Comment en arrive-t-on à ne pas avoir de club préféré ?
Et bien, cela s’est passé naturellement. Pendant longtemps, je suivais Chelsea. J’allais au stade il y a trente ans, j’aimais ce que je voyais, un football de lutte, passionnant, avec un fort ancrage local. Et puis, au fur et à mesure, l’ouverture à l’international m’a posé un problème : la marchandisation du jeu a fait tout exploser. Les clubs ne sont plus liés à leur communauté locale. La Coupe du monde se rapproche plus de ce que j’aime, une communauté culturelle de personnes qui partagent quelque chose, un certain regard sur un projet collectif d’affinités culturelles. Ce que je vois sur la pelouse depuis quelques années ne me procure aucun plaisir, c’est comme ça : je ne suis pas nostalgique, mais c’est ce que je ressens intimement. La défaite 3-5 de Chelsea à Tottenham ne m’a par exemple procuré aucune émotion particulière. La seule chose intéressante à mes yeux, c’était l’agitation de Mourinho qui passait en boucle sans le son sur les chaînes d’information continue. Et imaginer ce qu’il pouvait se passer dans la tête d’Abramovitch…
Quel est le problème, à vos yeux ?
Disons que la communauté des joueurs représente pour les décisionnaires et le public une immense salle d’enchères. C’est la valeur dont on parle désormais, plus trop la notion de ce qui fait un champion. Les joueurs sont appréciés comme des héros financiers, pas comme des héros sportifs. Ce désir contemporain de devenir riche traduit une certaine pauvreté de la vie de beaucoup de gens. J’ai réalisé un documentaire sur le pilote automobile Fangio il y a quelques années, et bien sa vie n’était pas centrée sur ses gains. Il était pauvre mais curieux, c’est important. Maradona avait un peu cela, dans un sens. Fangio était quelqu’un riche de rencontres, qui a ensuite tout perdu en étant proche des Peron. L’angle que j’ai pris pour le documentaire, c’était le lien entre l’homme et la machine, lui et sa voiture, cette symbiose qui n’existe plus aujourd’hui : que ce soit en Formule 1 ou dans le vélo, quand tu as un directeur sportif qui te parle pendant la course, le rapport à la machine, aux éléments et aux autres n’est plus du tout le même. Fangio gagnait des courses parce qu’il savait apprécier la couleur et le ton, il maîtrisait la relation entre sa voiture et le contexte, le temps, la mécanique, la route, les adversaires… Aujourd’hui, les conférences de presse de Formule 1 montrent bien que les pilotes rejettent sur d’autres, consciemment ou inconsciemment, toute erreur d’appréciation.
Être un champion aujourd’hui, c’est inhumain ?
Je pense très sincèrement que ce qu’on demande à des sportifs où la compétition, les contacts et la pression sont très forts – je pense au football, au football américain et au rugby – est véritablement inhumain, oui. Ce niveau de pression demande un niveau de concentration tellement élevé qu’il apparaît inhumain qu’il soit parasité par des gens qui disent vouloir aider les joueurs, les agents, managers, promoteurs, responsables du marketing et des contrats commerciaux. Le style de vie des sportifs qui est promu dans le monde entier – montres, jet, bateau, top-models, cosmétique, etc. – est très symptomatique.
Pourquoi ne pas en faire un film et raconter cette histoire, dans ce cas ?
La notion de film de sport n’existe pas. Pour qu’un film sur le sport marche, il faut qu’il y ait d’abord des histoires humaines qui concernent des sportifs, pas le contraire. Moneyball est une réponse intelligente, sur le management, le vrai quotidien du baseball. Raging Bull, c’est formidable parce que l’histoire des frères et de leurs femmes est formidable. Les Chariots de feu, ce sont deux types que personne n’attend, un Juif et un Écossais, qui vont représenter le Royaume-Uni aux Jeux de 1924, ce qui pose alors un problème à la société. L’avantage du football, c’est que le scénario idéal – les deux mi-temps et la prolongation – correspond pile poil à la durée idéale d’un grand film, deux heures. Tous les films ne doivent pas faire cette durée, mais les très grands s’en accommodent très bien.
À voir à l’Institut Lumière cette semaine : Fangio (samedi 10 janvier, 11h), Les Chariots de feu (samedi 10 janvier, 19h30).
Le programme détaillé
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