- France
- RC Lens
Gervais Martel : « Le foot accueille tout le monde, y compris les cons »
À 68 ans, celui qui a dirigé le RC Lens durant 29 ans a décidé de se confier dans un livre au titre plein de promesses, Y a rien qui va mal. L'occasion de revenir avec lui sur l'évolution du foot français, les nouveaux profils de présidents, l'importance prise par les supporters et bien sûr Tony Vairelles.
Comment analysez-vous les événements qui ont provoqué le report de Marseille-Lyon ?
C’est lamentable. Je suis passionné par tous les sports. J’ai suivi la coupe du monde de rugby, j’ai été voir des matchs, je n’ai pas vu un seul incident. Mais encore une fois, on retrouve le foot en Une de l’actualité à cause de gens… Adil Rami a dit quelque chose d’important : « On confond rivaux et ennemis. » La rivalité, c’est ce qui fait le charme du foot. Mais ennemis ? Balancer une brique sur quelqu’un, c’est un attentat.
Depuis quelque temps, les incidents impliquant des supporters, à l’intérieur ou à l’extérieur des stades, se multiplient en France. C’est un simple reflet de la société, comme on a coutume de dire, ou c’est le football lui-même qui a un problème ?
En tant que sport numéro un dans le monde, le football accueille tout le monde, les bons et les mauvais, y compris les cons. Et en France, on en fait un élevage. Et ça a des conséquences : dans les sports d’élite – même si je n’aime pas ce mot – comme le rugby qui est un sport de privilégiés, on n’a pas les mêmes sponsors que dans le football. Je pense qu’il y a un lien avec le genre d’événements qui se sont déroulés à Marseille. Il y a plein d’entreprises qui refusent de venir dans le football. Mais ce n’est pas spécifique à la France, la connerie est universelle.
Les supporters ont pris une telle importance qu’on les voit régulièrement convoquer les joueurs à la fin des matchs pour leur faire la leçon. C’est surréaliste, non ?
À Lyon, ils se sont même mis au garde à vous devant les supporters. Avec moi, si les mecs nous insultent on se casse, on rentre au vestiaire. On donne certainement trop d’importance aux supporters, comme on l’a vu à Marseille. Il n’y a pas assez de sanctions. On parle d’interdictions de stade : Lens, j’ai eu des interdits de stade qui venaient me narguer devant le bus. Les mecs mettent un faux nez et ils rentrent quand même dans le stade, c’est des conneries ! Il faut mettre des peines de prison, comme en Angleterre !
Comment faisiez-vous, à Lens, lorsque vous aviez des problèmes avec des supporters ?
J’allais leur parler, je ne me dégonflais pas. Aujourd’hui, on est dans un football qui est différent, avec des propriétaires étrangers, ou qui ont plusieurs clubs. Le supporter a parfois du mal à s’y retrouver. C’est comme ça, c’est la mondialisation. Si on ne l’accepte pas, on ne s’occupe plus de football.
Avec Jean-Claude Plessis, Louis Nicollin, Jean-Louis Triaud, Jean-Michel Aulas, Carlo Molinari et bien d’autres, vous faisiez partie d’une race de présidents aujourd’hui en voie d’extinction, remplacée par des représentants de fonds d’investissement étrangers. Qu’est-ce que cela dit de notre football ?
Il reste quand même Jean-Pierre Caillot, Laurent Nicollin ou Bernard Serin, mais c’est vrai qu’il y en aura de moins en moins. Ma réponse de vieux con, c’est que c’était le bon temps. Dans mon bouquin, je raconte que je devais déjeuner avec Pape Diouf alors que j’étais au Sénégal, et qu’on a reporté parce que j’ai dû rentrer en France à cause du COVID. Bon bah on ne mangera jamais ensemble. Lui et Jean-Louis Campora, extraordinaire président de l’AS Monaco, ils ont été là lorsque j’étais en difficulté. J’ai vendu Hilton à l’un et Pierre-Fanfan à l’autre alors qu’on n’était pas du tout d’accord sur les chiffres. Je leur ai dit : « Filez-moi un coup de main, les gars, je suis dans la merde. Je veux deux fois ce que vous me proposez. » Ils m’ont dit « OK », on s’est tapé dans la main par téléphone et c’était fait. On n’avait pas besoin de juristes pour vérifier si les joueurs avaient les oreillons ou je ne sais pas quoi. Aulas, idem. Il est ce qu’il est, mais ça a toujours été correct. Aujourd’hui, on a une manie intolérable, qui est d’avoir des mecs propriétaires de plusieurs clubs. C’est la porte ouverte à tout, on ne sait pas ce qu’il se passe. Là, y a Molenbeek qui a filé un joueur à Lyon, bon… Le grand public aime s’identifier à son club, à ses couleurs, l’ADN, les joueurs formés au club. Et pour ce grand public, ça devient de plus en plus compliqué.
Qu’est-ce que cela vous inspire qu’il y ait maintenant la possibilité de mener des carrières de dirigeants en changeant de clubs régulièrement ?
C’est à mourir de rire. Je respecte parce que je n’ai rien contre les gens, mais… En 2018, lorsque j’ai quitté Lens, j’ai été contacté par trois clubs : un en Ligue 1, un en L2 et un à l’étranger. C’était impossible, je suis estampillé RC Lens, je vais aux matchs depuis que j’ai 5 ans. Si vous voulez un conseil je vous le donnerai, mais je suis Lens. Je suis peut-être un vieux con, mais c’est comme ça. Maintenant, il y a des présidents délégués, des DG qui peuvent changer de club comme de chemise… J’accepte, je suis bon public. Un gars comme Pablo Longoria, il a du mérite. Il est espagnol, président de Marseille avec un patron aux USA. C’est compliqué pour lui, parce que les mecs de Marseille, ils aiment parler leur langue (il prend l’accent du Sud). Cela n’excuse rien, mais je comprends que de temps en temps, il y ait des débordements ou de la lassitude. Ce qu’il s’est passé avec les Lyonnais, c’est autre chose, c’est un problème sociétal. Ce que les mecs ont oublié, c’est que le football, c’est du chauvinisme. Si tu demandes à un mec de Milan s’il préfère remporter le Scudetto ou la Ligue des champions, il te répondra le Scudetto. Pareil en Angleterre. En France, la plupart des mecs qui arrivent avec des fonds étrangers considèrent que le local est secondaire – ce que n’a pas fait Joseph (Oughourlian, actuel président du RCL, NDLR) et je l’en félicite. Ils font venir des mecs qui ne connaissent rien à l’histoire des supporters, des joueurs, etc. Et cela donne des catastrophes. Pourquoi tous ces propriétaires étrangers prennent des entraîneurs étrangers ? Ils estiment qu’il n’y a que des cons en France ? Notre formation est la meilleure au monde et nos entraîneurs seraient des cons ? Ça n’existe pas, ça. C’est des conneries ! À Bordeaux, Lopez vire Guion pour prendre Riera. J’ai rien contre Riera, mais vous ne pensez pas qu’il y avait des mecs capables en France ? Haise, il sort d’où ?
Justement, les présidents de type Gérard Lopez, qui possèdent plusieurs clubs et en changent régulièrement…
(Il coupe.) Je n’ai pas d’avis sur Gérard Lopez. Les mecs qui ne mettent pas d’argent et qui se prennent pour les conseillers en chef du football français, bon…
Est-ce qu’aujourd’hui, un président « à l’ancienne », comme vous l’étiez, peut être champion de France ?
Je ne crois pas. Même Aulas, qu’on pensait insubmersible, qu’on voyait garder l’OL jusqu’à sa mort, a vendu. C’est comme en Formule 1, les plus gros budgets ont les voitures qui vont le plus vite.
En 2015, le RC Lens est sauvé in extremis d’une relégation administrative par François Hollande, que vous remerciez dans votre livre. Quel est votre rapport à la politique ?
J’ai été sollicité par tous les présidents de la République pour faire de la politique. Je n’ai jamais voulu, pour une raison très simple : je suis le président de tout un peuple lensois, parmi lequel on trouve des petits, des gros, des noirs, des jaunes, des blancs, d’extrême droite, d’extrême gauche, centristes, ce que vous voulez. Si je m’étais engagé en politique, j’aurais fait beaucoup de déçus. Et moi, je ne suis pas là pour faire des déçus. J’ai cette passion depuis que j’ai 5 ans et que mon père m’a emmené voir un Lens-Rouen. Il y avait Maryan Wisniewski qui jouait. Et depuis, le RC Lens est toute ma vie. Je ne peux pas décevoir les gens, ils m’ont tellement apporté. De temps en temps, ça a chié avec les supporters. On avait parfois des avis différents, mais on se respectait.
Vous avez tout de même une sensibilité politique…
Mon grand-père a eu 14 médailles pendant la guerre de 14-18, donc il était gaulliste. Mais j’ai beaucoup de copains au centre, à gauche ou à droite. Il y a des cons partout, tout comme il y a des mecs super. Il y a des super mecs au parti communiste. Je me suis toujours bien entendu avec tout le monde, car j’ai toujours défendu ma seconde famille qui est le RC Lens. Et quand vous parlez du RC Lens, les gens sont à l’écoute.
Vous avez été président de l’UCPF durant 15 ans et représentant des clubs professionnels à la Haute autorité du football, auprès de la FFF. Ce sont des rôles éminemment politiques, non ?
L’UCPF était le premier syndicat représentant les dirigeants, j’ai été fier d’en être le président. En plus, j’ai formé un gars que j’aime bien, Philippe Diallo. C’est un syndicat important, parce qu’il n’y en a que pour les joueurs. Quand le club gagne c’est grâce aux joueurs, et quand il perd c’est à cause du président ou de l’entraîneur. À Lyon, vous ne pensez pas que les joueurs sont un peu responsable ? Peut-être que ça a été mal géré, Textor, tout ce que vous voulez. Il n’empêche que quand on regarde les noms sur le terrain, ce ne sont pas des branquignols. Cela prouve quoi ? Qu’en foot, on ne sait jamais ce qu’il va se passer. C’est un film policier dans lequel on ne connaît jamais l’assassin en entrant sur le terrain. Et c’est ce qui est formidable, non ?
Humainement, quels sont les joueurs qui vous ont le plus marqué durant votre carrière à Lens ?
Sikora, Walemme, Warmuz, Keita… J’en ai plein ! J’aimais mes joueurs. Ma passion était d’aller aux entraînements, discuter avec eux, savoir ce qui n’allait pas… Dans les vestiaires, j’intervenais peu, sauf lorsque ça allait mal. Qu’est-ce qu’on a besoin d’intervenir quand ça va bien ? Aujourd’hui, il y a des présidents qui parlent à tort et à travers partout. La place du président, c’est en tribune. Chacun sa place. Le rôle du président, c’est emmener les mecs au mur (sic). C’est qu’ils aient confiance en toi au point d’abattre des montagnes. C’est comme cela qu’on a été champions en 1998. Pour bien gérer son club, il ne faut pas que l’aspect médiatique l’emporte sur le reste. Or, maintenant, on a tellement d’émissions et de journaux… Moi, j’attendais avec impatience le match. Je partais avec mes joueurs, je rentrais avec eux parfois à trois heures du matin avec les boules d’avoir perdu. Mon chien faisait le loup pour bien que mes voisins soient au courant qu’on avait perdu. Mais même dans ces moments difficiles, il faut être près des gens. C’est ça, la vie. Être près des gens.
Vous êtes pour les caméras de télévision dans les vestiaires ?
Totalement contre ! Quand on fait entrer une caméra, ça veut dire qu’on a une idée de plan de communication. J’ai pas besoin de caméras pour raconter… Une de mes plus belles victoires, c’était à Kaiserlautern (3e tour de la Coupe UEFA, en décembre 1999). La veille, je suis au repas officiel avec les Allemands. J’ai fait allemand LV1. Ils parlent entre eux du prochain du tirage au sort, lorsqu’ils auront éliminé « ces baltringues ». Et moi, je comprends tout. Putain, je sors de là, je dis rien, je fais l’idiot. Et le lendemain matin, j’ai dit à mon équipe tout ce que j’avais entendu. J’ai parlé avec mon cœur. On les a battus 4-1. Il n’y a pas de secret. Les joueurs étaient bons et en plus, ils avaient la rage.
Et sportivement, quels sont les joueurs qui vous ont le plus impressionné au RC Lens ?
J’en ai eu beaucoup. Varane, Keita, Kondogbia, Vairelles, Sikora, Aurier, Diouf… Un jour, Georges Tournay, qui entraînait la réserve, m’a dit de venir voir un gamin de 15 ans qu’il faisait jouer 8. C’était Varane. Je m’en souviendrai toujours. Je me suis dit : « Lui, il sort de l’ordinaire. Si les petits cochons ne le mangent pas, ça va le faire. » Mais je pourrais raconter la même chose à propos de (Seydou) Keita ou (Vladimír) Šmicer.
En tant que représentant des clubs professionnels à la Haute autorité du football, c’est vous qui avez instauré le mercato d’hiver en France. Avec le recul, vous ne le regrettez pas ?
C’est un peu dommage, mais il était déjà en place dans beaucoup de pays. Mais oui, il n’est pas normal qu’avec de l’argent, on puisse changer toute son équipe en cours de saison.
Ne faudrait-il pas le réglementer ? Par exemple en limitant le nombre de mouvements autorisés par club ?
Je suis d’accord. Il creuse les inégalités entre les clubs riches et les autres.
Chacun a sa propre définition de ce qu’est un « grand club ». Quelle est la vôtre et en existe-t-il en France ?
Pour moi, un grand club, c’est un club qui est régulier sur la scène européenne. En France, il n’y a que le PSG.
Et l’OM ?
L’OM, c’est une énigme. C’est un club que j’aime bien parce qu’il y a de la ferveur, parfois excessive. Mais aujourd’hui, l’OM n’a plus les moyens de ses ambitions. Ce n’est plus un grand club au sens où je l’entends. Ils vivent dans la nostalgie de 1993, alors qu’aujourd’hui, ils ne passent pas le tour préliminaire contre des Grecs. Je pense que Lens peut devenir un grand club européen. Il en a les moyens. Il est malin, il investit… N’importe qui ne peut pas acheter Elye Wahi. Le club décevant, c’est Rennes, parce que c’est Pinault, ce n’est pas rien, et qu’ils ont des résultats bien en deçà de la qualité incroyable de leur effectif. Lyon a été un grand club, aujourd’hui ils sont derniers. Quand t’as un mec qui rachète le club 800 millions et qui derrière ne passe pas la DNCG, tu te dis qu’il y a un problème. Soit les mecs qui préparent les dossiers sont des cons, soit il y a quelque chose qui m’échappe. T’achètes le club 800 millions et ta carte OL ne passe pas au resto… Comment veux-tu que le grand public comprenne ça ?
Justement, on sent une baisse d’intérêt du grand public pour le football…
On est un peu en train de perdre notre âme, avec toute cette violence et cet argent.
Est-ce que le football peut disparaître ?
Non, c’est impossible, t’es fou. C’est comme si tu me disais qu’il n’y aura plus de voitures demain matin. Je vais souvent au Sénégal parce que je m’occupe d’enfants là-bas. Il y a 3 mois, j’ai assisté à une demi-finale de navétane, un tournoi de quartier, sur un terrain de merde en terre. Il y avait 3000 personnes ! Le football respire plein pot !
Le RC Lens a une cote de popularité élevée à peu près partout en France. Qu’est-ce que les gens aiment chez ces fameux Sang et Or ?
Quand on était en Ligue 2, un sondage indiquait que nous étions encore le 4e club le plus populaire de France. On est un club sympa ! On a des valeurs, on ne fait pas d’esbroufe et on a une équipe dans laquelle pas une tête ne dépasse. C’est un collectif dans lequel il est difficile de ressortir une individualité. Mais il y a des mecs extraordinaires. Pour moi, Sotoca est une grande star qui court comme un malade à tous les coins du terrain. C’est ça qu’aiment les gens. Le panache. C’est mieux de gagner, mais perdre alors que tes joueurs ont tout donné, ce n’est pas grave. C’est ça que les gens aiment bien.
Vous avec des nouvelles de Tony Vairelles ?
Bien sûr ! Il va très bien. J’étais au match contre Eindhoven avec lui. Son affaire judiciaire va se tasser. Je pense qu’il n’y était pour rien, il a été pris dans un contexte. C’est un super mec. C’est Tony Vairelles !
Propos recueillis par Mathias Edwards, à Boulogne-Billancourt
Y a rien qui va mal, le livre écrit par Gervais Martel en collaboration avec Bernard Lions et aux éditions En Exergue est disponible partout depuis le 3 novembre.