- Mondial féminin 2011
Gazon maudit
Il y a la coupe du monde, les petites tenues apprêtées et les Unes de la presse nationale. Et il y a Bagneux, club de football féminin comme il en existe des dizaines d'autre : sans moyens, sans reconnaissance, et sans avenir. Voyage dans une saison de foot féminin, le vrai.
“Je suis content qu’une telle brouteuse de pelouse soit allée brouter à Bagneux.” Une formule au ras des pâquerettes en guise d’adieux. Il y a douze ans, c’est par ces mots fleuris que Philippe Pemezec, maire du Plessis-Robinson et poète à ses heures perdues, avait salué le départ de l’équipe féminine locale et de sa capitaine, l’ex-internationale Nicole Abar. Entre autres mesquineries, “ils éteignaient la lumière avant la fin des entraînements et parfois on n’avait pas de vestiaire pour se changer”, se rappelle Leïla, 28 ans, seule rescapée de cette époque. Depuis, les filles jouent à Bagneux, ville de 40 000 habitants au sud du périph’ parisien. Ici, ça fait plus de 25 ans que le maire est une femme. La première à occuper le poste a même été condamnée pour prises illégales d’intérêts. Un endroit où les dames n’ont donc plus grand-chose à apprendre des messieurs.
Un jeudi soir de janvier, dans le décor aseptisé de l’Insep. Sur un synthétique, Bagneux affronte les gars de la Garde républicaine. Au bord de la touche, des cookies faits maison dans des saladiers. Les militaires ont mis les petits plats dans les grands. Pas vraiment rancuniers : ils n’auront que quelques miettes à se mettre sous la dent durant le match amical, baladés par le jeu collectif adverse. Ils le remporteront, sur deux contres. Malgré la défaite, l’entraîneur de Bagneux a les dreadlocks qui frissonnent. De froid, mais aussi de plaisir. “Quand je vois la qualité de jeu que l’on peut développer face à une équipe de mecs… ”, soupire, rêveur, ‘JF’, mix de Karembeu et Kavanagh, à l’humour parfois hors-jeu. Ce soir-là, il lui restera le kif d’avoir montré que ses “nanas” pouvaient jouer au football. Plutôt pas mal. “J’ai déjà emmené des filles à des tournois mixtes. Les garçons sont restés sur les fesses.”
Des internationales, une enseignante-chercheuse, pas de prime de match
Changement de décor. Sols en bois décati, vestiaires aux murs bleuâtres, avec douches et toilettes séparées. Seule nouveauté, un radiateur qui peine à réchauffer le couloir. Dehors, le terrain rouge bosselé est raccord. L’été, la poussière fait office de fond de teint. Les lieux feraient flipper n’importe quelle équipe de deuxième division de district. C’est pourtant ici que s’entraînent les seniors féminines de Bagneux, en deuxième division tout court. “Après l’entraînement, on dirait que je reviens de la mine”, s’amuse Elodie, la gardienne.
Les dimanches de match à domicile, les filles peuvent jouer sur la pelouse du stade d’honneur. Pas de tribune digne de ce nom. Mais comme il n’y a pas de spectateur… Evoluant au niveau National, ces dames sont même prioritaires. Enfin normalement : l’an dernier, un match a dû être interrompu après l’envahissement du terrain. Certains n’avaient pas apprécié de devoir céder le gazon aux joueuses. “Les garçons ont du mal à accepter que les filles passent devant eux”, résume Leïla, qui en a vu d’autres.
Equipe fanion ou pas, à Bagneux, les footeuses vivent le ‘haut niveau’ en amatrices. La présence de trois internationales algériennes et une camerounaise n’y change rien. ‘Elo’, la gardienne, est enseignante-chercheuse à Bobigny. Leïla, la capitaine, travaille comme opératrice de saisie au marché de Rungis. Laure, défenseuse curieuse – “Pourquoi vous suivez Bagneux ?” – est policière. Sur les CV des autres, on trouve une experte-comptable, une éducatrice sportive, des étudiantes… Dans l’ombre des mastodontes comme Lyon, le PSG ou Montpellier, les autres clubs vivotent. Alors que les Lyonnaises disposent d’un budget de plus de 3 millions d’euros, les Balnéolaises doivent boucler la saison avec une enveloppe annuelle de 85 000 euros pour une centaine de licenciées. Aucune prime de match. Seules quatre joueuses habitant à l’autre bout de la région sont défrayées de leurs frais de transport pour venir s’entraîner. À Bagneux, les maillots ressemblent à ceux du Barça old school. Pas une question de couleurs, juste qu’ils sont vierges de sponsor. Apparemment, les bouchers et les boulangers du coin n’y ont pas vu un filon porteur. “Comment tu veux qu’on rivalise avec Lyon ? C’est impossible”, rouspète Philippe, le président.
[page]
Le dimanche, les déplacements dans le Calvados ou le Bas-Rhin s’effectuent en autocar. Le cérémonial est toujours le même: attente du bus municipal à 7 heures du matin, un sac de sport dans la main, un oreiller dans l’autre. Il servira de nouveau au retour ; l’arrivée a rarement lieu avant 22 heures. “Je vois plus les filles ici que mon fils de quatre ans”, résume Flore, 29 ans, seule maman de l’équipe. Sorte de Taribo West féminine, le mauvais goût capillaire en moins, elle change de coupe comme de tee-shirt. Sûrement une réaction à un traumatisme d’enfance : “Quand j’étais petite, ma mère me coupait les cheveux à ras, comme mes deux frères. Seules mes deux boucles d’oreilles me distinguaient d’eux. J’étais un vrai garçon manqué, la seule à jouer parmi les mecs dans la cité.”
Si Nino Ferrer avait pris le bus avec les filles de Bagneux, il saurait qu’entre les parties de Uno et les mots croisés, le temps dure longtemps, même au nord. Et quand l’objectif de la montée n’est plus là, l’ambiance se fait tendue. Une joueuse marmonne un “fils de chien” aux accents anélkiens à l’encontre du président pour une histoire de sandwich lors d’une pause sur une aire d’autoroute. D’autres critiquent l’absence de certaines coéquipières à l’entraînement. Drôles de drames. “On est des langues de pute, ça tu peux l’écrire dans ton reportage”, synthétise Laure, toujours aussi indiscrète derrière sa mèche blonde – “Vous allez en faire quoi de votre reportage ?”
Doigt d’honneur
Vendenheim, 20 mars. En guise de tribune, une forêt borde le terrain. Le bourg de la banlieue strasbourgeoise, 5 600 âmes, accueille le choc du championnat. Côté ambiance, les aboiements d’un clébard perturbent le calme champêtre.
“Si tu marques un but, je te fais l’amour. Et toi aussi, si tu deviens hétéro, je te fais l’amour.” Sans quitter son large sourire, ‘JF’, tente de trouver les mots justes pour motiver ses troupes, à l’heure de défier les Alsaciennes. Pas d’ambiguïté pour autant de la part du coach, qui entraîne des filles depuis plus de quinze ans. “Je leur dis toujours : ‘Même si je devais avoir une relation avec la moitié d’entre vous, sur le terrain, vous n’êtes que des joueuses.’” Et notre père de famille, dont la femme est une ex-footeuse, affine l’autoportrait : “Peut-être que j’ai un petit côté séducteur naturel. Je suis très joueur, très taquin. Mais c’est pas une séduction basée sur le sexe. C’est plutôt comme Mourinho avec ses joueurs.”
Après les belles paroles, place aux actes. A la fin du match, le constat est sans appel : 2-0 pour les hôtes(ses), quasiment assurées de monter en D1. Pour Bagneux, c’est la fin des derniers espoirs. Heureusement, à la buvette, il y a fromage, pain et Nutella à volonté.
Un des rares spectateurs présents ce jour-là dit être venu ici parce que “c’est sympa de voir des filles sportives”. La cinquantaine bedonnante, il voit les joueuses en héroïnes des temps modernes : “Elles sont courageuses, condamnées à être salariées et à s’entraîner les soirs. Moi, mes filles, elles mesuraient 1 m 80, alors bien sûr on les a mises au basket… Mais le foot féminin c’est plus sympa que chez les garçons, les supporters des deux équipes peuvent parler ensemble.” Leïla nuance le tableau : “Oui, on se frappe pas dessus, mais c’est tendu. Ca passe son temps à s’insulter, à se bouffer. On est très mauvaises entre nous, mais on l’entend pas, c’est sur le terrain. Tu te prends un coup, après tu commences à insulter. Mais c’est jamais vraiment méchant non plus, ça reste du football.” Bilan de la saison : un doigt d’honneur discret à la fin d’un match tendu comme un string et même pas le début d’un commencement de bagarre générale.
Séance d’abdos et flore intestinale
Fin mai. À l’entraînement, les séances d’abdos se multiplient, plus pour préparer les vacances que pour tenter de remporter la Coupe de Paris (1). L’été se fera en maillot de bain ou ne se fera pas. On compare ses hanches, ses fesses ou ses cuisses dans des éclats de voix et de rires. ‘JF’, lui, distribue les bons et les mauvais points d’une humeur égale. L’ambiance fleure bon la fin d’année scolaire. Assise dans l’herbe au bord du terrain, Leïla confie, un brin de fierté dans la voix : “Ca fait deux semaines que j’ai arrêté les boissons gazeuses”. “Ah, bon ? J’avais pas remarqué, t’as rien perdu”, la vanne son amie Lilia en lui tâtant le bide. On parle aussi foot, parfois. Leïla, encore : “J’ai vu Lyon-Arsenal en demi-finale de la Ligue des champions féminine et franchement, c’était super lent à la télé. Pareil pour Lyon-Potsdam, pfff, j’ai pas kiffé”.
Contrairement à l’euphorie des Lyonnaises championnes d’Europe, l’épilogue de la saison a des airs d’hécatombe à Bagneux. ‘JF’ ne sera plus là à la rentrée. Une dizaine de joueuses de l’équipe première sont sur le départ. Il y a celles qui cherchent une herbe plus verte ailleurs. Avec sa pote Lilia, Leïla ira à Vendenheim, fraîchement promu en D1, enquiller les dérouillées face à Lyon. Elle quittera donc son boulot au marché bio de Rungis. À condition qu’on lui trouve “un travail convenable. Parce que si c’est pour travailler au Quick ou au McDo, ça m’intéresse pas. Le foot, je ne vais pas en faire toute ma vie…” Il y a celles qui arrêteront ou qui disent qu’elles vont le faire. Nabila, l’arrière gauche, a trouvé un bon prétexte : pour raccrocher les crampons, elle a sorti sa robe de mariée. Enfin, il y a celles qui hésitent, comme Flore. Par peur du sevrage. “Excusez-moi du terme, mais le caca avant le match, la boule au ventre, c’est ça qui va me manquer le jour où j’arrête le foot. Le moment où t’es dans ta bulle. L’arbitre, il arrive et te dit : ‘Sortez mesdemoiselles, on va vérifier vos crampons’.”
Par Yann Bouchez (Photo: Renaud Bouchez)
(1) Finalement remportée face à Saint-Maur.
Par