- Saint-Valentin
- Il y a 20 ans
Il était une fois Bob
Jock Stein, Matt Busby, Bill Shankly, Sir Alex Ferguson, Brian Clough. Toujours les mêmes figures, souvent les mêmes exemples. Le plus grand est pourtant un Anglais, un « vrai gars du Nord ». Il est même le premier Anglais à avoir remporté une Coupe d'Europe. Bob Paisley était une légende, en rouge. Il s'est éteint un jour de Saint-Valentin, il y a 20 ans.
La salle à manger est pleine. Elle est bondée. Les couloirs de l’hôtel fourmillent, le gratin national est là. C’est un événement à ne pas manquer. Nous sommes en 1977. Pour beaucoup, il s’agit là d’une bascule. Quelques semaines plus tôt, l’histoire s’est écrite. Du côté de Rome. Une soirée pour l’histoire, pour écrire l’histoire, pour changer l’histoire. C’était un mercredi. Le mercredi 25 mai 1977, au Stadio Olimpico. Un soir de finale de Coupe des clubs champions européens, un an après une victoire en C3 face au FC Bruges (4-3 sur l’ensemble des deux rencontres). À Rome, ils sont 52 078 massés dans les tribunes. 35 000 sont rougis par la passion du Liverpool FC qui affronte le terrible Borussia Mönchengladbach, celui de Jupp Heynckes et Berti Vogts. Sous sa moustache à la Tom Selleck, le rugueux Terry McDermott détaillera la scène quelques années plus tard : « Une heure avant le match, on est allés sur le terrain, et, à la vue de cette marée rouge, on a tous pensé « Jésus Christ, comment pourrait-on perdre avec tous ces fans ? » Et, évidemment, nous n’avons pas perdu. » Car Liverpool, bercé par son jeu à deux temps – continental et british – va abattre les Fohlen (3-1) et lancer une ère de domination britannique sur l’Europe du foot.
Bell’s, hôtel et table des sages
Emlyn Hughes, le capitaine des Reds, crèvera la nuit romaine des anses de ce que les Anglais appellent la « Coupe aux hautes épaules » . L’hôtel, donc, sera le centre d’une passation. Devant tous les entraîneurs de tous les clubs d’Angleterre. Un soir où, costumé, Bill Shankly remettra le prix de Manager de l’année à son ancien adjoint, Bob Paisley, devenu le cerveau du Liverpool continental. « Vous pensez tous, probablement, que je suis jaloux de devoir remettre cette merveilleuse récompense à Bob Paisley, le Manager de l’année. Eh bien, vous avez sacrément raison de le penser ! » , lancera Shankly. Réponse de Paisley : « Quand j’ai succédé à Bill, j’ai dit que je me contenterais d’une goutte de Bell’s une fois par mois, une grande bouteille à la fin de la saison, et un tour de ville en bus à ciel ouvert ! Alors, merci beaucoup. Remarquez, j’ai connu des moments difficiles, aussi. À l’issue de ma première année, nous avons fini deuxièmes… » En 1975, derrière Derby County. Avant de remporter deux championnats jusqu’au sacre de Rome. Avec une once de nostalgie : « C’est la seconde fois que je bats les Allemands ici. La première fois, c’était en 1944. Je conduisais un tank à travers Rome qu’on venait de libérer. » C’était la première guerre – mondiale – de Paisley, celle des armes avant celle des idées. Sauf que ce soir-là, à Rome, Bob Paisley a gravé son nom. Car Paisley a gagné la Coupe d’Europe. Comme le premier Anglais de l’histoire. Avec un verre de Bell’s.
Un scotch longtemps considéré comme le plus vendu au Royaume-Uni. Un whisky phare des seventies qui a accompagné l’histoire. Celle d’une pièce devenue laboratoire. La Boot Room, terrée dans les couloirs d’Anfield, n’était au départ qu’un lieu pour entasser des crampons. Jusqu’à l’arrivée de Bill Shankly en 1959. Car Bill, le socialiste, aimait le contact, le dialogue, et se nourrissait en permanence du savoir de son staff. Pendant plus de vingt ans, la Boot room sera donc transformée en lieu d’échanges autour d’une bonne bouteille de whisky. Autour de la table carrée : Bill Shankly, Tom Saunders, Reuben Bennett, Joe Fagan et, Bob Paisley. Paisley était l’homme de confiance principal de Shankly. Car le fils de mineur a été joueur à Anfield, buteur lors de la demi-finale de FA Cup 1950 face à Everton, qu’il entraîne les jeunes, et qu’il est le cerveau de la bande. Paisley bouffe les tableaux noirs, il connaît mieux le football que personne et s’attachera, durant de longues années, à améliorer les méthodes de Shankly. « En l’espace de dix minutes de visualisation d’un match, il pouvait analyser dans le moindre détail les forces et faiblesses des deux équipes en présence » expliqua Tom Saunders.
Du cocktail au champagne
Dans l’ombre de Shankly, Paisley était avant tout le caractère. Celui des « vrais gars du Nord » comme aime le raconter Sir Alex Ferguson. Un homme de fer et un nez précieux pour dénicher les « nobodies » , ces futurs craks de Pool. Bob Paisley est un gestionnaire de groupe, sans émotion apparente mais avec la fermeté nécessaire à faire briller le « château construit par Shankly » selon les mots de Brian Clough. Car en 1960, dans la stupeur d’un peuple, Bill Shankly va quitter Anfield et demander au board des Reds de nommer Paisley à sa place. Lors de sa première apparition face à son groupe, l’ancien adjoint expliquera clairement qu’il a été « contraint » à prendre le poste. Plus clairement, qu’il n’en voulait pas. Pourtant, on disait souvent « qu’à la passion, Paisley avait ajouté la patience » . Car passé une première saison compliquée, la tête brûlée va faire basculer la dimension du Liverpool FC grâce aux Keegan, Toshack, Ray Kennedy replacé en créateur ou encore une paire défensive monstrueuse Neal-Jones. Paisley a inventé le super-sub avec David Fairclough mais également la gestion des matchs européens face au Barça de Cruyff, aux Verts de Saint-Étienne en 77 ou le Bruges dégeu de 78. Le tout avec des légendes nouvelles : Kenny Dalglish, Graeme Souness, Alan Hansen…
Ce Liverpool, son Liverpool, était certainement le plus fort. Il faut glisser un œil derrière la chaleur du Kop d’Anfield pour s’en rendre compte. Car ces Reds-là étaient plus qu’une équipe de football : ils tutoyaient les Sex Pistols, ont inventé la tunique rouge vif pour « faire peur à l’adversaire » et le cocktail celtico-britannique avec Toshack (Galles), Dalglish, Souness et Hansen (Écosse) ou Heighway (Éire). Leur vie était guidée par les titres : six championnats (76, 77, 79, 80, 82 et 83), trois League Cup (81, 82 et 83), trois C1 (77, 78 et 81), une C3 en 76 et l Supercoupe 77, sous Paisley. Plus fort que Shankly, plus fort que Ferguson, plus fort que Busby, plus fort que Stein. Plus rapide, surtout. Car le règne de Paisley sur Anfield n’aura duré que neuf ans. Neuf longues années de notations sur des carnets noirs empilés dans son bureau pour un homme qui ne considérait aucune information comme futile. Il affirmait n’avoir aucun autre secret que le travail. « Le jeu est une histoire de compréhension entre les joueurs et l’entraîneur. Vous devez marcher dans la même direction pour avoir du succès et vous devez sûrement faire la même chose pour vaincre les problèmes » , prophétisera-t-il. Jusqu’à fermer les yeux, trois semaines après son soixante-dix-septième anniversaire. Un 14 février 1996. Sur treize sourires en neuf saisons. Et quelques bouteilles de Bell’s.
Par Maxime Brigand