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Henrik Rydström, un autre fotboll est possible
Avant de casser les diktats du foot suédois sur le banc de Malmö, Henrik Rydström a tour à tour été joueur frustré, critique musical, mannequin ou encore prof. Un parcours atypique qui l’a conduit à se lancer dans une mission de taille : révolutionner son sport de fond en comble. Portrait de l’un des nouveaux chouchous des fans de tableau noir, avant un match dimanche contre Elfsborg contre qui se jouera la couronne de Suède.
Alerte : attaque de cyclistes. C’est le printemps à Malmö et le tableau présenté en cette matinée de mai offre aux curieux tout ce qu’ils avaient pu se préfigurer avant de poser les pieds dans la troisième plus grande ville de Suède. Tout au long des routes qui fendillent Pildammsparken, un immense parc aménagé au début du siècle dernier pour accueillir l’Exposition nordique, les scènes s’emmêlent sous le soleil : un paquet de retraités fait du yoga sous des saules géants, un autre, plus gros, joue à la pétanque, et un troisième n’en a rien à cogner, filant à belle allure en direction d’un vaisseau sombre. C’est là-bas qu’une bonne partie de la jauge de bonheur des fans du Malmö FF se remplit ou se vide chaque week-end, là-bas qu’ils viennent hurler depuis 2009, année où le Swedbank Stadion est venu se caler aux côtés du vieux Malmö Stadion. C’est aussi et surtout là que se cacheraient depuis quelques mois les racines de l’un des derniers plaisirs coupables de quelques chercheurs en nouveauté tactique : le Malmö FF d’un certain Henrik Rydström.
Aussi fit que chauve, celui qui posait il y a quelques années encore en caleçon pour une marque de prêt-à-porter fait désormais partie de ces agitateurs qui pensent encore qu’un autre football est possible. À la besogne, aux schémas prédéterminés et aux positions fixes, Rydström préfère en effet un football sans entraves où divertissement et liberté tactique vont de pair. Au point que certains n’hésitent plus pas à qualifier la nouvelle vague ciel et blanc de « révolution ». Exagéré ? « Non, vraiment pas », appuie Jan, la soixantaine, les fesses posées sur sa bicyclette et les deux mains accrochées au grillage qui sépare le terrain d’entraînement malmogien de la verdure environnante. Au centre du gazon, Rydström enchaîne les consignes en anglais. Assis au bord de la pelouse, le milieu Mahamé Siby, arrivé de Strasbourg à l’été 2022, affirme : « Honnêtement, c’est régalade complet. Quand je suis arrivé, le club était malade et vivait une saison compliquée (la Allsvenskan se joue entre début avril et mi-novembre, NDLR). On a terminé septièmes en 2022, ce qui est le plus mauvais classement du club depuis 2009. Puis le coach est arrivé à l’intersaison, avec une nouvelle approche, de nouvelles idées, et il a vite décrispé tout le monde. Comment ? Imagine être joueur de foot et entrer sur le terrain avec un coach qui te dit avant tout de t’amuser et d’oser au maximum. C’est forcément un kif. » Le secret serait-il aussi simple ? Oui, en partie.
Écoles et récréation
Moins d’une heure après avoir fini d’animer sa séance du jour, Henrik Rydström débarque dans un survêtement moulant, souffle sur son café et se pose dans un vaste salon du Swedbank Stadion, non loin d’une photo XXL du Malmö finaliste de la Coupe des clubs champions 1979. Comment vit-il le fait de voir son nom circuler dans des cercles de geeks du jeu et les circuits de son équipe être épluchés sur des blogs spécialisés ? « Très bien, se marre le technicien, visiblement détaché des bourdonnements continus du monde du foot. Je le vis bien parce qu’on s’amuse, en fait. Je ne suis pas le genre de coach qui pense tout connaître, loin de là. J’aime créer, essayer de nouvelles choses, prendre le temps de fouiller et étudier ce que peuvent faire d’autres équipes partout dans le monde… Maintenant, on ne fait pas tout ça pour attirer les projecteurs ou pour le simple plaisir de proposer quelque chose de différent. On le fait parce qu’on estime que c’est comme ça que l’on peut faire le plus mal à nos adversaires et que l’on peut tirer le plus profit des qualités de nos joueurs. » Au-delà de la quête d’un haut taux de possession de balle (61,4% en moyenne) et d’une forte pression mise à la perte, l’idée centrale du projet de jeu de Rydström et de son staff est la suivante : ramener les joueurs à un vieux souvenir d’enfance, celui du foot pratiqué entre potes, dans un parc ou sur une plage. Simple, basique, mais loin d’être anarchique pour autant, même si le jeu de Malmö se veut avant tout « libre et vivant ». Là où un Pep Guardiola cherche généralement que ses hommes occupent l’espace de façon rationnelle, Rydström, lui, demande le plus souvent aux siens de venir densifier au maximum une zone : celle où il y a le ballon. Ainsi, il n’est pas rare de voir huit ou neuf joueurs réunis sur un seul et même quart de terrain pour générer une supériorité numérique géante. En résumé, le joueur vient au ballon plutôt que l’inverse.
Une fois le cuir en leur possession, tout repose alors sur leur interaction, leur spontanéité, leur intuition, leur qualité technique, leur inventivité et leur capacité à enchaîner les passes courtes dans des espaces extrêmement réduits pour faire voler en éclats les systèmes défensifs adverses. Le Suédois, dont plusieurs joueurs (Nanasi, Ali, Vecchia, Pena, Busanello, Rosengren) attirent naturellement le regard, n’est pas seul dans son monde avec sa lubie. Au Brésil, le doux dingue Fernando Diniz, nommé sélectionneur national en juillet dernier, a emmené il y a quelques jours son Fluminense sur le toit de la Copa Libertadores en jouant de la sorte. Lors de son passage à l’Ajax, Erik ten Hag était aussi dans cette dynamique, tout comme Maurizio Sarri avec son Napoli. En 2022, le Real Madrid de Carlo Ancelotti a également remporté une Ligue des champions en misant davantage sur les connexions entre les talents que sur des circuits répétés jusqu’à l’overdose durant des mois. Roger Schmidt, au Benfica depuis l’été 2022, est aussi de cette école, tout comme Luciano Spalletti, qui a ainsi fait briller Naples jusqu’au titre de champion d’Italie au printemps dernier.
« De loin, on peut se demander à quoi sert l’entraîneur dans tout ça, sourit Rydström. Il y a quand même une structure à construire, car sans elle, c’est le chaos total, et pour défendre, il t’en faut une très forte dans tous les cas. Notre structure avec ballon est simplement plus fluide, plus souple, plus liquide, pour ne pas inhiber la créativité. On partage les espaces tous ensemble, le ballon tous ensemble, et l’objectif est, qu’au bout du bout, l’adversaire ne sache plus compter, qu’il soit embrouillé et étouffé par la grande densité qu’on lui impose. Si obtenir un résultat positif est évidemment notre but premier, d’autant plus dans un club comme Malmö où la défaite est interdite, on veut aussi voir des joueurs qui s’amusent et un public transporté. Quand on va au musée, au cinéma ou au restaurant, on veut avoir des choses à raconter sur ce que l’on vient de voir ou de manger. Quand les gens viennent voir Malmö, on veut que ce soit pareil. » Le Scandinave de 47 ans n’est évidemment pas arrivé à tout ça en un jour et a, comme beaucoup de coachs de sa génération, d’abord tenté de coller aux préceptes du jeu de position avant de choisir de faire un pas de côté. Il a surtout eu une autre vie avant de croquer dans celle d’entraîneur. À savoir : une vie de joueur frustré.
Dostoïevski, Lucescu et Top Spin 4
Henrik Rydström a pourtant été tout sauf un footballeur normal. La preuve : lorsqu’il annonce sa retraite fin 2013 après plus de 800 matchs disputés avec le Kalmar FF, des discussions sont ouvertes pour qu’une rue ou un rond-point soit renommé à son nom. Lui estime qu’ériger une statue à sa gloire serait plus approprié. Ses dirigeants choisissent finalement de retirer son numéro 8. Invité à ne sortir sur la table qu’une image du Rydström en short, son jeune adjoint, Theodor Olsson, dégaine celle-ci : « Henrik était un milieu défensif qui criait sur tout le monde et semblait toujours en colère. Un jour, il a joué contre mon club d’enfance, le Gelfe IF, avec un énorme casque blanc sur la tête. Il s’était cassé la pommette quelques semaines plus tôt, mais il s’en foutait. Il voulait être sur le terrain, avec son short très court. Ça, c’était le joueur Henrik Rydström : un guerrier. »
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L’intéressé, lui, préfère évoquer deux autres souvenirs. Deux claques. La première a été reçue face au FC Twente, en juillet 2006, lors d’un troisième tour de la défunte Coupe Intertoto. « On gagne le match aller 1-0 en étant juste compacts et solides. Un penalty, 1-0, voilà. Au retour, il y a 1-1 jusqu’à la 50e. Un miracle, car Twente a eu le ballon presque 100% du temps. Nous avons passé le match à couvrir des espaces jusqu’à finir épuisés, rincés, sans énergie et on a pris deux buts. Je me suis vite dit qu’avec une approche plus ambitieuse, on aurait certainement économisé de l’énergie, sauf que tout au long de ma vie de joueur, le foot n’a été construit qu’autour d’une idée très suédoise : survivre. Ici, on pense avant tout à travailler dur défensivement et on ne bosse pas énormément la structure avec ballon. Sauf que j’ai commencé à me questionner : le foot doit-il toujours être comme ça ? » Bien sûr que non, et Rydström en a eu la confirmation au cours d’un autre été, lors d’un match de préparation face au Shakhtar Donetsk de Mircea Lucescu. « Mes entraîneurs me répétaient toujours d’allonger, que les passes latérales ne servaient à rien parce que les buts ne sont pas sur les côtés, rigole-t-il. Et là, on joue une équipe que l’on essaie de presser fort, mais qui ressort court avec son gardien, qui fait tourner le jeu… J’étais au milieu et je me disais : “Mais c’est interdit ! On n’a pas le droit de faire ça, si ?” J’étais totalement perdu. »
Rydström a eu quelques moments de joie fugaces dans sa carrière, comme cette Coupe de Suède soulevée en 2007 ou ce championnat remporté l’année suivante. Pourtant, il assure avoir joué la quasi-totalité de sa carrière avec « un frein à main bien serré », par peur de l’erreur. Moins technique que les autres, il dit aussi s’être construit un personnage de cinglé courant en permanence avec des yeux exorbités et à qui plusieurs adversaires ont voulu refaire le visage pour exister. Aujourd’hui, le natif de Listerby, un village planté tout au sud de la Suède, s’est surtout construit un ennemi : le perfectionnisme. « Moi, je ne me suis pas senti libre sur un terrain, regrette-t-il. On peut parler de tactique, de marquer des buts, de ne pas en encaisser, mais le plus important à mes yeux est de sentir mes joueurs libres de créer, libres de sauter dans l’inconnu, libres de vivre sans la peur de l’échec. Il faut oser, car si tu perds sans avoir rien osé, quand tu rentres chez toi, tu n’as rien. Ni plaisir, ni résultat. Bien sûr, quand tu es coach, il te faut des résultats pour durer, mais il faut aussi développer une empreinte et un esprit. J’ai compris que c’est souvent en développant cette liberté de créer, en autorisant l’erreur et en acceptant de s’éjecter du moule commun que des équipes bousculent l’ordre établi. L’Ajax l’a fait, par exemple. Le Wigan de Roberto Martinez l’a aussi fait à son époque. » Pour l’heure, toutes ses escouades (Sirius, Kalmar, Malmö) ont réussi à égratigner les diktats de la très rigoriste Allsvenskan. Des équipes à son image donc, puisque le casseur de codes suédois a très vite assumé être un type multiple et à part en dehors du rectangle vert. On l’a ainsi vu écrire des chroniques musicales pour le Barometern, un journal local de Kalmar ; tenir un blog pour le Dagens Nyeheter, où il décrivait aussi bien des parties de Top Spin 4 avec ses coéquipiers que sa passion pour Dostoïevski ; décrocher une maîtrise en études littéraires avec une thèse portant sur l’analyse du pouvoir et de la religion dans La Saga des émigrants de Vilhelm Moberg ; suivre une formation pour devenir prof de suédois ; monter une pièce de théâtre ; grimper sur scène au printemps 2012 pour dénoncer la montée de la xénophobie dans la société suédoise aux côtés des sociodémocrates et publier des tribunes pour évoquer « le poison de la haine et de la discrimination, qui s’infiltre et tue ».
« Il y a très peu de jours où je suis la personne que je veux être »
Difficile de résumer un homme aux mille visages. Henrik Rydström semble lui-même peiner à le faire : « Certains jours, je sais à peine qui je suis, écrivait-il en 2012, sur son blog. D’autres jours, je suis quelqu’un que je n’aurais jamais pensé être. Il y a très peu de jours où je suis la personne que je veux être. Mais j’essaie. Du moins, la plupart du temps. » Rydström n’est en tout cas jamais parvenu à être le joueur qu’il aurait voulu être. « Notre deuxième gardien, Petter Wasta, a un ami qui pense à moi quand il fait l’amour avec sa copine, expliquait-il à l’époque. Il pense à moi pour retarder l’éjaculation. C’est dire à quel point mon style de jeu est peu sexy. » Au-delà de ses propres limites, il a surtout souffert d’être enfermé dans le carcan du monde du football, un milieu bien trop étouffant et conformiste à ses yeux. « Il fallait se comporter d’une certaine manière et j’ai vu beaucoup de talents ne pas confirmer parce qu’ils étaient ligotés par ce contexte, souffle Rydström. Par exemple, j’ai longtemps pensé qu’on ne pouvait pas être bon au foot et lire des livres, parce que je ne voyais personne d’autre le faire dans un vestiaire et parce qu’on me regardait bizarrement quand je le faisais. C’est bête, hein, mais au départ je me cachais pour lire, pour écrire, jusqu’à ce que l’un de mes coachs installe une bibliothèque dans un coin du vestiaire. Ça a été un grand moment. » Une libération, même.
D’un coup, le milieu de terrain assume être la personne qu’il veut être : un type qui laisse dépasser de la poche de sa veste un livre de José Saramago ou qui écrit sur Bruce Springsteen. Les années ont passé et coach Rydström est toujours aussi fan du rockeur américain. Au point qu’il impose aujourd’hui à ses joueurs un exercice de pressing appelé No Surrender, en hommage au « Boss ». C’est cette volonté de faire partager ce bouillon de culture qui l’a un jour poussé à devenir prof et à enfiler ensuite la veste de coach : Henrik Rydström ne veut pas de robots, mais des types aussi ouverts et éveillés que prêts à s’arracher pour ses idées. « Au départ, il y a forcément eu des sceptiques, et des experts ont même dit que ça ne marcherait jamais, explique son adjoint Theodor Olsson. C’est souvent comme ça quand quelqu’un arrive avec une nouvelle approche. Comme dit Bielsa, on est considéré comme fou jusqu’à ce que nos idées triomphent, et il y a de ça dans la réflexion d’Henrik. Aujourd’hui, je trouve que la majorité des équipes jouent plus ou moins selon le même modèle. On aurait pu copier, nous aussi, bêtement un modèle existant, mais quelle est la beauté du truc ? Où est la recherche ? Le sel du boulot d’entraîneur, c’est aussi de ne pas faire comme les autres et de créer. »
Depuis son arrivée fin 2022 à Malmö, l’une des villes les plus cosmopolites et créatives du globe, Rydström ne peut cependant plus nourrir son esprit avec autant de forces qu’avant. Par manque de temps, et par pression inhérente au poste d’entraîneur du Malmö FF, un club où les titres sont indispensables. Il veille tout de même à ne pas laisser sa carafe exploser et continue à affiner sa méthode, utilisant son passé de prof pour capter l’attention d’ouailles avec qui il aime construire le projet de jeu, via des ateliers d’écriture ou des séances d’analyse vidéo collectives. « C’est ce que j’aime le plus dans le métier d’entraîneur : le travail sur l’homme. C’est comme écrire un article ou faire un morceau de musique, finalement. Quels mots ou quelles notes choisir ? À quel moment les utiliser ? Pourquoi ? Dans tous les cas, il s’agit de créer quelque chose et de le présenter ensuite avec la pression du jugement extérieur. » Le voilà avec l’opportunité de le faire sur un banc où il compte rester plus d’une saison et avec un groupe pour qui il a, naturellement, des rêves de grandeur. Les cyclistes sont repartis, l’entraînement du jour est terminé, mais le chauve continue de cogiter : « On veut se battre avec les gros poissons. J’ai toujours voulu montrer qu’on peut faire de grandes choses avec peu de moyens. Cette aventure avec Malmö ne fait que commencer, on doit accrocher l’Europe, et quand ce sera fait, on n’ira pas seulement pour survivre. On ira pour jouer, imposer nos idées. Il faut regarder au-delà des limites. Roberto De Zerbi, dont on s’inspire beaucoup, l’a compris et est un exemple. Moi aussi, j’ai souvent entendu : “Tu ne peux pas jouer comme ça, sortir le ballon comme ça, bla, bla, bla…” Ok, donc on fait quoi ? On abandonne et on balance ? Non, on avance, avec notre audace et nos croyances. » Jusqu’où ? Telle est la question, alors que Malmö, deuxième d’Allsvenskan avant la dernière journée, reçoit ce dimanche Elfsborg et a l’obligation de s’imposer pour remporter ce qui serait le premier trophée de la carrière d’entraîneur de Rydström. Ce serait alors une belle cerise sur le gâteau à l’heure du goûter.
Par Maxime Brigand, à Malmö
Tous propos recueillis par MB.
Portrait initialement publié dans le numéro 209 de So Foot, en septembre 2023.