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Giovanni Privitera : « Luigi mettait la tête là où beaucoup ne mettaient pas le pied »
L’auteur Giovanni Privitera vient de publier un excellent ouvrage sur la vie, le nez et l’œuvre de Luigi Alfano, légendaire figure du Sporting club de Toulon. L’occasion de parler tacles à la gorge, tactiques d’intimidation et football des eighties... Et surtout de poser la question fatidique : était-ce mieux avant ?
Comment un professeur de civilisation italienne à l’IEP d’Aix-en-Provence en vient-il à écrire un livre sur le foot ? J’ai grandi en Sicile, à Caltanissetta. Avec mes frères, on supportait Palerme et on jouait tout le temps, donc j’ai baigné dans le foot. En grandissant, je suis devenu toujours plus passionné, au point que ce sport sert désormais de prisme pour beaucoup de mes recherches. Je l’envisage en tout cas comme une métaphore de la vie, ça a toujours été pour moi une grille de lecture. Je le répète souvent, mais si j’ai fait des études poussées, c’est en partie grâce au foot, car je me suis intéressé très tôt à des éléments de culture générale, comme les drapeaux, les villes, les pays, les langues…
Ton livre retrace la carrière d’un joueur emblématique du Sporting club Toulon, nommé Luigi Alfano. J’ai décidé d’écrire un récit, et non pas une biographie. L’idée, c’est de raconter comment ce joueur parti de rien est devenu un symbole du football des années 1980. Luigi n’était pas le plus fort ni le plus beau sur le terrain, mais sa grande force, c’était sa capacité d’adaptation. Il a toujours su vaincre l’adversité pour s’imposer au niveau supérieur, au fur et à mesure que le Sporting Club de Toulon connaissait son âge d’or en première division. Je le vois vraiment comme un personnage guerrier embarqué dans une grande épopée, des oratori d’Italie aux sommets de la division 1 française.
Comme pour tous les héros antiques, son périple commence par un exode… Effectivement, son père était barbier dans un petit village près de Naples, mais il a fait faillite au début des années 1970 à cause de la mode soixante-huitarde des cheveux longs… La famille a donc décidé de rejoindre des cousins à la Ciotat. À l’époque, Luigi a 14 ans et ne parle pas un mot de français. C’est le football qui va lui servir de fil rouge pour son intégration. Il commence à jouer attaquant à Saint-Cyr, un petit village à 15 minutes de Toulon, où il est rapidement surclassé avec les seniors.
Très vite, son talent est repéré…Oui, il est sollicité par Marseille et Nice, mais signe finalement pro en division 2 à Toulon, à l’âge de 19 ans. Il n’en partira jamais. Il va y passer toute sa carrière de joueur et aussi d’entraîneur !
Un véritable exemple de fidélité.Oui, sur ce plan, il est même supérieur à Totti, Maldini ou Beckenbauer. Cela fait plus de quarante ans qu’il est au club, à tel point qu’il est devenu une idole sur la rade.
En quoi incarne-t-il plus que les autres l’esprit toulonnais ? Toulon, c’est une ville à l’identité confuse et contrariée, coincée entre Marseille et Nice, la mer et la montagne. C’est une ville rebelle à l’esprit populaire, un peu à part, une enclave dans le sud-est qui essaie de se construire une identité par le sport. En particulier le rugby, qui est d’ordinaire le sport phare du sud-ouest. Luigi, on lui a souvent répété pendant sa carrière qu’il avait les valeurs de l’ovalie. Parce qu’il aime la gagne, la castagne. Sur le terrain, c’était quelqu’un qui ne lâchait jamais rien, qui était prêt à utiliser tous les moyens légaux et illégaux pour rivaliser avec plus fort que lui. Ce tempérament bagarreur, il l’a gardé en tant qu’entraîneur. À Toulon, le public n’attend pas vraiment un jeu léché. On veut des duels musclés, des joueurs qui rentrent dedans, des mecs solides mentalement. C’est notre identité de jeu !
Luigi, c’est quand même un gars qui s’est cassé sept fois le nez pendant sa carrière…Oui ! C’est un record, je pense, un truc de boxeur. Pour Luigi, ce nez, c’est une fierté, un stigmate de combattant. Il a l’habitude qu’on lui en parle. Thierry Roland disait de lui : « Il met la tête là où beaucoup ne mettraient pas le pied. » Un jour de match, alors qu’il venait tout juste de se faire opérer, il se le casse à nouveau sur un premier contact. Il se retourne vers Courbis et il lui demande : « Coach, ça va mon nez, il n’a rien ? » L’autre, il veut pas lui faire peur, il lui dit : « Ben, il est un peu tordu quand même. » À ce moment, Luigi le chope entre le pouce et l’index et il se le remet droit, avec un gros craquement. Et là Courbis hallucine : « Mais putain, c’est pas un nœud de cravate ! »
À Toulon, on n’est pas du genre à simuler… Dans les années 1980, le recrutement était axé sur des joueurs de la région, au tempérament volcanique, du moins méditerranéen. Dalger, Boissier, Dib, Casoni, Berenguer, Courbis, Paganelli, Emon… C’était une belle équipe, assez antipathique de l’extérieur, qui savait manier le ballon, mais jouait beaucoup sur l’intimidation. En particulier Luigi, puisque son rôle attitré était de casser la star de l’équipe adverse, que ce soit Scifo à Bordeaux, Hoddle à Monaco ou Rocheteau au PSG. Luigi l’avoue d’ailleurs sans problème : il visait davantage le tendon d’Achille que le ballon. Pour se présenter, il te mettait directement un pointu dans la rotule. Il y avait aussi une stratégie d’équipe dont il était le bras armé. Sur le premier coup franc offensif, le tireur envoyait un ballon très haut pour forcer le gardien adverse à sortir, et Luigi arrivait lancé pour le percuter de toutes ses forces, histoire de planter le décor.
Bien souvent, l’affrontement commençait dans le tunnel des vestiaires. Courbis devient coach en 1982. Une de ses consignes les plus explicites, c’était de ne pas être sympa avec les adversaires. « Vous ne leur adressez pas la parole et vous ne leur serrez pas la main, même si vous les connaissez. » Avant les matchs, on assiste donc à des scènes d’intimidation. Souvent, les joueurs de Toulon se plaçaient en face des mecs, au lieu de se mettre à côté : ils faisaient face et ne tombaient pas le regard.
Il y a notamment cette anecdote savoureuse avec l’Auxerrois Jean-Marc Ferreri… À l’époque, Ferreri est surnommé l’héritier, c’est la doublure de Platini pour le Mondial 1986. Luigi le prévient gentiment dans le tunnel : « Si tu veux jouer la Coupe du monde, mieux vaut pour toi que tu ne touches pas un ballon. » Et effectivement, Ferreri n’a pas touché un ballon du match. Sa Coupe du monde, visiblement, il y tenait.
La stratégie est sans doute efficace, bien que contraire à l’esprit du jeu… C’était un autre football, l’époque du marquage individuel. C’est une banalité, ça a été répété mille fois, mais Luigi, c’est le gars le plus gentil du monde dans la vie. Courbis disait de lui qu’il était « aussi sympathique dans la vie qu’abominable sur le terrain ». C’était un vrai cauchemar pour les stars du championnat, Enzo Scifo a récemment dit dans la presse que c’était le joueur le plus méchant contre qui il ait jamais joué. Luigi, il prend ça comme un compliment, il assume complètement. Quand Loulou Nicollin vient le voir avant un match pour lui dire de lever le pied, il répond : « Désolé, président, c’est mon jeu, c’est comme si vous empêchiez Valderrama de tirer les coups francs. » Luigi, c’était un bon joueur de tête, il a mis 31 buts dans sa carrière dont 26 sur des coups de crâne. Mais pour le reste, il était limité. Pour rivaliser avec les meilleurs, il devait jouer avec les règles. C’est un roublard au grand cœur qui a développé un véritable art de la triche.
Il était dans ce domaine plutôt bien entouré… C’est vrai que Courbis, quand il n’était pas en train de flamber au casino, a mis au point pas mal de stratégies à l’époque. (Rires.) Ma préférée, c’est celle du chauffage, quand ils reçoivent Metz. C’est le début de saison, il fait 35 degrés, on est au début du mois d’août. 24 heures avant la rencontre, Courbis fait mettre les radiateurs à fond dans le vestiaire visiteur en fermant portes et fenêtres. Luigi se souvient de Philippe Hinschberger qui sort en nage dans le tunnel : « Putain, mais qu’est-ce que c’est que cette chaleur chez vous ? » Tout était bon pour mettre toutes les chances du coté du Sporting.
Des tactiques qui permettront d’arracher une belle cinquième place en championnat, avant la déliquescence du club…La chute a été rapide et brutale. C’est à l’image de la ville, qui est pourrie par la mafia corso-italienne, la corruption, la spéculation dans le bâtiment… Le Sporting souffre de cette image, un peu comme Messine qui rechute tous les dix ans en Italie. À force de rétrogradations administratives, Toulon est reparti plusieurs fois de très bas. Aujourd’hui, les bases sont plus saines. L’objectif est de se stabiliser entre le National et la Ligue 2 dans les cinq ans à venir. Ce serait bien pour la ville qui mérite un bon club de foot.
Ton livre se termine sur une postface intéressante, intitulée « Le foot est mort, vive le foot » . Quand on entend Luigi parler du football des années 1980, on se rend compte que tout a évolué : l’identité de jeu, l’attachement des supporters, la proximité avec le public. Ce foot-là est mort, d’une certaine façon. On le voit notamment avec la territorialisation du supportariat : il est de moins en moins fréquent de supporter le club de sa ville, alors qu’avant, c’était la règle. Bien sûr, des clubs comme Bilbao arrivent à maintenir une certaine identité, mais quand un gamin de seize ans est déjà starifié sur Instagram, c’est moins jouable d’avoir un côté familial et d’être proche des gens. On peut être un vieux con et regretter amèrement cette époque, mais je dis « vive le foot » quand même parce que toutes les évolutions ne sont pas négatives. La violence par exemple, c’est mieux aujourd’hui. Luigi me parlait d’un match en D2 où un mec s’est chauffé et lui a mis un petit pont. L’action d’après, Luigi l’a découpé, à tel point qu’il a cru un moment l’avoir tué. Il a pris un jaune, mais ça équivaudrait aujourd’hui à deux ans de suspension. Sur ce point, on a progressé. Je laisse donc le lecteur choisir et se faire son idée : était-ce mieux avant ? C’était tout simplement différent.
Que retenir finalement de cette épopée alfanesque ? Le football a plein de facettes, c’est sa richesse. Aujourd’hui, j’adore les équipes de Zeman et Bielsa, mais on m’a aussi appris, quand j’étais enfant, à aimer Claudio Gentile qui ne faisait pas toucher un ballon du match à Maradona. C’est grâce à des gars comme lui et Luigi qu’une équipe de 5e division peut battre une équipe de stars, ce qui n’arrive jamais dans les autres sports. Il y a plein de façons de marquer les esprits dans le foot, il n’y a pas que les numéros 10 et les fins techniciens. Luigi, c’est un anti-héros. Parti de rien, il a réalisé son rêve de jouer avec les stars qu’il admirait. Et finalement, il a réussi à accéder au même statut, à sa façon, par des moyens détournés. À Toulon, tout le monde le reconnaît. À force de se castagner, il est devenu une légende de la rade et c’est la plus belle des victoires.
Propos recueillis par Christophe Gleizes