son ami. On est argentin ou on ne l’est pas. 3-2.

Talent du pied et science de l’esprit

Ainsi, le visage collectif du football aurait sacrément vieilli lors de cet été 1986. Un demi-Dieu aurait gagné une Coupe du monde à lui tout seul. Cette thèse convient aux détracteurs du tableau noir, ceux-là qui valorisent plus le talent du pied que la science de l’esprit. La création pratique, celle du terrain, la « manuelle » , plutôt que l’obscur génie cérébral de l’entraîneur. Cette finale leur donne tort, car Maradona ne l’aurait jamais remportée sans le courage de Brown, la technique de Burruchaga, la poésie de Valdano, et le système de Bilardo. Aucun homme n’a jamais remporté un Mondial seul, d’ailleurs. La France en sait quelque chose. Cette finale de 1986, longue, tortueuse, cérébrale, en est la preuve. Le joueur, aussi divin soit-il, ne suffit pas.

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