- Billet d'humeur
- Interview de Patrice Évra à Téléfoot
Il ne faut pas bâillonner le soldat Évra
Patrice Évra en avait donc gros sur le cœur. Hier dans Téléfoot, il a purgé son âme. À force d’exiger de nos footeux qu’ils s’affadissent, certains avaient oublié que la liberté d’expression restait un droit élémentaire. Voilà pourtant le défenseur immédiatement lâché en plein CFC par son sélectionneur et convoqué par la FFF dans la foulée. Pourtant, à sa façon, il est peut-être en train de sauver le foot en rétablissant un peu l’équilibre du temps de parole. Vous avez dit démocratie ?
Patrice Évra n’est pas un saint et surtout pas un martyr. Comme il l’a lui-même reconnu avec une candeur assez rare en ce moment : « Combien de personnes aimeraient être à ma place ? Il y a des personnes qui se lèvent à 6h du matin pour faire des boulots pénibles. Alors que moi, je tape dans un ballon, je gagne bien ma vie, je remporte des trophées, j’ai une belle famille. Qu’est-ce que vous voulez que je demande de plus ? » Dans cette interview, vous trouverez d’abord tout ce qui habituellement rend le footeux insupportable devant un micro : forte dose d’ego trip et beaucoup de gloriole personnelle. Cependant, au même titre que les Sex Pistols qui, en injuriant le présentateur télé Bill Grundy en 1976, réalisèrent bien davantage qu’une opération commerciale savamment orchestrée par Malcom MacLaren, les déclarations de Patrice Évra dépassaient le simple cadre d’un règlement de compte entre ex-amis du même monde. Derrière ces piètres jeux de mot sur les noms de famille – de Michel Fernandel à Rolland Tournevis – qui font le délice des réseaux sociaux, se dissimule un petit parfum d’authenticité qui manque terriblement au foot français et sensiblement aux Bleus.
Depuis 2010, et le sondage du Parisien en constitue le dernier avatar, les tenants du spectacle sportif, (médias, fédés, agents, etc) cherchent à castrer le citoyen dans le footballeur (d’où une magnifique charte de bonne conduite envers les journalistes). On dépeint ainsi constamment les joueurs en analphabètes « grossiers » pour mieux les contraindre à ânonner le credo « seul le terrain parle » , au risque d’en payer, d’une façon ou d’une autre, le prix (par exemple la menace de non-sélection). Patrice Évra a piétiné tranquillement ces principes de précaution. Tant mieux.
Évra, les consultants et la « réflexion intellectuelle »
Ne pas partager l’analyse de l’ancien capitaine des Bleus s’avère évidemment respectable. Surtout lorsqu’il réduit l’affaire du bus à une « bêtise » et pense qu’aucun Français ne lui en veut aujourd’hui pour cet incident de parcours. Il est de son droit le plus stricte de contredire l’avis majoritaire de « l’opinion » de l’instant, même si Le Point charge à mort l’impudent qui refuse d’endosser le rôle du pénitent enfermé dans son vœu de silence : « Évra, tu te prends pour qui ? »
Avait-il en revanche besoin et surtout permission de s’attaquer aux consultants ? Pour Pierre Ménès, la réponse est évidemment négative. Patrice Évra ne possède apparemment pas les grandes qualités littéraires indispensables pour prétendre se hisser à son niveau dans le débat « Le jour où Évra fera une interview sans massacrer la langue française, j’arrêterai aussi ma carrière. » On attend avec impatience le témoignage des correcteurs de L’Équipe à ce sujet. Courbis jette pour sa part un anathème autrement comique en renvoyant le Mancunien à la pauvreté de son niveau de « réflexion intellectuelle » . Là aussi, cela doit être l’expert qui parle.
Le syndrome du « silence d’or »
Patrice Évra a peut-être totalement tort. Mais au moins est-ce sa ligne de défense perso, dans toute son ampleur et ses travers. Pas celle d’un spécialiste en communication, d’un attaché de presse de son club ou de son agent. Au moins, cela apporte vaguement quelque chose à grignoter quant à la perception de ce qui se déroule vraiment derrière les sourires de façade et la langue de bois de 98% des interviews de footballeurs. Est-ce si surprenant ? Ce syndrome du « silence est d’or » se répand dans toute la société. Des journaliste de BFM TV reprochaient de la sorte à la perdante des primaires du PS à Marseille, Samia Ghali, la candidate des « quartiers nord » , de manquer de finesse et de « stratégie » dans ses attaques contre le gouvernement. Peu importe ce qu’elle en pensait, mieux valait ne pas insulter l’avenir. Sur Twitter, Gaudin, sûrement inspiré par Didier Deschamps, expliquait pour sa part que « ces affrontements internes au parti socialiste ont porté atteinte à l’image de Marseille et ont renforcé son dénigrement. »
En convoquant Patrice Évra, la FFF s’inscrit bien dans cette tendance. Sans avoir directement rien à lui reprocher, elle désire pourtant lui imposer « un petit rappel à la loi » au nom de ses bons rapports avec la presse, et surtout la télé : « Le président Noël Le Graët et le sélectionneur Didier Deschamps, après avoir noté qu’aucune attaque n’avait été énoncée à l’encontre de la FFF, de l’équipe de France, de son sélectionneur ou de ses joueurs, ont décidé de demander à Patrice Évra de venir s’expliquer sur certaines déclarations visant des consultants de l’audiovisuel. »
Une interview en héritage
Fondamentalement, c’est donc la forme qui aurait choqué le plus. « Il y a quelques commentateurs avec lesquels je réglerais bientôt mes comptes » ne représente pas en effet une tournure de phrase anodine. Trop cash. Trop clash. Trop peu de « retenue » , voire des menaces à peine voilées. Beaucoup trop de trop. Imaginez pourtant l’univers artistique si on exigeait des grands créateurs qu’ils se comportent en modèles d’humilité, réservés dans leur attitude, prudents dans leur propos, raisonnables dans leur carrière, conformes voire conformistes dans leur travail. James Brown sans son égo démesuré ou Coppola sirotant du Ginger ale durant le tournage d’Apocalypse now. Le foot crève d’ennui. Il succombe à petit feu de ce chloroforme qu’il s’est posé sur la bouche par peur des conséquences de Knysna. Ce gel des consciences, néant privé d’être, tue ce sport largement plus que la taxe à 75% ou les fumigènes en tribune. L’équipe de France ne reconquerra personne en mutilant ses derniers esprits libres, fussent-ils outranciers. Patrice Évra avait bien raison de tirer sa révérence dans un fracas verbal. Ce sera la part de son héritage la plus facile à assumer…
Par Nicolas Kssis-Martov