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Helenio Herrera, et le football fut

Par Markus Kaufmann
6 minutes
Helenio Herrera, et le football fut

Le football des cinquante dernières années est marqué par les initiales « HH ». De Buenos Aires à Venise en passant par Casablanca et Paris, Helenio Herrera a révolutionné le rôle de l'entraîneur, la tactique, la psychologie des joueurs, le professionnalisme et même l'animation des tribunes. Son héritage reste pourtant mystérieux : décrié pour un football soi-disant destructeur, « Il Mago » a aussi été le guide du Barça le plus offensif de l'histoire.

L’immense journaliste et écrivain italien Gianni Brera, notamment inventeur du terme « libero » et ex-rédacteur en chef de La Gazzetta dello Sport, l’avait décrit comme « un clown et un génie, vulgaire et ascétique, sultan et croyant, rustre et compétent, mégalomane et obsédé par la santé… Tout cela et même plus » . Helenio Herrera n’était pas un homme comme les autres. La preuve, il avait deux dates de naissance : 1910 et 1916. Né dans ces eaux-là au bord du Río de la Plata à Buenos Aires, Helenio quitte l’Argentine à quatre ans, direction Casablanca. Fils d’anarchistes espagnols réfugiés, Herrera débarque finalement à Paris à 16 piges, pour une carrière de défenseur d’un niveau tout à fait correct (convoqué deux fois avec les Bleus, il n’entrera jamais en jeu en match international). Entraîneur du Stade Français de 1946 à 1948, il quitte finalement la France pour l’Espagne.

Et puis ? Deux décennies folles entre l’Espagne et l’Italie, durant lesquelles Herrera aura conquis les deux footballs les plus « moralement » opposés d’Europe. La chaude Espagne de la manière, du geste, celle qui célèbre à la fois le football et la corrida pour l’intensité du mouvement. Et la froide Italie qui préfère voir le terrain comme un champ de bataille géométrique, et célébrer l’esprit de la victoire et l’autorité du résultat. La première qualité du « Magicien » aura été de s’adapter à toutes les situations. À chaque fois, Herrera se fond dans l’identité de son club, poussant le théorème jusqu’au bout en ne gagnant qu’une petite Coupe d’Italie en cinq saisons avec la Roma. On a souvent présenté Herrera comme un homme sans morale, glissant des pilules magiques dans le café de ses joueurs, arrangeant des matchs, poussant ses hommes à bout et faisant carrière sur un malentendu : Herrera aurait été si myope qu’il ne voyait rien depuis son banc de touche. Avec ses dons et ses vices, dans ses grandes victoires et ses nombreuses défaites, et si Helenio avait tout simplement été l’architecte du football moderne ?

La Renaissance du football

Certes, il faut concéder que le football fut inventé par les Anglais. Mais pour faire du football autre chose qu’un jeu ou qu’un simple sport, et par cela on entend quelque chose de supérieur, il fallait la grandeur d’un esprit sans règle princière, sans loi morale, sans frontière. À la fois argentin, espagnol, français et quelque part italien, Herrera était l’homme de la situation. Dans la sombre Europe de l’après-guerre, l’esprit d’Herrera transforma le football en cinq étapes. D’une, HH métamorphosa le rôle de l’entraîneur, qui passa de « celui qui entraîne » à la personnalité centrale de tout club de football. À la fois stratège, motivateur et psychologue avec ses joueurs, Herrera dépassa sa fonction en considérant les conférences de presse et sa communication externe comme deux données fondamentales. S’amusant à annoncer les résultats de son équipe – d’où le surnom « Il Mago » (le magicien) – il fut également l’auteur de citations mythiques telles que « à 10, nous jouons mieux qu’à 11 » ou encore « l’an passé, nous étions partis très forts. Cette saison, nous avons décidé de partir plus tranquillement et de mettre tous nos efforts sur les matchs retour » . Du Mourinho avec un accent français. Surtout, le Franco-Argentin avait une telle aura qu’il fut le premier à donner son nom à une grande équipe. Après le Real de Di Stéfano ou le Barça de Kubala, on parlait de la Grande Inter d’Herrera.

De deux, Helenio transforma la façon de préparer une équipe de football. À commencer par l’usage de la psychologie. À l’Inter, Herrera avait fait accrocher aux murs du vestiaire des messages du type « Celui qui joue pour lui-même joue pour l’adversaire. Celui qui joue pour les autres joue pour lui-même » , et demandait à ses joueurs de courir en chantant le célèbre « classe + préparation + intelligence + athlétisme = trophées » . Mario Corso se rappelle : « Ces petites pancartes étaient folkloriques, mais quand on s’est rendu compte que, en suivant ces slogans, les résultats arrivaient… on a commencé à y croire » . En plus de ce travail sur le mental, Herrera fut le premier à étudier exhaustivement l’adversaire, avec un impressionnant réseau d’observateurs. Dans le recueil de citations que sa femme publia après sa mort, on retrouve certaines citations qui nous laissent imaginer ses méthodes : « Évite la monotonie, dans les discours, les entraînements, l’alimentation » ou même « Intelligence et plaisir du travail : voilà le secret du succès » .

De trois, Helenio façonna le professionnalisme dans le football. Dès son arrivée dans un club, un code disciplinaire était mis en place : pas de cigarette ni d’alcool, régime alimentaire pour tous et même langage approprié. Un joueur fut averti pour avoir affirmé à la presse « nous allons jouer à Rome » à la place de « nous allons gagner à Rome » . Surtout, Herrera est célèbre pour avoir inventé le « ritiro » , la « concentración » , bref, la mise au vert, qui pouvait être imposée dès le mercredi. « Celui qui ne donne pas tout, ne donne rien » , répétait-il.

Héros du football vertical

De quatre, le Franco-Argentin changea la mentalité des tribunes d’un stade de football. Herrera, c’était des matchs au rythme intense devant des tribunes remplies et bruyantes. En parlant en premier de « douzième homme » au cours de ses conférences de presse, « Il Mago » fit bien souvent appel à son charisme pour enthousiasmer les foules. La Curva Nord de l’Inter date de 1969, l’année suivant son départ. De cinq, Herrera révolutionna le jeu. Le « catenaccio » , le « verrou » , cette tactique « destructrice » , « ultra-défensive » . On a tous en tête ces images en noir et blanc de l’horrible but de Jaïr en finale de C1 face à Benfica, ou encore de l’Espagnol Peiro venu chiper le ballon dans les mains du gardien de Liverpool en demi-finale retour de l’édition 1965. Voilà, Herrera est resté dans l’histoire comme une sorte de Dark Vador du football. Un héritage plutôt injuste. D’une part, le football développé par ses équipes avant l’Inter était d’une liberté jamais vue auparavant. Deux Ligas avec l’Atlético à 2,76 buts/match, puis deux saisons folles avec le Barça de 1958-960, gagnant deux championnats et marquant 182 buts (3,03 par match) pour 76% de victoires. En comparaison, l’équipe de Guardiola marquait 2,57 buts/match pour 72% de victoires…

Après avoir échoué en Europe, Herrera arrive en Italie et change ses schémas. En clair : oui au jeu vertical hyper-offensif, non au but encaissé. HH reprend le catenaccio implanté bien plus tôt par la Triestina de Nereo Rocco, et donne naissance à l’Inter aux trois Scudetti, deux C1 et deux Intercontinentales. Surtout, il offre au football deux principes de jeu qui dictent le football actuel : une intensité physique phénoménale et une vitesse de jeu inouïe. Forcément, à l’époque, vitesse et brutalité font étrangement penser aux valeurs développées par les squadristi, bras armé du mouvement fasciste des années 1920. Sauf que les 5-3-2 ou 5-4-1 n’ont rien à voir avec la politique, et qu’Herrera aura surtout inventé le jeu sur les ailes et le principe de la vitesse de jeu. Sandro Mazzola retient : « On peut dire énormément de choses sur Herrera, mais personne ne peut nier qu’il avait trente années d’avance sur le football de son temps. Sans exagérer » . Derrière ce schéma défensif, l’équipe avait même une allure offensive : Luis Suárez en meneur reculé, Facchetti à gauche, le Brésilien Jaïr en ailier, Mario Corso au dribble, Mazzola à la finition et l’avant-centre Peiro. Et quelle verticalité ! Le troisième but contre Liverpool en 1965, qui offre la qualification aux Nerazzurri, est à montrer dans toutes les écoles. Plutôt fort, pour un type qui ne voyait rien depuis son banc de touche…

À lire : La suite du top 100 des entraîneurs

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