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Giuliano Taccola, un destin tragique et 48 années de doute
Le 16 mars 1969, Giuliano Taccola, attaquant de la Roma, décède dans les vestiaires du stade Amsicora de Cagliari. Mais 48 ans après, de nombreuses zones d'ombre demeurent. Sa veuve, Marzia Nannipieri, continue de chercher la vérité, persuadée que la mort de son mari est liée à l'absorption de médicaments et de produits dopants, sur fond de problèmes cardiaques non soignés.
Chaque 16 mars, Marzia Nannipieri vient déposer des fleurs sur la tombe de son mari, Giuliano. Elle répète inlassablement le même rituel depuis 48 ans, en contemplant une photo en noir et blanc de leur bonheur passé, qu’elle tient dans son portefeuille. Pendant ces 48 années, Marzia a continué, sans relâche, à chercher la vérité. La vérité sur les véritables circonstances de la mort de Giuliano Taccola, ancien attaquant de l’AS Roma, décédé le 16 mars 1969 dans les vestiaires du stade Amsicora de Cagliari. Un décès pratiquement tabou, jugé « accidentel » par le tribunal de Cagliari en 1971. La veuve Taccola n’a reçu l’expertise médico-légale qu’en 1995, avec vingt-six ans de retard. Elle reste persuadée que la mort de son mari est un homicide, et qu’il est lié au dopage alors administré sciemment par les médecins de l’AS Roma et surtout par l’entraîneur de l’époque, Helenio Herrera. Retour sur une affaire sombre dont la dernière page n’a toujours pas été écrite.
Taccola, Capello et Herrera
L’histoire de Giuliano Taccola est celle de nombreux jeunes footballeurs remplis d’envie et d’espoir. Sa famille, originaire de Toscane, est pauvre. Son père est vendeur ambulant, sa mère ne travaille pas, et l’échappatoire du petit Giuliano devient rapidement le ballon rond. Il joue dans l’équipe locale, la Uliveto, et se fait repérer par les observateurs du Genoa, qui lui proposent de venir rejoindre leur centre de formation. Giuliano n’hésite pas une seconde. Il n’a que quinze ans, mais il décide de se tirer de chez lui, avec trois sous en poche, et s’en va s’installer à Gênes. Là-bas, il souhaite oublier son enfance difficile et s’invente une nouvelle vie tournant entièrement autour du football. Chez Giuliano, tout va très vite. À dix-sept ans, il tombe amoureux de Marzia Nannipieri, et l’épouse deux ans plus tard, en 1962. De leur union naîtra deux enfants.
La même année, il est prêté par le Genoa à l’Alessandria, avec laquelle il fait ses débuts en pro lors de la saison 1962-63. Il fait ses armes entre Serie B et Serie C, à Varese, Entella et surtout Savona, avec lequel il obtient une belle montée en Serie B. Suffisant pour convaincre le Genoa de le rapatrier une bonne fois pour toutes à la maison mère. Il dispute donc la saison 1966-67 en Serie B avec le maillot rossoblù, inscrit quatre buts et est repéré par l’AS Roma, en pleine quête de renouveau.
De fait, le club romain peine à exister dans le panorama du football italien. Hormis un Scudetto remporté en pleine Guerre mondiale (1942) et une Coupe d’Italie glanée en 1964, les Giallorossi n’ont rien gagné. Il faut donc recruter des jeunes joueurs prometteurs et miser sur eux. C’est ce que va faire le coach, Oronzo Pugliese, qui, lors de l’été 1967, demande aux dirigeants de recruter deux jeunes promesses : Giuliano Taccola, vingt-quatre ans, en provenance du Genoa, et Fabio Capello, vingt et un ans, en provenance de la SPAL. La première saison romaine de Taccola est convaincante. Il plante dix buts pour son baptême en Serie A et ses capacités sautent aux yeux de tous. « Il était vraiment éveillé, fourbe, très rapide, avait un tir très puissant et savait parfaitement se démarquer, se souvient son ancien coéquipier à la Roma Franco Cordova, dans une interview pour l’émission Sfide. Il avait vraiment toutes les qualités d’un grand attaquant. »
La Roma termine la saison à une décevante dixième position, et les dirigeants décident de frapper un grand coup, en recrutant sur le banc Helenio Herrera, l’homme qui avait tout gagné avec l’Inter lors des années 60. « Il est arrivé à Rome avec un passé trop glorieux pour une petite dimension footballistique comme la Roma, rembobine Cordova. Cette toute-puissance, ce pouvoir absolu, il essayait de nous les transmettre, mais à côté de lui, on se sentait comme des pauvrets. »
Opération des amygdales
Entre Herrara et Taccola, le feeling est plutôt bon. Le « Mago » compte sur son jeune attaquant, qui le lui rend bien en débutant la saison 1968-69 sur les chapeaux de roue, avec sept buts lors des douze premières journées. Mais son début de saison est mis à mal par des problèmes de santé. D’abord une fièvre. Puis un problème cardiaque. Des problèmes aux amygdales, une bronchite. Dans un entretien choc réalisé en 2013 pour Storie Di Calcio, Marzia Nannipieri se souvient de ce terrible début d’année 1969. « La Roma a fait une tournée en Espagne, et Giuliano est rentré en Italie malade. Il avait une forte fièvre. Deux ORL sont venus l’ausculter. Les deux ont dit qu’il fallait qu’il se fasse enlever les amygdales. C’est l’un de ces deux médecins, le professeur Filipo, qui a opéré Giuliano le 5 février à Villa Bianca. L’intervention a été lourde, Giuliano a perdu beaucoup de sang. À sa sortie de l’hôpital, le médecin lui a prescrit un mois de repos absolu, et lui a même dit que sa saison de foot était terminée. Pourtant, dès le lendemain, la Roma demande à ce qu’il revienne à l’entraînement. Il y va, il s’entraîne, et le soir, fièvre. Il faisait cinq kilos de moins que son poids habituel et était affaibli par les antibiotiques. Il ne tenait pas debout. À sa visite de contrôle, le professeur Filipo s’est énervé, il a dit qu’il devait s’arrêter. Mais quand Giuliano s’est à nouveau présenté face au médecin de la Roma, ce dernier a déchiré les certificats et lui a dit : « Maintenant, c’est moi qui décide. »Giuliano a donc joué un match avec la réserve le 26 février. Il est tombé dans les pommes pendant le match. »
En réalité, ce sont les ordres de Helenio Herrera, qui veut impérativement que son attaquant revienne le plus vite possible. Quitte à faire passer sa santé au second plan. Le coach allait même jusqu’à s’embrouiller avec les médecins, mettant en doute leurs diagnostics et critiquant leurs soins. Capitaine de la Roma à l’époque, Giacomo Losi se souvient lui aussi de ces retours forcés. « Il rechutait toujours dans ces crises de fièvre, parfois ça passait, puis ça revenait, détaille-t-il dans l’émission Sfide consacrée à Giuliano. Alors, les médecins du club ont commencé à lui donner des médicaments pour l’aider à aller mieux. » On y vient. Des médicaments. Mais quel genre de médicaments ? La veuve de Taccola se rappelle qu’au lendemain d’une crise de fièvre où son mari s’était senti vraiment mal, le médecin de la Roma et une infirmière étaient venus sonner chez eux pour proposer de lui faire une « injection prodigieuse » . Taccola les a envoyés bouler. Nous sommes alors le 9 mars 1969. Une semaine, tout juste, avant la mort du joueur.
Fin tragique en Sardaigne
Le 11 mars, malgré une blessure à la cheville contractée lors d’un match face à la Sampdoria, et des crises de fièvre toujours aussi imprévisibles, Giuliano retourne s’entraîner sous les ordres de Herrera. Deux jours plus tard, il est convoqué par le coach pour le déplacement sur la pelouse de Cagliari. Et même si ce dernier ne sait pas encore s’il le fera jouer ou non, il veut dans tous les cas qu’il s’entraîne avec ses coéquipiers, afin d’être prêt pour un match de Coupe d’Italie face à Brescia qui aura lieu trois jours plus tard.
La veille du match, Taccola téléphone à sa femme. « Il se sentait brisé, mais Herrera voulait le faire jouer au moins une mi-temps. Le soir, il a eu un nouvel accès de fièvre, mais le médecin de la Roma n’a pas jugé nécessaire de le faire hospitaliser. » Pour ce déplacement en Sardaigne, Taccola partage sa chambre avec Franco Cordova, suspendu pour le match. Il raconte : « Le matin du match, à 9h, le kiné vient nous réveiller. Il nous dit :« Herrera vous attend en bas pour l’entraînement. » Giuliano me regarde et me lance : « Je ne pense pas que je vais y arriver, je me sens fatigué, patraque, et puis il y a du vent. » Finalement, je lui dis : « Allez, viens, on descend, on s’entraîne 30 minutes et on remonte, comme ça le coach est content. » Et on descend s’entraîner. » L’entraînement a lieu, mais au terme de celui-ci, Giuliano fait un malaise sous la douche. À contre-cœur, Herrera décide donc de ne pas le faire jouer et de l’envoyer en tribunes, en compagnie de Cordova. Les deux hommes se rendent ensemble au stade, et assistent ainsi au match nul entre le Cagliari de Gigi Riva et la Roma (0-0).
Au coup de sifflet final, Cordova et Taccola descendent ensemble dans les vestiaires pour aller féliciter leurs coéquipiers. Mais alors que Cordova est arrêté par des journalistes pour répondre à quelques questions, un brouhaha se fait entendre dans les vestiaires. « J’entends un bordel à l’intérieur, avec des cris, replace Cordova. Et je vois alors Sirena (Paolo, défenseur de la Roma, ndlr) qui sort comme une furie des vestiaires. Il hurlait, alors je lui demande ce qui se passe, et il me dit que Giuliano va très mal. Je rentre, et je trouve alors Ginulfi(Alberto, gardien de la Roma, ndlr) en train de faire du bouche-à-bouche et un massage cardiaque à Giuliano. Tout ça pendant que Sirena hurlait comme un fou à l’extérieur pour chercher des secours et une ambulance. » Sa femme Marzia donne à son tour sa version des faits. « À son arrivée dans les vestiaires, Giuliano boit un jus d’orange et quelques instants plus tard, il fait un malaise. Le médecin du club lui a alors administré trois injections de pénicilline. Puis, ils ont fermé le vestiaire, et au lieu d’appeler en urgence une ambulance, ils ont essayé de tout nettoyer pour ne laisser aucune trace de médicament. » Dans le coma entre la vie et la mort, Taccola est transporté à l’hôpital. Herrera, lui, indique à ses troupes qu’ils n’ont pas de temps à perdre, et qu’il faut vite rentrer à Rome. Mais à peine arrivé à l’aéroport, l’ex-entraîneur de l’Inter reçoit un coup de fil de l’hôpital. La dramatique nouvelle tombe : Giuliano Taccola est décédé.
Les injections de pénicilline responsables ?
Franco Cordova était, comme tous ses coéquipiers, à l’aéroport. Sous le choc. Il se souvient d’une scène surréaliste, que l’on a du mal, encore aujourd’hui, à imaginer. « On se retrouve tous dans une pièce de l’aéroport et Herrera nous dit, mot pour mot, ces paroles :« Les gars, la vie continue, malheureusement Taccola est mort, mais nous devons penser à la Coupe d’Italie. Nous devons rentrer à Rome et aller en mise au vert, parce que la Coupe d’Italie est importante, très importante. » Voilà, ça, c’était l’homme qui avait été notre mythe pendant les années 60. » Cordova, Sirena et les autres se rebellent alors contre leur entraîneur. « La Coupe d’Italie, vous n’avez qu’à aller la jouer vous-même » , lui balance Sirena. Les joueurs de la Roma repartent donc de l’aéroport et se rendent à l’hôpital, où les attendent déjà les joueurs de Cagliari. Tous s’unissent autour de la dépouille de leur compagnon tragiquement décédé. Tout cela pendant que Herrera, lui, rentre à Rome, et répond en toute simplicité aux journalistes : « C’était un super gars, toutes mes condoléances à sa femme, nous ne savons pas quoi dire. » L’enterrement à Rome va rassembler de nombreux fans de l’AS Roma venus offrir un dernière hommage à leur bomber.
Lors des jours qui suivent, c’est évidemment l’interrogation : de quoi est véritablement mort Giuliano Taccola ? Le premier rapport d’autopsie parle d’une « insuffisance cardio-respiratoire aiguë » . Mais Marzia Nannipieri est persuadée qu’il s’agit d’autre chose. « Ils ont dit, ils ont écrit, que cette tragédie était due à une malformation congénitale au cœur (il a par la suite été prouvé que Taccola avait véritablement des problèmes cardiaques, qui n’ont toutefois pas du tout été pris en compte par les médecins de la Roma ni par Helenio Herrera, ndlr).Ils ont également dit que c’est lui qui avait voulu revenir sur la pelouse le plus vite possible après son opération aux amygdales, parce qu’il ne voulait pas laisser filer les primes de match. Ils ont bafoué sa mémoire. Giuliano ne pensait pas à l’argent, il pensait à sa vie. » Pour le professeur Filipo, celui-là-même qui avait conseillé à Taccola d’arrêter de jouer après son opération, c’est une réaction allergique aux injections de pénicilline qui est à l’origine de la mort du joueur, déjà très affaibli par ses problèmes cardiaques non soignés. En réalité, aucun rapport médical n’a pu affirmer avec certitude de quoi était mort Giuliano Taccola. La bataille de sa femme ne fait alors que commencer.
Des convictions et des révélations
Le 4 janvier 1971, un peu moins de deux ans après sa mort, le juge d’instruction du tribunal de Cagliari rend un premier verdict : la mort de Giuliano Taccola est bien accidentelle. Marzia ne veut rien entendre. Elle est convaincue que c’est la surcharge de médicaments et de produits dopants, censés permettre à son mari de se remettre plus vite de son opération et de ses blessures, qui a provoqué ce drame. Mais elle a besoin de voix pour soutenir ses convictions. Des voix et des soutiens qui, malheureusement, n’arriveront pas. Ou du moins, pas tout de suite. Vingt-sept ans d’attente, très précisément, et l’ouverture à Turin d’une enquête sur la « première mort suspecte d’un joueur de football » . Car d’autres viendront s’ajouter à la liste : celle, notamment, de Bruno Beatrice, ancien de la Fiorentina, décédé en 1987 d’une leucémie visiblement causée et aggravée par le dopage (un non-lieu a été rendu en 2009, ndlr). C’est Carlo Petrini, ancien coéquipier de Taccola au Genoa, qui va parler le premier, en mentionnant les « injections régénérantes » faites par les médecins du club. Un coup d’épée dans l’eau. L’enquête n’avance pas, et Marzia Nannipieri vit un véritable enfer, puisque, en 2001, sans travail, elle se retrouve à la rue, obligée de dormir dans sa voiture. « En 1979, le président de la Roma, Dino Viola, a juré devant une photographie de mon mari qu’il me trouverait un emploi dans une filiale de la Banco di Roma à Pise. Il n’a jamais rien fait. Pareil avec le président Franco Sensi, qui avait promis en 1994 de me redonner un emploi en la mémoire de Giuliano. En trente ans, beaucoup de promesses et pas l’ombre d’un emploi » , déplore-t-elle.
En 2005, c’est au tour de Giacomo Losi de sortir du silence, confirmant l’existence de piqûres dopantes. « Giuliano avait été opéré des amygdales et après l’opération, après chaque entraînement, il avait une poussée de fièvre. Alors les médecins lui faisaient une piqûre et ça allait mieux. Le médecin qui l’avait opéré (le docteur Filipo, ndlr) lui avait interdit de prendre certaines de ces substances, notamment à cause de ses problèmes cardiaques. » Mais l’enquête en est restée là, et ce, malgré les nouvelles révélations de Feruccio Mazzola, qui a affirmé, lui aussi en 2005, que Herrera donnait à ses joueurs « des pilules à mettre sous la langue » du temps de l’Inter, et que ces « expérimentations pharmaceutiques pour augmenter la résistance physique » avaient pu avoir des incidences tragiques sur Taccola. Malgré cela, aucune nouvelle page concrète du dossier n’a été écrite depuis. Marzia Nannipieri continue de réclamer justice, et d’accuser ouvertement les dirigeants de l’AS Roma et de la Fédération italienne d’avoir voulu étouffer l’affaire. « Il y a des manques, des omissions, des inexactitudes » , assure-t-elle. Et le fait que la ville de Rome ait rebaptisé une rue « Via Taccola » à quelques centaines de mètres du centre d’entraînement de l’AS Roma ne suffira certainement pas à faire disparaître les fantômes.
Propos de Franco Cordova et Giacomo Losi tirés de l’émission Sfide, ceux de Marzia Nannipieri issus d’une interview à Storie Di Calcio.
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