- En route vers l'Euro 2016
- Top 100 Allemagne
- n°1
Franz Beckenbauer ist Deutschland
Aimer le Kaiser, c’est aimer le football, la liberté, et par extension, l’Allemagne. Parce que la trajectoire du joueur et de son pays se confondent irrémédiablement. Retour sur la vie et l’œuvre d’un grand enfant à qui on pardonne tout.
Pourquoi aime-t-on le football ? Chacun a sa propre raison, souvent un souvenir. Sport le plus simple d’entre tous, on n’a besoin de presque rien pour y jouer, et partout. Toujours est-il qu’il n’y a pas besoin de raison. Drogue dure, le football se consomme sans relâche, attention à ne pas tomber dedans. Ses effets sont nombreux : divertissant, passionnant, fédérateur, réunificateur. Créateur de fierté ? Depuis qu’on lui construit des temples tant en béton qu’en caméras, il a infiltré la moindre parcelle de nos existence, occupant irrémédiablement notre espace vital. Sans être forcément l’opium du monde, il n’en demeure pas moins ce qu’on a fait de plus proche d’une religion depuis des millénaires. Encore jeune si l’on en croit la date du 26 octobre 1863, le football est encore dans sa phase païenne, aux idoles multiples. Reste à choisir sa paroisse.
Pensons un instant à son pouvoir. Qui est le Brésilien le plus connu, comme ça, spontanément ? Pelé, sans doute. Ou peut-être Ronaldo si vous avez grandi dans les années 1990. Pas Heitor Villa-Lobos, Paulo Coelho, Elis Regina ou Dilma Roussef. L’Argentin ? Che Guevara, le « Che » à T-shirt, suivi d’une courte tête par Maradona, l’homme de « la Main de Dieu » , et Messi, dont le nom dit tout. Pas facile de penser à José de San Martín ou Jorge Luis Borges. Le football fascine l’Amérique du Sud plus que tout ailleurs, et son football nous fascine. Nous aussi, nous adorons ses idoles. Jusqu’à leur identifier leur pays. Pelé, c’est le Brésil. Maradona, c’est l’Argentine. Et quelque part, Beckenbauer, c’est l’Allemagne. Oui, Franz n’est peut-être pas le plus connu des Allemands. La faute à Gutenberg, Luther, Bach, Beethoven, Wagner, Schiller, Marx, Nietzsche, Einstein, certaines personnes non notables, Anne Franck, Adenauer, Merkel, Schumacher même. Faites de la musique, inventez des trucs, faites des guerres et voilà le résultat. Franz n’en demeure pas moins profondément allemand, la meilleure raison d’aimer ce pays. Rangez votre Ricardo Villalobos.
Des ruines au sommet
La trajectoire de Franz Beckenbauer épouse parfaitement celle de l’Allemagne moderne. Né sur un champ de bataille, le quartier ouvrier de Giesing, Munich, détruit comme le reste, il ouvre les yeux le 11 septembre 1945. Le monde est en paix depuis moins de dix jours. Il commence le football à neuf ans. La même année, Fritz Walter, Morlock et Rahn réalisent le Miracle de Bern, redonnant contre toute attente un peu de fierté à un peuple dévasté et honni. Le bras en écharpe, il tient la dragée haute à l’Angleterre. Dans les années 1970, entre succès au Bayern et avec la Nationalmannschaft, celui qui est devenu le Kaiser conquiert le monde. « C’est le héros de notre nation. Mais ça ne lui est pas tombé dessus. Il a acquis ce statut à la sueur de son front » , dit ainsi Günter Netzer de ce fils de postier. De leur côté, Willy Brandt, puis Helmut Schmidt travaillent à la réunification et à la paix. Homme libre, Beckbenbauer va même s’exporter aux États-Unis pour montrer l’évolution des siens, et gagner beaucoup d’argent. Où il rencontre Pelé. Si les deux hommes se sont longtemps lancé des piques, ils se couvrent au moins d’égards à présent. « Le Pelé blanc » comme l’appelle Kicker est adoubé par O Rei : « Franz Beckenbauer est mon frère allemand. » Henry Kissinger a aussi son avis sur la question : « Aucune autre figure du football, à part peut-être Pelé, n’a atteint le statut mythique de Beckenbauer. »
Au moment de sa retraite, au début des années 1980, certains le pensent moins aimé que Walter ou Seeler, des travailleurs infatigables aux épaules carrées et grosses jambes. Le Kaiser a lui aussi travaillé, souvent dans l’ombre, et surtout pas sur le terrain, où son port altier et son élégance suprême sont inacceptables pour un défenseur. Libero, c’est trop, c’est libre. Pourtant, en reculant, en partant de loin, Franz a prouvé qu’on pouvait réussir, différemment des autres. Au panthéon du football, il est seul à empêcher les autres de marquer. Il lance aussi alors une mode, une pensée qui influencera longtemps la réflexion allemande : les deux derniers Ballon d’or, Matthäus et Sammer, ont suivi le même chemin. Incarnation de la liberté toujours, Beckenbauer est à la tête de la Nationalmannschaft en 1990, celle qui bat Diego du pied droit de Brehme. Le mur vient de tomber, la réunification est proche, le drapeau se relève.
Un grand enfant naïf
Jusqu’à la fin du siècle, et encore aujourd’hui, Franz dit et fait n’importe quoi, surtout ce qu’il veut. Il traverse la vie persuadé que tout va aller pour le mieux. Enfin, les Allemands l’aiment, encore plus depuis le succès de l’organisation du Mondial 2006 à domicile. « Il pourrait créer un parti 14 jours avant les élections et finir chancelier » , confirme Rudi Assauer. L’Empereur est intouchable. Anti-héros héroïque, on lui pardonne tout. Ses coucheries de jeunesse et avec des jeunettes, ses problèmes avec les impôts, le dopage, ses déclarations sur le Qatar, même sa récente implication dans la corruption au Mondial 2006. Malgré et grâce à ses défauts, Beckenbauer répond à la volonté des Allemands d’une légèreté, d’une ouverture, d’une liberté. L’Allemagne nouvelle, celle qu’on a envie d’aimer. C’est aimer le football.
Par Charles Alf Lafon