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Hervé Mathoux : « On oublie que le foot est une épopée humaine »
Ce dimanche soir, Canal diffuse « C'est pas grave d'aimer le football ». Un documentaire dans lequel Hervé Mathoux, accompagné de Laurent Kouchner, part à la quête de l'essence du ballon rond en allant interroger à travers le monde anthropologues, artistes, historiens ou universitaires. L'occasion pour le journaliste de la chaîne cryptée d'« interroger sa propre passion », et de revenir aux fondamentaux.
Pourquoi avoir choisi ce titre ? C’est un postulat de départ qui voit le football comme quelque chose de mal ?Le départ de cette quête, c’est une forme d’interrogation que j’ai. C’est se demander si le foot mérite encore qu’on l’aime, avec tout ce qu’il véhicule comme idées négatives. Le constat, à la fin, c’est que quand on le comprend mieux, qu’on l’analyse et qu’on va voir des gens qui réfléchissent sur le foot depuis longtemps, on se rend compte qu’il mérite qu’on continue de l’aimer. Pendant longtemps, le titre entre nous était « Le foot, c’est pas si con » . Et puis, il y a eu cette phrase prononcée dans le sujet par l’écrivain Olivier Guez qui nous a paru pouvoir incarner le doc en entier.
On vous a déjà fait comprendre que c’était grave, d’aimer ce sport ?Oui, fatalement. Ça ne m’a pas traumatisé, ça n’est pas la majorité des gens, mais ça nous est arrivé à tous : à la fois dans le cadre privé avec des personnes qui ne comprennent pas, mais aussi dans le cadre professionnel dans lequel les journalistes de sport sont parfois regardés de haut par certains autres journalistes. José Miguel Wisnik, le professeur de littérature brésilien qui est dans le sujet, dit que les gens sont soit trop proches du foot pour l’analyser soit trop loin pour le comprendre.
Au fond, le documentaire pose la question « Qu’est-ce que c’est le football ? » , le tout en allant chercher quasiment uniquement des personnes extérieures à ce monde-là. C’est aussi par des disciplines plus valorisées sociologiquement que doit passer la crédibilité du ballon rond ? Il y a des gens qui font partie du monde du foot, et qui peuvent en parler intelligemment. Mais l’angle assumé du sujet était d’aller voir des personnes considérées comme brillantissimes dans un domaine extérieur, et qui en même temps avaient travaillé sur le foot ou assumaient leur goût pour le foot. Le doc se veut le porte-parole de tous les gens cultivés qui aiment le foot, considèrent que ce n’est pas contradictoire avec l’intelligence… Plusieurs personnes m’ont également dit : « Je vais le montrer à ma famille et mes amis qui ne comprennent pas pourquoi j’aime le foot, et ils vont enfin comprendre pourquoi j’aime ça, pourquoi c’est quelque chose que j’ai en moi. »
Ça fait quoi de feuilleter les règles originales du football, comme on vous voit le faire dans le doc ?J’imaginais un vieux grimoire de trois mètres sur trois en cuir, et je me suis finalement retrouvé avec ce tout petit bouquin. C’est toujours émouvant de se confronter à l’histoire. C’est marqué sur le bouquin, « le jeu le plus simple du monde » : c’est la force du foot. Ce qui nous occupe depuis plus d’un siècle, ce sont ces vingt pages. Dans nos débats, on oublie parfois la source. Quand je vois les prises de tête sur les mains… Est-ce qu’il a touché le ballon de la main ? Est-ce que la main était bien placée au-dessus de l’épaule ? Etc.
N’oublions pas que quand le foot est créé, c’est écrit qu’il est interdit de manipuler délibérément le ballon avec les mains. Parce qu’au moment où on écrit ça à Cambridge, les gens continuent de jouer à une sorte de foot/rugby. Ils prennent le ballon à la main, se le foutent sous le coude et courent comme un rugbyman le ferait aujourd’hui. C’est pour mettre fin à cette utilisation totalement assumée du ballon avec la main que sont créées les lois du jeu. Aujourd’hui, on siffle des mains parce que le ballon a involontairement ricoché sur une phalange… La manière d’arbitrer actuelle, ça n’est pas du tout l’esprit du foot. Pareil pour le hors-jeu : au début, s’il n’y avait pas ça, ils jouaient avec deux joueurs derrière et huit devant, et lorsque le défenseur avait le ballon, il balançait devant sur les autres qui campaient dans la surface de réparation. C’était donc fait pour que les mouvement de joueurs se fassent de manière groupée. On était loin de prendre la loupe pour voir si le joueur a une demi-rotule d’avance sur le défenseur. Mais personnellement, le moment le plus émouvant de ce sujet a été de fouler la pelouse de Sánchez Pizjuán.
Vous êtes présenté comme quelqu’un de très neutre, et ce doc parle aussi de l’âme d’enfant que garde un supporter. Vous l’avez bien eu à un moment, cette passion débordante ?On rentre dans le foot par la passion, par l’émotion. Après, quand on fait ce métier, on prend un pas de recul. On relativise. Quand tu vois l’envers du décor… D’une manière générale, les joueurs sont moins impliqués que les supporters. Une défaite, ça va fondamentalement faire moins mal à un joueur qu’à un supporter. Parce que le joueur, c’est son boulot. Neutre, je le suis. Mais j’ai la même émotion quand un match commence. On ne comprendrait même pas pourquoi je regarde certains matchs ! On est capable de se faire une soirée avec une affiche en bois, mais il y a cette espèce de mystère autour de ce que le joueur va donner. Je vibre devant l’équipe de France, les clubs français – tous, sans exception – en Coupe d’Europe. Un peu à l’ancienne. Quand on était gamin et qu’un club français jouait, on était à fond derrière.
Le sujet renvoie au côté mystique de ce sport. Mais vous arrivez à vibrer devant un match « lambda » de Ligue 1 ou Ligue 2 ?C’est sûr que lorsqu’on veut théoriser sur la puissance anthropologique du foot, c’est plus facile de le faire en se référant à de grandes affiches de Coupe du monde : Séville 82, ça parle plus que Bourg-Péronnas/Trélissac. Mais la magie du mystère, elle existe toujours. Je peux vibrer devant un bon match de Ligue 2, National ou même DH ! Ce qui compte au-delà du niveau technique, c’est l’énergie émotionnelle. Quand tu connais les histoires, les acteurs et ce que ça raconte derrière, tu peux t’enthousiasmer pour n’importe quel match.
On imagine que ça fait du bien de prendre de la hauteur, quand on passe ses semaines le nez dans les résultats et les compétitions.D’une manière générale, je me suis toujours plus intéressé à ce que j’appelle le foot littérature plutôt qu’au foot arithmétique. Les stats, tout ça, je les regarde parce que ce sont les tendances du moment, mais c’est ce qu’on leur fait dire qui me paraît le plus intéressant. Les gens oublient de donner du sens aux stats. Les histoires de clubs, d’hommes, de civilisations liées au foot, c’est quelque chose qui me passionne plus. Faire un doc là-dessus avec des gens qui t’emmènent à leur hauteur, c’est hyper intéressant. D’autant plus que c’est de plus en plus difficile de trouver de belles histoires dans le foot. La parole libre s’est peu à peu asséchée dans le monde du foot, il y a aujourd’hui très peu d’interview en face à face. C’est désolant. De plus en plus, il ne reste plus que le terrain aux gens : le joueur a couru tant de kilomètres, à droite, à gauche, etc. On oublie que le foot est une épopée humaine.
Tous les gens que vous avez croisés sont finalement des personnes qui, malgré leur position sociale et leur discipline, n’ont pas peur de dire qu’ils aiment le football.Ils disent tous que c’est plus facile qu’il y a trente ans, beaucoup évoquent d’ailleurs 98 en France comme un point de rupture. Ces gens assument et quelque part ça nous fait du bien, à nous qui aimons le foot, parce que ce sont des gens qu’on ne peut pas suspecter d’être bas de plafond. Ils tentent de percer le mystère qui fait que le foot nous tombe dessus, de manière totalement aléatoire parfois. J’ai une famille plutôt intello, et d’un coup un gamin dans la fratrie devient dingue de foot et les parents se demandent pourquoi. C’est difficile à expliquer. On voit que cette « maladie » peut finalement frapper tout le monde, y compris les intellectuels. Il paraît que Jacques Delors, par exemple, commençait toujours sa journée par la lecture de L’Équipe. Ça gagne du terrain, mais il y a aussi des gens qui font mal au foot à travers leurs attitudes, leur chauvinisme, leur violence, leur bêtise…
L’essence footballistique, vous êtes beaucoup allé la chercher au Brésil.On n’est pas obligé d’aller au Brésil pour ressentir ça : si vous allez en Espagne ou en Angleterre, vous sentez quelque chose de plus fort que chez nous. Il y a une séquence où on voit une quinzaine de personnes âgées dans une maison de retraite espagnole travailler leur mémoire grâce à des souvenirs de foot. Les trois quarts étaient des femmes, et je ne suis pas sûr que si vous prenez dix femmes dans un EHPAD en France, elles aient des souvenirs de foot… En Espagne, elles sont allées au stade avec leur oncle, leur père… Au Brésil, on se rend compte que l’histoire du pays est liée à celle du football : la libération de l’esclavage, l’émancipation de la population noire… Et là-bas, les gens assument plus leur goût pour le foot et les couleurs de leur club.
Propos recueillis par Jérémie Baron