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Gigi Riva : « Les agents véreux vivent des illusions du foot professionnel »
Après avoir publié en 2016 Le Dernier Penalty, un récit qui chroniquait la fin de la Yougoslavie en plein Mondial 1990, l'écrivain et journaliste italien Gigi Riva vient de sortir son nouveau roman, Non dire addio ai sogni (Je ne dirai pas adieu à mes rêves, en VF). Une fiction qui, au travers de son héros, Amadou, dénonce les destins brisés de milliers d'aspirants footballeurs africains trompés par des agents véreux, qui leur font miroiter la possibilité d'une carrière en Europe. Un bon moyen, aussi, d'utiliser le football « pour raconter une temporalité particulière », en confrontant ses personnages aux attentats qui ont secoué la France entre 2014 et 2016.
Non dire addio ai sogni relate le destin d’Amadou, un jeune Sénégalais de 14 ans convaincu par un arnaqueur qu’il pourra lui faire passer des essais à l’Olympique de Marseille. Une fois dans la cité phocéenne, il lui fausse compagnie, et le jeune homme est livré à lui-même. Qu’est-ce qui vous a poussé à travailler sur la thématique des jeunes footballeurs migrants, victimes d’escroquerie ? Déjà, dans sa construction, cette histoire est tout à fait française. Après avoir écrit Le Dernier Penalty, j’ai été contacté par une revue qui s’appelle Poésie. On m’a demandé d’écrire une nouvelle sur le foot africain, car ils étaient en train de préparer un numéro spécial sur le continent. Je ne m’étais jamais occupé de l’Afrique dans le cadre de mon activité professionnelle. Quand j’étais reporter, j’avais surtout été envoyé couvrir la politique étrangère en Europe de l’Est et au Moyen-Orient, mais je ne pouvais pas dire non à Poésie. J’ai donc trouvé une association qui s’appelle Foot Solidaire, qui avait recensé beaucoup d’histoires de jeunes footballeurs africains arnaqués par de faux agents, qui les avaient emmenés puis abandonnés en Europe. J’ai écrit une courte histoire pour Poésie, mais, après ça, j’ai compris qu’il y avait matière pour un roman.
Vous êtes typiquement dans le registre de la fiction réaliste, donc ?Oui. J’ai lu, je me suis énormément documenté sur le sujet. J’ai discuté en Italie avec beaucoup de garçons qui avaient vécu des histoires analogues à celle de mon personnage principal, Amadou. J’ai notamment pu rencontrer une religieuse en Calabre, qui s’occupait de jeunes Africains qui étaient arrivés en Europe avec le rêve de réussir dans le football et avaient été trahis par de faux agents. Je me suis également intéressé à des enquêtes en cours en Italie, à Parme et Udine, où des jeunes aspirants joueurs avaient été victimes de ce qui ressemble à une traite moderne d’esclaves. J’ai aussi fait deux voyages en Afrique, au Maroc et au Sénégal, et, finalement, j’ai décidé que c’était une bonne idée d’en faire une histoire, parce que j’ai pu découvrir des destins incroyables. Par exemple, je me rappelle de ce joueur originaire du Mali qui avait été amené en France pour jouer au foot, mais avait été abandonné à son sort à l’arrivée. Après ça, il est retourné dans son pays, précisément pour combattre les soldats français qui sont là-bas pour l’opération Barkhane, parce qu’il avait désormais développé une haine contre les Français. Son cas est très particulier cependant. Plus globalement, j’ai compris que cette escroquerie qui vise les jeunes joueurs de football est un phénomène qui touche surtout l’Afrique francophone, le Mali, le Sénégal…
Vous préférez quand le registre romanesque puise concrètement dans le réel ?Je suis romancier, certes, mais je suis aussi encore journaliste. (Il a notamment été pendant de nombreuses années rédacteur en chef de l’hebdomadaire italien L’Espresso, N.D.L.R.). J’aime raconter des histoires, comme celle de Faruk Hadžibegić dans Le Dernier Penalty, qui s’inscrivent dans ce qu’on pourrait appeler la littérature du vrai, en s’inspirant de plusieurs éléments réels.
L’un des thèmes majeurs du roman, ce sont les rêves piétinés, brisés, de ces jeunes footballeurs migrants qu’on fait venir en Europe pour mieux les abandonner ensuite. C’est une face obscure du football trop peu traitée dans les médias selon vous ?Sans doute. La famille d’Amadou doit payer plusieurs milliers d’euros à un soi-disant agent pour qu’il puisse lui faire passer des essais à Marseille. Finalement, il l’abandonne à l’aéroport. Des histoires comme ça, on peut en recenser des milliers… On peut supposer qu’il est plus facile de vendre aux passionnés de foot des récits glorieux, avec des protagonistes millionnaires, qui cumulent les succès. Ces héros doivent communiquer du bonheur au spectateur. Regardez cette période de Covid : à l’exception de la Ligue 1, les championnats majeurs sont allés à leur terme. Il fallait que le foot continue de donner du bonheur à une population européenne touchée par le coronavirus. On parle d’un sport très financiarisé, avec des énormes enjeux économiques, il est sûrement plus profitable de se concentrer sur le côté positif de l’histoire.
Ce football fantasmé serait avant tout une fabrication commerciale ?Ce qui est certain, c’est que nous avons vendu ce rêve de devenir riche à travers le football à tout le monde. Avec le développement de la télévision satellitaire, le fantasme de venir en Europe, d’avoir beaucoup d’argent en jouant au foot, est devenu celui de beaucoup de jeunes sur toute la planète. Quelques élus ont réussi, mais, pour un joueur qui devient professionnel, combien de milliers échouent ? Les agents véreux, notamment en Afrique, vivent de ces illusions associées au foot professionnel. Ils utilisent à leur profit les espoirs des gens. C’est une forme d’exploitation particulièrement dramatique à mon sens, car elle siphonne et détruit les rêves de ces personnes.
Il n’y a pas que le rêve d’Amadou qui est détruit dans le processus, c’est toute sa famille qui est affectée.Oui, Amadou a une sœur et, comme lui, elle rêve. La télévision lui a transmis d’autres fantasmes. Elle regarde beaucoup Fashion TV, une chaîne de télévision internationale dédiée à la mode et au mannequinat, qui diffuse des défilés 24 heures sur 24. Elle rêve de devenir styliste en Europe. Mais elle doit se sacrifier pour Amadou, car ses parents n’ont pas les moyens de lui payer son voyage pour la France, où il deviendra supposément un joueur de foot grassement payé. Donc, elle doit se marier à contrecœur avec un homme beaucoup plus âgé, qui versera une dot à sa famille, pour payer le billet d’avion de son frère pour Marseille. Cet élément de l’histoire est lui aussi inspiré de faits réels. J’ai pu échanger avec un migrant en Italie, la chose la plus déchirante qu’il m’avait racontée, c’était ceci : « Ma sœur a épousé un vieil homme riche pour me permettre de réaliser mon rêve. Mais mon rêve n’en était pas un. C’était un cauchemar. »
Mi-novembre, Doudou Faye, un aspirant footballeur sénégalais de 14 ans, est mort alors qu’il tentait d’émigrer aux îles Canaries. Ça fait tragiquement écho à certains des thèmes de votre roman. Oui, c’est une triste coïncidence. Doudou Faye avait le même âge qu’Amadou lorsqu’il émigre dans le roman – 14 ans -, il jouait ailier, comme mon personnage, ils partagent aussi la même nationalité. Un intermédiaire lui avait promis qu’un club italien était prêt à lui donner la possibilité de jouer… C’est toujours glaçant de voir partiellement se réaliser quelque chose que tu as imaginé dans un roman de fiction, même si cette fiction s’inscrit dans le réel.
Le cauchemar d’Amadou, lui, n’est pas tout à fait exempt d’espoir et de mains tendues.Oui. Amadou a 14 ans au début du roman, 16 à la fin, donc son récit est celui d’un voyage initiatique, où il découvre aussi le sexe et l’amour… Après Marseille, il migre à Nice, puis à Rome et, à chaque fois, il trouve toujours quelqu’un d’à peine mieux loti que lui qui va l’aider. Son histoire, c’est celle d’une rencontre entre les derniers et les avant-derniers. Le circuit des immigrés qui arrivent en Europe, c’est un monde parallèle au nôtre, où il y a beaucoup plus de solidarité. Il y a toujours quelqu’un qui te tend une main pour t’aider. Ce n’est pas un cliché. C’est un monde à côté, alternatif, où des gens qui ont des difficultés similaires s’entraident vraiment.
L’action du roman s’étend sur la période 2014-2016. Pourquoi avoir choisi cette temporalité spécifique ?Je pense qu’en l’espace de ces deux années, la France a été particulièrement touchée par les attentats, les problématiques liées aux banlieues ont également ressurgi au premier plan du débat public. J’ai pensé que c’était une bonne idée de faire évoluer Amadou dans la périphérie de Marseille. Ensuite, je le fais partir pour Nice, dans le quartier de l’Ariane – où je suis allé enquêter pour le roman – qui est une des banlieues françaises qui a donné le plus de combattants français à l’État islamique. Je voulais que mon personnage se confronte à certains problèmes de son époque. C’est-à-dire, les trafics de drogue, la rencontre avec certains éléments radicalisés par les discours djihadistes… Je voulais aussi raconter comment certains individus en banlieue se sont extrémisés progressivement.
Pourquoi en faire un élément aussi central du récit ?J’ai été l’envoyé spécial de L’Espresso lors des émeutes de banlieue en France, en 2005. Puis, je suis retourné en France à la suite des attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan. J’ai passé des nuits en banlieue pour voir ce qui avait changé ces dix dernières années. En 2005, je pense que les jeunes se révoltaient, car ils demandaient à être précisément davantage français. Ils se rebellaient contre leur situation, car ils n’étaient pas considérés comme des citoyens de la république, qui ne les traitait pas comme il se devait, les avait abandonnés. En 2015 et 2016, je suis retourné enquêter en banlieue et j’ai constaté une situation complètement différente. Certains jeunes ne demandaient plus à être traités avec les mêmes égards que les autres Français, mais avaient plutôt préféré embrasser une théorie radicale inspirée de la pensée islamiste. La détresse sociale des exclus du système a été instrumentalisée par les discours radicaux, et mon protagoniste est directement confronté à cette problématique-là.
Les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan incitent Amadou à quitter la France pour Rome, notamment parce qu’on lui explique qu’il n’y pas de terrorisme islamiste en Italie, en partie grâce au contrôle exercé par la mafia. C’est une spécificité italienne selon vous ? En Italie, on se demande souvent une chose : pourquoi est-on les seuls à avoir été épargnés par les attentats islamistes quand la France, l’Allemagne, l’Espagne, et l’Angleterre ont été visés ? Il se trouve que beaucoup d’agents des services secrets italiens théorisent que, si on n’a pas eu d’attentat en Italie, c’est en partie parce que les territoires abandonnés par l’État, qui ne sont donc plus sous son contrôle, le sont sous celui de la mafia. Hors, celle-ci doit faire des affaires. Elle empêche donc l’organisation d’attentat dans les zones qu’elle supervise, car elle ne veut pas que la police s’intéresse à ses territoires.
Vos deux derniers livres se servent à chaque fois du football comme tremplin pour évoquer des thématiques politiques, historiques et sociétales. Vous allez continuer dans cette voie ?Pas du tout. L’action de mon prochain livre se déroulera à Nembro, qui est un village proche de Bergame dont je suis originaire, je ne suis pas supporter de l’Atalanta par hasard. Nembro est un peu le symbole de ce que le coronavirus a fait subir à l’Italie. C’est un village de quelques milliers d’habitants qui a déploré 188 morts en deux mois, c’est la ville la plus touchée dans toute l’Italie en proportion de sa population. Quand ils ont fait les examens sérologiques, ils ont découvert qu’il y avait eu 5000 cas de covid-19 sur 10 000 habitants. J’ai grandi là-bas, je connaissais l’histoire de quasiment tous ceux qui sont morts. Beaucoup d’entre eux faisaient partie intégrante du panorama du village : la femme qui travaille à la mairie, le propriétaire du cinéma de la ville, le chef de la police municipale, le médecin… Tous ces gens ont disparu brutalement, en l’espace de deux mois. En racontant ce qui s’est passé à Nembro, je veux raconter l’histoire vraie du coronavirus dans mon pays.
Par Adrien Candau
Tous propos recueillis par AC