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Gaël Kakuta, meneur de fond
Un premier amour ne s’oublie jamais. Gaël Kakuta et Lens, c’est l'histoire d'une étreinte fusionnelle, stoppée nette par un départ précoce pour Chelsea, alors que le cœur de l’adolescent battait encore pour son club formateur. Bollaert n’avait pas encore consumé cette relation qu’il lui faudrait attendre treize années pour le voir franchir à nouveau le pas de sa porte et raviver la flamme auprès de ceux l’ayant longtemps considéré comme hors norme. Au moment de s’avancer vers un bouillant derby du Nord, le temps était venu de se poser et d’ouvrir le livre Sang et Or de l’électron libre artésien. Attention, ça chamboule.
Du jeune garçon parti du coin dix étés plus tôt, elle a avant tout gardé une image : celle de son visage adolescent, soudainement griffé par la mélancolie. Comme certains employés de l’époque, elle a aussi rangé au chaud le souvenir de ses exploits, lui qui, lorsqu’il enfilait un short et des crampons, était capable de réussir des choses auxquelles les autres ados de son âge n’osaient même pas rêver. Enfin, elle n’a pas non plus oublié les heures passées à imaginer, en compagnie des autres, une réalité parallèle où le prodige n’aurait jamais quitté le nid.
Puis, au cours du mois de juin 2017, alors que les cartons se font et se défont dans les entrailles du RC Lens, Martine Mauriaucourt, employée historique de l’institution artésienne depuis le début des années 2000, s’approche d’Arnaud Pouille, fraîchement promu directeur général de la boutique nordiste après avoir d’abord occupé durant quelques semaines les fonctions de directeur financier. Ce qu’elle lui souffle : « Monsieur Pouille, s’il y en a un qu’il faut faire revenir, c’est Gaël. » À cette époque, Gaël Kakuta a 26 ans, vient de boucler un prêt de cinq mois au Deportivo La Corogne et s’apprête à emménager en Ligue 1, à Amiens, pour tenter de rebondir, encore une fois. Interrogé sur ses nombreuses trajectoires à son arrivée en Picardie, il dit : « Mon parcours est assez mystérieux, et je me sais attendu. J’ai beaucoup à prouver, mais, personnellement, je suis très confiant. Amiens est un club familial, j’ai été très bien accueilli, et cela me fait du bien de reparler français. » Soleil : le 26 août 2017, lors d’un match contre Nice (3-0), Kakuta inscrit le premier but en première division de l’histoire de son nouveau club, qu’il va ensuite aider à maintenir parmi les grands, avant de finalement refaire des virages. Derrière une saison plutôt convaincante à Amiens, le Français décide de repartir pendant une saison renfiler un ancien maillot – celui du Rayo Vallecano – avant de revenir cavaler un an dans la Somme. Mais où va-t-il ? Quel est son objectif intime ? Difficile à dire.
Luka Elsner, qui attrape l’oiseau au vol lors de l’été 2019, se souvient : « Quand j’arrive à Amiens, je sais évidemment qui est Gaël. J’ai un peu suivi ses performances lorsqu’il était chez les jeunes à Chelsea et je sais qu’il a laissé une trace assez forte lors de son premier passage au club. Je récupère un joueur qui est toujours hors norme, mais qui n’a toujours pas su se stabiliser sur le long terme. Je découvre aussi un homme qui a parfaitement conscience des éléments qui ont pu l’empêcher d’avoir une réussite linéaire. Ce que je vois, c’est également un joueur très mature, très aisé techniquement… Sur un terrain, Gaël voit des choses que personne ne voit. Il sent les espaces comme s’il était au-dessus du stade et qu’il avait la capacité de modéliser le terrain en 2D avant de trouver le bon espace au bon moment. Il réussit en plus à créer une belle connexion avec Serhou Guirassy. Jouer constamment avec Gaël n’est pas aisé parce qu’il nécessite autour de lui des joueurs qui comprennent comment il fonctionne. Il a aussi besoin d’un volume de passes dirigées vers lui assez important. Une fois que vous avez tout ça, c’est assez simple. C’est : donnez le ballon à Gaël, courez, et il vous verra, pas besoin de lever les bras ». Un match de cette saison 2019-2020 va évidemment se faire une place dans les mémoires collectives : le brillant Amiens-PSG (4-4), joué un lendemain de Saint-Valentin, marqué par un but dingue et deux passes décisives du numéro 10 amiénois.
Florent Ghisolfi, débarqué pour enfiler la casquette de coordinateur sportif du RC Lens au printemps 2019, et Arnaud Pouille ne ratent évidemment rien du show. « Cette saison-là, Flo allait souvent aux matchs d’Amiens, éclaire Pouille. Un jour, je croise Antoine Sibierski, dont le frère, Damien, est l’agent de Gaël. C’est avec Damien que l’on a notamment fait le transfert de Tony Mauricio. On en vient à discuter de Gaël, et Antoine me dit : « Gaël Kakuta, c’est un joueur de Ligue 1. Occupez-vous de remonter, on verra ensuite ce qu’on peut faire. » Moi, je n’influe pas du tout. Je voulais que le nom de Gaël vienne naturellement sur les tablettes de Flo. Il ne fallait pas mettre l’émotion avant toute chose. Et puis, il y a cet Amiens-PSG, où Gaël fait un match époustouflant, et Flo venait juste de mettre Gaël en haut de sa liste. On venait de se retrouver naturellement sur le sujet. » Le croisement des courbes entre le RC Lens, promu en Ligue 1, et Amiens, relégué en Ligue 2, va ensuite aligner les planètes : en juillet 2020, au beau milieu de l’après-midi, Martine Mauriaucourt reçoit un texto. L’expéditeur est Arnaud Pouille. Le message : « Tu vas être contente. Ton petit protégé arrive… » Gaël Kakuta a 29 ans et n’a plus le temps de faire le tour du monde : ce qu’il veut, c’est être à la maison.
« J’en avais marre qu’on le traite de mercenaire »
Ce que veut de son côté l’entraîneur lensois, Franck Haise, est assez simple : faire de Kakuta la pieuvre de son projet de jeu en le plaçant au volant d’un 3-4-1-2 qui va rapidement éblouir la France du foot. En six journées, le pilote, à qui on a longtemps reproché de choisir son degré d’investissement en fonction de la taille de l’affiche, marque quatre fois, offre une passe décisive, illumine le jeu des siens, aide le RC Lens à battre le PSG (1-0), mais affiche surtout sa capacité à s’arracher sur chaque ballon. Lors de la défaite inaugurale aussi amère qu’encourageante à Nice (2-1), il finit, entre autres, la rencontre avec le plus grand nombre de courses à haute intensité et, dans la foulée du succès nordiste face aux Parisiens, Jonathan Gradit vient notamment souffler : « Gaël, c’est un joueur élégant, qui a besoin d’avoir le ballon, mais quand vous le voyez cavaler comme il l’a fait contre Paris, vous ne pouvez qu’avoir envie de vous arracher. »
C’est ici toute la force d’un joueur comme Gaël Kakuta, capable d’amener tout le monde – spectateurs, coéquipiers, adversaires – dans sa propre bulle, où il dicte les codes et fixe les limites. En décembre 2020, il offrira ainsi une démonstration totale sur la pelouse de Monaco (0-3) avant de maintenir sa forme jusqu’au bout de l’exercice et d’enchaîner avec un second un peu plus compliqué, malgré tout marqué par certains éclairs comme son entrée XXL à Lyon (2-1) en octobre 2021. « Lens a toujours eu cette culture du leader technique, note Arnaud Pouille. Dès le premier match à Nice à l’été 2020, on a compris que l’équipe serait au niveau et que notre jeu tournerait autour de Gaël. C’est pour ça qu’on l’a fait venir, pour être dans la lignée de Philippe Vercruysse, Stéphane Ziani, Seydou Keïta. En parallèle, Gaël a également su prendre un autre rôle : on voit comment les joueurs le regardent. Ce n’est pas un orateur, il ne va pas monter sur la table, mais il distille les bons messages pour accompagner certains joueurs. » Parmi eux, Ignatius Ganago, Arnaud Kalimuendo ou évidemment le jeune David Pereira Da Costa, qui ressemble de plus en plus à un clone.
Luka Elsner complète : « Le football a évolué, il faut davantage défendre à onze, mais Gaël a atteint un niveau où on le voit aujourd’hui faire les efforts de replacement. Il a une tendance naturelle à chasser l’adversaire, il aime ça, et il a également compris qu’un bloc compact favorise son expression une fois le ballon récupéré. Un Gaël isolé n’est pas un Gaël optimal parce qu’il a besoin de courses autour de lui, d’être connecté aux autres. » Le système dessiné par Franck Haise aide à ce rendement, le contexte également, puisqu’à Lens, Gaël Kakuta, qui a perdu sa petite sœur, Laura, en 2019, a pu se rapprocher des siens tout en retrouvant un cadre de confiance. On l’a alors vu s’ouvrir un petit peu plus, même s’il soufflait à son arrivée dans L’Équipe les raisons de ses nombreux silences : « Des entraîneurs ont essayé de me cerner, de rentrer dans ma tête. Quand je me suis ouvert, j’ai plus ou moins été trahi, donc je communique peu et je garde ce petit jardin secret. C’est ma nature. Je ne me crois pas supérieur. Je ne veux que jouer au foot. J’assume mes erreurs. Je ne dis pas que ça a été la faute des autres, mais il faut parfois essayer de comprendre comment fonctionnent les joueurs. »
C’est d’ailleurs dans cet objectif qu’en janvier 2021, Mathieu Bodmer, son ancien coéquipier à Amiens alors consultant pour Téléfoot, était venu lui rendre visite à la Gaillette. « L’idée était de lui offrir la possibilité de raconter aux gens ce qu’il s’était passé dans sa vie, explique l’ancien meneur de jeu, avec qui Kakuta débriefait la majorité de ses matchs lorsque les deux créateurs évoluaient ensemble en Picardie. J’en avais marre qu’on le traite de mercenaire, de garçon compliqué, alors que Gaël est tout sauf ça. Dans un groupe, c’est un garçon calme, posé, plutôt marrant et bon esprit, qui a aujourd’hui pris un rôle d’exemple. Il a fait des bons et des mauvais choix dans sa carrière, donc son expérience est forcément un plus pour un jeune joueur. Je suis content de voir qu’aujourd’hui, il est considéré à sa juste valeur. Gaël est simplement un affectif. On le voit à Lens : il a le cadre, le coach, le système, et on voit souvent un Gaël à 100%. Il faut qu’il se sente aimé dans un projet, même si ce n’est jamais lui qui va le réclamer. » Bon point : Kakuta est surtout un refuge pour les supporters lensois, qui ont vu plusieurs jeunes quitter le club lors des années en Ligue 2. « C’est tout le paradoxe de son histoire, juge Pouille. Gaël incarne l’ADN du club, mais est aussi revenu très tard au club, alors qu’il était le visage de la formation lensoise du temps de sa splendeur. » Ce qu’il s’est passé avant 2007 mérite cependant un petit voyage dans le temps.
Le héros silencieux
Premier arrêt : les terrains, où tout a évidemment commencé. Et première victime : Jean-Carl Tonin, responsable du recrutement des jeunes au RC Lens au début des années 2000.« C’est arrivé un jour où l’un de mes recruteurs de la métropole lilloise, Jean-Philippe Cousin, était à un Lille Moulins Carrel contre Fives, resitue l’intéressé. Moi, j’étais à un match à Wasquehal. Jean-Philippe me demande alors de rappliquer, car il est devant quelque chose de rare. » Arrivé en cours de démonstration, Tonin croque la deuxième période et « voit des choses qu’on ne fait pas quand on a huit ans : une feinte du regard, un corner direct, un coup du sombrero. Le petit Gaël avait déjà une aisance technique incroyable. » Problème : Gaël Kakuta s’entraîne en parallèle avec le LOSC, le directeur du centre de formation lillois Jean-Michel Vandamme ayant réussi à avancer ses pions auprès de la maman du joueur, Colette. Peu importe, Jean-Carl Tonin trouve une parade et embarque trois fois par semaine le prodige à l’entraînement chez les Sang et Or. Ce qui amène à une deuxième victime : Georges Tournay, alors responsable de la formation au Racing. « C’est Jean Macagno et Jean-Carl Tonin qui me l’ont amené, raconte-t-il. Très tôt, les premières réunions entre éducateurs, c’était pour nous dire : « On a un petit black, gaucher, un vrai bon joueur. » Après, à cet âge-là, il y en a plein des bons joueurs. À 11-12 ans, le concours du Pôle espoir de Liévin est arrivé, et c’est là que j’ai commencé à voir un garçon qui sortait de l’ordinaire. Ses premières touches de balle, sa vivacité dans les petits espaces, son influence offensive, c’était costaud. Je n’ai jamais revu un talent comme lui. » Puis, c’est au tour de Joachim Marx de prendre l’uppercut. L’ancien chouchou du Bollaert des années 1970 convoque un Lens-Valenciennes, joué au stade Debeyre : « Avant le coup d’envoi, j’étais placé derrière le but de Valenciennes. Pour m’impressionner, à un moment, le gardien de VA sort de sa surface pour motiver ses défenseurs. L’arbitre donne le coup d’envoi. Le ballon arrive sur Gaël, qui frappe du milieu de terrain et marque au millimètre près. Voir ça en direct, ça a été très impressionnant. À cet âge-là, il voyait déjà le jeu, mais il ne donnait pas toujours le ballon très vite. Il s’amusait avec. »
Dans la région, le nom de Gaël Kakuta circule rapidement entre les oreilles. Il tombe par exemple dans celles de Mathieu Bodmer, qui se souvient d’un « top joueur comme Eden Hazard et Yannis Salibur ». Coéquipier du jeune Kakuta et rapidement ami très proche, Timothée Kolodziejczak, lui, garde le souvenir d’un joueur « discret et réservé », mais « juste plus fort que tout le monde dans tous les domaines, la vitesse, les dribbles, la vision du jeu, la vivacité ». Kakuta parle peu, mais choisit le pré et ses crampons pour s’exprimer. « À une autre échelle, quand on voit ce qu’il s’est passé avec Messi au Barça, c’était la même chose avec Gaël à Lens », tranche Tournay.
Le phénomène fait notamment des matchs face au LOSC le climax des saisons. Pour Marx, « il était tellement excité qu’il voulait gagner le match à lui tout seul. Les Lillois le savaient et lui mettaient un mec dessus même pour aller pisser. Il ne supportait pas ça. »Tournay se souvient, de son côté, d’un match de U15 face à la clique d’un certain Eden Hazard : « Un jour de 4-0… Et entre Eden et Gaël, il n’y avait pas eu photo, il avait été exceptionnel. » Léger hic, le jeune Franco-Congolais glisse de temps à autre vers le laisser-aller, à commencer dans les salles de classes, qui n’étaient pas vraiment sa terre promise. « Il était dans les pires des pires, en rigole Marx, qui pointe aussi la mélancolie, le manque d’affection de l’ado. Il était souvent triste. Je le voyais parfois assis sur le coin du terrain. Une fois on a discuté pendant deux heures, appuyés sur un grillage. Il m’a dit : « Je vais montrer aux gens que je sais faire autre chose que jouer au football. » Il avait le sentiment qu’on ne le résumait qu’à ça. » La narcolepsie est aussi souvent dans le paysage. « Il s’endormait tout le temps », indique Georges Tournay. Plus d’un discours de Marx dans le vestiaire s’achève par un « non je ne dors pas » de Gaël. « J’ai signalé ça à notre médecin de l’époque, mais finalement ça s’est estompé. » Sur le gazon, « il fallait parfois que j’engueule Gaël, rapplique encore Joachim Marx. Sur les exercices, il poussait juste le ballon, il était nonchalant. Il ne forçait pas, mais ça aurait pu être mal perçu par les autres si je ne l’engueulais pas. En fin d’entraînement, il se réveillait sur les situations de jeu, et je le regardais avec la bouche ouverte. » Marx jure s’être mis « dos à lui pendant les exercices, car je savais qu’il ne travaillait pas. À côté de ça, il sortait des trucs qu’on ne voit pas dans les bouquins. Le vendredi, quand les parents venaient récupérer leurs enfants, ils venaient aussi le voir jouer et l’emmener chez eux. La maman de Gaël travaillait beaucoup, et des familles lensoises, valenciennoises et même lilloises se battaient pour l’avoir durant le week-end. » « Neuf fois sur dix, il ne repartait pas à Lille, mais allait chez Kolo ou Boli, complète Tournay. Gaël Kakuta à Lens, c’était ça. » Gervais Martel ne dit pas autre chose : « Chaque année, on avait une opération qui s’appelait Les Gaillettes d’or pour récompenser les meilleurs joueurs par catégorie d’âge. Gaël a gagné, comme Varane et Kondogbia. Je ne dis pas que c’est une référence absolue, mais c’est quand même un indicateur. »
Le joyau qui ne s’appartenait pas
Puis, deuxième arrêt, dans le bureau de Gervais Martel, en juin 2007. Autour du boss lensois, on retrouve l’oncle de Gaël Kakuta, alors aux manettes du destin d’un gamin de 15 ans que l’on s’arrache, et Georges Tournay. « Là, au bout d’une demi-heure, l’oncle nous dit qu’il a déjà signé avec Chelsea, resitue l’actuel directeur du Pôle Espoirs de Liévin. Je tombe de 20 étages. Gervais se lève et se barre. Je ne dis plus un mot. Je ramène l’oncle à la gare, et c’est fini. Je n’avais jamais vu Gervais se battre autant pour un gamin. Il nous a écoutés et avait été loin, avec un plan de carrière aussi bien sportivement que financièrement. Après des années de travail autour de ce petit, j’ai été tellement déçu… » Quinze ans plus tard, la cicatrice n’est pas totalement refermée : Martel ne veut plus se « replonger dans cette histoire », concède simplement « un gros regret », « une demande faite par des représentants légaux qui était hors de propos » et le sentiment que « Gaël n’avait pas trop son mot à dire ». Dans le Nord, les zones d’ombre autour du départ précoce de Kakuta chez les Blues pullulent autant que les terrils. « Les gens s’inventent des choses autour de Gaël », peste Jean-Carl Tonin. De multiples histoires se croisent, entre un agent qui n’en était pas vraiment un, un oncle qui a pris le relais après la tragique disparition du père de Gaël au Congo, des infiltrés dans le club. Seule certitude : Gaël Kakuta a rapidement été un joyau à rentabiliser.
« Je n’ai su qu’après son transfert qu’une personne au club, membre de la cellule de recrutement, était impliquée, jure Tournay. À l’époque, les agents, ce n’était pas vraiment officiel. C’était plutôt des copains de copains. » Francis Collado, ancien directeur administratif et financier du Racing, ne sait, lui, « pas exactement ce qu’il s’est passé dans le détail », mais confirme certains éléments : « C’est malheureux, mais en football, beaucoup de gens veulent se greffer autour d’un tel talent. Beaucoup d’agents français ont notamment tourné autour du petit, et certains ont aidé Guy Hillion, le recruteur des jeunes de Chelsea, à sortir Gaël de Lens. » Dans cette partie de Qui est-ce ? grandeur nature, Roger Boli, figure du RC Lens des années 1990 et père de Kévin Boli, issu de la même génération que Gaël, souffle le nom de l’agent Jacques Perais. Il détaille : « C’est lui qui a amené Chelsea à Lens. À l’époque, il n’y avait pas d’agent déclaré. Il faisait tout en retrait, en étant futé. Il est à la base de tout et a tout mis sur la table de la famille. Moi, j’ai simplement dit : « S’il doit quitter Lens, ce n’est pas suffisant. Le petit ne bouge pas. » » À l’époque, Roger Boli accueille alors régulièrement Gaël Kakuta chez lui, le week-end, et explique avoir noué un partenariat avec la famille de Gaël après de « longues discussions avec Jean-Carl Tonin ». « Puis, Chelsea est revenu à la charge, avec des chiffres dingues, enchaîne Boli. Ce n’était pas plusieurs millions d’euros, mais c’était démentiel ! » Et quasiment impossible à refuser. Alors, la pépite prend le large, « comme si de rien n’était » regrette Tournay, pendant que Roger Boli ajuste : « Vous savez, les gens ont jugé, mais il y avait aussi la réalité. »
Si certains formateurs prévoyaient que « deux ou trois années plus tard, Gaël allait soulever Bollaert », d’autres se souviennent également du contexte familial dans lequel vit l’adolescent. Peu avant l’officialisation de son départ en Angleterre, Georges Tournay a ainsi poussé la porte du domicile à Lille Sud : « C’est là que j’ai compris. Je ne vous fais pas de dessin sur le logement. Sa mère, qui était infirmière, m’a dit : « Monsieur Tournay, j’ai une fille-mère de 18 ans, Gaël, et un troisième enfant, plus jeune. Regardez. »En voyant leurs conditions de vie, j’ai compris que Gaël allait sauver sa maman en rejoignant Chelsea. À leur place, j’aurais sûrement fait la même chose et j’ai arrêté de me battre comme je l’avais fait durant les six mois précédant son transfert. » Tonin, lui, relativise : « Ça pouvait faire peur à ceux qui habitent des maisons bourgeoises, mais c’était normal et ordinaire… » Place à Roger Boli, qui ne cache pas que tout le monde a eu sa part du gâteau dans l’affaire, avant d’affirmer que l’important était « que la mère soit contente. Elle gagnait 800 euros par mois. Quand ses enfants avaient des envies, elle ne pouvait pas les assumer. Gaël est un enfant très intelligent et il a très vite su qu’il allait mettre sa mère à l’abri. Quand tu joues au foot, c’est pour quoi ? On va me dire le plaisir, mais à un moment donné, ça devient un travail, et tu penses à aider ta famille. La venue de Chelsea et son projet XXL a réglé beaucoup de problèmes, jusqu’au point où, aujourd’hui, la maman de Gaël a une belle maison toute neuve construite grâce à ce transfert. Le petit a fait ce qu’il fallait. » Qu’importe la frustration de certains formateurs lensois, Boli enfonce : « Dans ce milieu, chacun pense à sa gueule. L’intérêt de l’époque, pour Georges, était d’avoir ce gamin dans son équipe, mais ce n’était ni lui ni moi qui allions payer les factures de la mère de Gaël. Bien sûr, ça a été fait à l’envers, mais il n’y a pas eu de regrets. J’ai simplement aidé la maman à obtenir ce qu’elle n’avait jamais pu espérer obtenir. »
Dans cette affaire, Chelsea va également faire fi du contrat aspirant à effet différé qui voulait que Gaël Kakuta signe en faveur du RC Lens à l’âge de 16 ans. Collado : « J’ai pris le dossier auprès de Peter Kenyon (alors directeur général de Chelsea, NDLR). Le rendez-vous a été cordial, mais il nous toisait un peu. On ne pouvait pas nous piquer un joueur comme ça. Il nous prenait de haut, mais on agitait la menace de la FIFA. Pourtant, selon Kenyon, rien ne pouvait arriver à Chelsea. » Rien, si ce n’est une plainte du club français auprès de la FIFA, une condamnation à deux mercatos sans recrutement, puis un accord final conclu autour de quatre millions d’euros après de longs mois de bataille.
« Je pense qu’il a été sauvé par le football »
Après quinze ans loin de la région et une douzaine d’étapes, l’enfant prodige va retrouver Pierre-Mauroy, samedi, pour l’une des grandes soirées dont il rêvait à la Gaillette face au voisin honni. En toile de fond reste le regard bienveillant de ceux qu’il a tant chamboulés. « Sa carrière est réussie, mais elle aurait pu l’être dix fois plus », pose Joachim Marx, avant de s’interroger : « Est-ce sa blessure à Chelsea ? Le fait qu’il a été baladé partout ? » Son compère Georges Tournay mise sur ce départ en Angleterre « trop tôt. Chelsea l’a mis direct en équipe réserve, l’a essayé sur un poste de faux ailier, ce n’était pas bon. Il n’avait pas une base aérobie suffisante. Elle se constitue pour 80% entre 16 et 17 ans. On le faisait jouer des bouts de match. Maintenant, il a du mal à finir ou il va avoir un creux, c’est forcément lié à ça. » Le passé ne pouvant malheureusement être réécrit, Marx préfère finalement savourer l’évolution personnelle de son ancien protégé : « La première fois que j’ai vu Gaël à la télé, il jouait aux Pays-Bas. Il parlait super bien anglais alors qu’il ne parlait pas aussi bien français chez nous ! Maintenant, il parle chinois, espagnol, c’est fou. Je pense qu’il a été sauvé par le football. » Roger Boli complète : « Le football nous réserve tellement de surprises. Je ne pense pas que beaucoup auraient parié sur un retour de Gaël à Lens et que ça cartonnerait. Il a fait plusieurs fois le tour de la planète, il n’arrivait pas à trouver son équilibre… On ne peut pas dire qu’il est passé à côté d’une énorme carrière. C’est la volonté de Dieu. S’il était resté à Lens, est-ce qu’il aurait explosé ? Personne ne le sait. C’était simplement sa trajectoire de vie. » Une trajectoire faite de milliers de kilomètres et de centaines de virages qui ne remplaceront jamais les quarante premiers parcourus avec Jean-Carl Tonin depuis la maison maternelle jusqu’au bassin minier alors qu’il n’était encore qu’un jeune collégien. « De le voir à Lens désormais, je suis le plus heureux du monde », achève l’intéressé, là où Arnaud Pouille espère conserver sa peluche, liée aux Sang et Or jusqu’en 2024, « le plus longtemps possible ». Timothée Kolodziejczak, son pote de toujours, appuie : « Avec Gaël, j’ai passé des moments gravés pour la vie. C’est quelqu’un qui s’ouvre peu, mais pour mes parents, c’est un autre fils. Il faut le prendre comme il est, parce qu’il ne donne pas sa confiance à n’importe qui. En tout cas, j’espère pouvoir encore le voir jouer longtemps, qu’on puisse profiter de ses prises de balle, et j’espère pouvoir l’affronter encore plusieurs fois, même si aujourd’hui, avant les matchs, je lui dis d’aller voir de l’autre côté, de ne pas commencer à me faire chier… C’est une belle histoire. » Pour poser le point final, Georges Tournay souhaite sortir une image. Celle d’un Gaël Kakuta venu passer peu après son retour un après-midi à la formation : « Il a parlé aux gosses, a partagé son expérience. Aujourd’hui, il a 30 ans, c’est un père de famille, c’est un homme. Sur le terrain, les supporters ont désormais la chance de voir pourquoi on s’est autant battus. Des gens lui ont donné l’amour du RC Lens et il l’a toujours eu. Il n’y a rien de mieux que de le voir finir son histoire là où il a toujours voulu réussir. » Chez lui, loin des étiquettes étouffantes, celle de « Black Zidane » en tête, celle posée par plusieurs cadres (Lampard, Anelka, Ballack) du Chelsea des années 2010, ou par Ancelotti lui-même (après un match de Ligue des champions face à l’Apöel Nicosie, en 2009, le coach italien avait dit : « Kakuta ? C’est la seule bonne chose de la soirée. Il est l’avenir de Chelsea. »), et par un monde dont il n’a jamais totalement partagé les codes. En paix.
Par Maxime Brigand et Florent Caffery, à Lens
Tous propos recueillis par MB et FC.