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Groundhoppers, les victimes collatérales du huis clos
Avec l'arrêt des championnats quasiment partout durant plusieurs mois et la fermeture des frontières, les groundhoppers, ces mordus qui passent leur vie à voyager d'un stade à l'autre, ont dû rester sur leur canapé. Et alors que les frontières rouvrent petit à petit, l’espoir resurgit. Quatre groundhoppers ont accepté de raconter ces mois de disette à ronger leur frein.
Les quatre groundhoppers
Valentin, étudiant en notariat, 88 stades dont 28 à l’étranger.
Basile, étudiant en stratégie de comm, 110 matchs la saison dernière.Maxime, ingénieur commercial, 61 stades en Angleterre.
Steve, opérateur en informatique, 100 stades au Royaume-Uni.
Comment ça se passe dans la tête d’un groundhopper quand on n’a pas franchi le tourniquet d’un stade depuis début mars ?Valentin : Justement, il n’y a plus rien qui se passe. Quand tu bourlingues à droite à gauche tous les week-ends, rester dans la campagne normande, ça m’a déprimé un peu.Basile : C’est compliqué… Mon activité tourne autour de ça avec les réseaux sociaux, ma chaîne YouTube, donc c’est galère. J’ai eu une bouffée d’espoir avec le derby de Belgrade qui s’est joué devant 20 000 personnes la semaine dernière. Ce qui nous fait vivre et avancer, c’est le voyage, découvrir de nouveaux endroits, de se changer la vie tous les week-ends. Le confinement pour un groundhopper, c’est ce qu’il y a de pire. Maxime : Le temps est long… Au début, ça m’a franchement permis de faire une belle pause avec le foot. Tu passes ta vie à aller au stade, à regarder des matchs à la télé, c’était une coupure sympa. La dernière fois que j’y suis allé, c’était pour un Lens-Caen, fin février. Steve : Depuis deux-trois ans avec ma vie familiale, j’ai dû me restreindre, mais ce qui est troublant, c’est de ne pas avoir de visibilité sur l’avenir. Je fais des déplacements outre-Manche au moins une fois par an, et là, je n’ai pas eu ma dose. Le Royaume-Uni est encore bien dans la crise, une quatorzaine vient d’être mise en place, c’est chaud.
Quand cette saleté de virus a débarqué, avez-vous compris que les temps seraient durs pour les dingues de stades ?Valentin : Juste après le début du confinement, je devais aller à Amsterdam pour un Pays-Bas Espagne, puis enchaîner avec un déplacement à Auxerre pour suivre Lens. Les plans ont été annulés. Je devais aussi partir à Rome pour l’Euro. Tout a capoté. Je n’ai pas trop vu la pandémie par le prisme du foot, quand on voit le nombre de victimes, les conséquences économiques, etc. Le foot était secondaire. Maintenant, plus vite on sera tranquille avec ça, plus vite chacun respectera les consignes de sécurité, plus vite on pourra retourner au stade. Pour la Coupe de Serbie, quand tu vois 20 000 mecs dans le stade, tu te dis pourquoi pas chez nous au mois d’août…Basile : L’un des seuls avantages, c’est que j’ai pu épargner; (Rires.) D’habitude, 80% de mes dépenses sont pour le groundhopping. Je devais aller à Bilbao le 19 juin pour l’Euro avec Espagne-Pologne et puis ensuite à Amsterdam pour un huitième de finale. Là, le livret à la banque est bien rempli. J’ai eu pas mal de billets d’avion annulés, du coup je me retrouve avec 300 euros de crédits de vol. Quand les frontières vont rouvrir, je serai prêt.
Steve : Le truc est arrivé très vite, et au bout d’une semaine ou deux, on s’est dit qu’on n’était pas près de voir les stades rouvrir. Juste avant le confinement, je regardais pour aller en Angleterre début mai, et ça m’a vite refroidi. Mais j’espère bien poursuivre ma quête de stades qui vont bientôt disparaître comme celui de York, Luton, Hereford qui joue en sixième division.
Il a fallu s’occuper autrement aussi…Basile : En général, je ne reviens chez mes parents à Troyes (il est étudiant à Lille, N.D.L.R.) que durant les trêves internationales. Là, c’est comme si j’avais une trêve de trois mois. Je n’ai pas vraiment le même rythme que lorsque j’étais en groundhopping. Du coup, j’ai créé un podcast totalement consacré à ce sujet. Ça permet de faire une sorte de thérapie. Ça m’a beaucoup aidé pour rester connecter avec le foot.
Valentin : Niveau passion, je me suis rabattu sur Football Manager. (Rires.) Au fond, ce n’est même pas le foot qui me manque, mais plutôt d’aller au stade, de prendre la route, de voir les potes. Mes meilleurs amis, je les ai connus grâce au foot. C’est une deuxième famille.
Maxime : J’en ai profité pour faire un peu de sport et puis j’ai lu beaucoup de livres sur l’histoire et la culture foot anglaise. Mais ne plus pouvoir voyager, c’était bien frustrant. Heureusement, j’avais fait une grosse sortie sur quatre jours fin février, avec Derby County, puis York, Burnley et Bury.
Peut-on parler d’une vision de la vie quand on est groundhopper ?Maxime : C’est tout un cérémonial, surtout en Angleterre par exemple. Tu vas te prendre ta pinte au pub, puis la petite « pie » (tourte) en arrivant au stade. C’est toute une atmosphère, le match est vécu différemment de chez nous. L’ambiance n’est pas très souvent au rendez-vous en Angleterre, mais tu es happé par un environnement, des lieux où il y a une histoire. Tu vois les portraits autour du stade, les statues, ce sont des choses qu’on ne retrouve pas forcément chez nous.
Basile : Clairement, c’est un mode de vie. Forcément, le foot me manque, mais surtout l’émotion qui se dégage des stades. Ça fait deux ans que je fais ça, la saison dernière j’ai pu faire 110 matchs, alors autant dire que là, ça change.Steeve : Les stades m’intéressent plus que les matchs. Que les rencontres aient repris ok, mais tant qu’on ne pourra pas aller au stade, il n’y a aucun intérêt. Il n’y a rien de mieux que de vivre un avant-match avec les odeurs, la petite bière, les gens qui arrivent petit à petit. Et puis tu tombes sur des personnes qui sont bouleversantes. Une fois, à Canvey Island, en septième division, je vais à un derby contre Dartford. Ma voisine de rang était une grand-mère. Elle m’expliquait que son mari était décédé dans les années 1980 et que depuis elle n’avait pas raté un seul match. Il y avait une tempête incroyable, il faisait -3 degrés et cette mamie était là. Tu te rends compte que le football, aller au stade, c’est leur vie.
Niveau anecdotes, le carnet doit être plein…Maxime : Un jour, je me rends à Aston Villa pour le derby face à Birmingham. Putain, le match était à 13h, et à 7h du matin, les pubs étaient bondés. J’arrive en voiture, il y avait une centaine de personnes qui attendaient devant chaque bistro, un truc de fou. Tony Daley, ancien joueur de Villa dans les années 1980-1990, plus de 200 matchs avec les Villans, était en train de boire un coup avec les supporters. Et puis on a tapé la discussion comme si j’étais son pote. Une journée mémorable. Une autre fois, je vais à Leyton Orient, à Brisbane Road. J’y vois beaucoup de cadres accrochés avec l’histoire du club, etc. Je regarde ça d’un peu plus près et je me rends compte que toute l’équipe et les dirigeants s’étaient rendus en France pour la bataille de la Somme durant la Première Guerre mondiale, en 1916. Et moi, je viens de la Somme. Là, le responsable adjoint du club des supporters O’s Somme Memorial Fund, Steve Jenkins, a commencé à faire une annonce pour dire à tout le monde que j’étais un Picard. On m’a applaudi dans le pub, on m’a payé des pintes, filé une écharpe, j’étais devenu un héros. (Rires.)
Steve : À Derby County, en 2009, c’est mon premier stade à l’étranger, sur une grosse affiche, face à Manchester United. En plein mois de janvier, il fait un froid de dingue. Je suis assis deux-trois rangs derrière le banc de United. J’avais à deux mètres de moi Cristiano Ronaldo, Wayne Rooney, Patrice Évra. On s’est lancé quelques petites phrases avec Évra, je n’y croyais pas.Basile : Je me souviens d’un match à Bordeaux, face à l’OM. J’avais fait l’aller-retour en 24 heures chrono depuis Lille. Finalement, un 0-0 pourri. Vers 00h30, je me retrouve dans le tramway avec une bande de Bordelais bien alcoolisés à chanter « Allez la Berrichonne de Châteauroux » parce que l’un des mecs était pour Châteauroux. On en est arrivés à parler de Benjamin Nivet, légende de Troyes, parce que j’avais son numéro de téléphone et que j’étais originaire de là-bas. C’était n’importe quoi. Un bon gros délire dans le tram’.
Quand les frontières rouvriront et que l’on pourra retourner au stade, le groundhopping va-t-il connaître un tournant ?Valentin : Ça va peut-être faire du bien à notre football français. Habitant en Normandie, j’ai prévu de faire tous les stades de N1, N2 et N3 pour redonner un peu de vie à ces clubs qui ont plus souffert que ceux professionnels. Je suis partisan d’un foot assez populaire et aller faire du groundhopping dans ces coins-là, ça peut être sympa. Dans un premier temps, je ne me vois pas repartir en Grèce, en Pologne, etc. C’est l’occasion d’aller boire une bière avec ses potes dans le club du coin qu’on n’allait pas forcément voir avant. On peut tomber sur de bonnes petites ambiances. Et puis petit à petit, je repartirai dans des stades plus imposants.Steve : Je n’en suis pas certain. Nous ne sommes pas un gros pays de culture foot, même si nous avons de très beaux stades. Et les transports ne sont parfois pas suffisamment développés comme en Angleterre. Si tu habites à Paris et que tu veux aller voir Pau, c’est galère. En Angleterre, il y a un gros réseau de bus, les trains, en un week-end tu peux faire un marathon avec trois matchs à Londres. En revanche, si la jauge est limitée à un siège sur deux, ça ne me gêne pas trop, j’irai.Basile : C’est clair que je veux revivre les choses pleinement. Je ne vais pas me déplacer à l’étranger pour voir un stade à moitié plein ou avec juste 5 000 personnes. Je vais rester très prudent et recentrer mon activité sur le foot amateur et semi-pro, en France. À travers le confinement, beaucoup de gens se sont rendu compte qu’ils étaient privés de cette liberté d’aller au stade. Certains même me disaient qu’ils s’en voulaient presque de ne pas être allés au stade avant que cette pandémie arrive. Je pense qu’on va plus souvent y aller qu’auparavant. Pour les groundhoppers plus aguerris, il y aura toujours des mecs qui vont direct prendre leur sac pour faire de grandes destinations. Maxime : Je vais prévoir un week-end en Angleterre, c’est certain. Logiquement, fin 2020, il y aura les mesures du Brexit et on ne sait pas encore comment ça va se passer. Ça se fera au feeling. Et puis on risque d’avoir une hausse de fréquentation des stades vu le manque qu’il y a chez pas mal de gens.
Si demain je vous dis que vous pouvez retourner comme avant au stade, quel est le premier endroit où vous iriez ?Maxime : Luton, ça a de la gueule. Tu as l’impression d’être dans les années 1980-1990. Un stade très atypique, en plein quartier, les tribunes n’ont pas beaucoup évolué avec le temps. Logiquement, ce stade ne sera plus utilisé d’ici deux-trois ans, j’aimerais y retourner. Et puis Goodison Park à Everton, le voir avant la rénovation, c’est l’une de mes priorités. Avec les tribunes faites par Archibald Leitch. Et puis il y a aussi Sheffield. En un week-end là-bas, tu peux te faire Hillsborough, aller voir aussi United et puis le Sheffield FC pour voir le lieu où le premier club a été fondé.Basile : J’aimerais bien retrouver la chaleur allemande. Mönchengladbach, c’est vraiment pas mal. Perso, c’est l’expérience ultime du groundhopping, avec une très bonne ambiance autour du stade. Mais j’aimerais aussi aller au Mexique. Là, demain, j’ai carte blanche, je pars trois semaines en Amérique du Sud.Steve : Mes potes vont dire que je sors toujours le même stade, mais Glentoran, à Belfast, c’est quelque chose. Il a une entrée en brique verte, le parking est dans le stade, tu as une tribune éclatée avec des sièges en bois, au loin il y a les grues de la capitale, l’aéroport George Best est juste à côté donc les avions passent au-dessus pendant le match. Et derrière les buts, t’as 150 000 drapeaux accrochés, c’est exceptionnel.Valentin : Bollaert, sans hésiter. Je rêve d’une journée où ce serait le retour de la Ligue 1 à Lens. Arrivée dans le bassin minier vers 9h après 250 bornes depuis Rouen, installation du tifo jusqu’à midi. Puis tu vas manger, tu te mets une bonne petite race et tu pars au stade avec un putain de cortège. Là, tu retrouves la Marek (le kop lensois) que tu as abandonnée depuis six mois et je pense que tu ne peux pas avoir une meilleure journée. Avec un bon coup de soleil plein torse, le pied. La vie.
Propos recueillis par Florent Caffery