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František Rajtoral, la mort d’un homme
Ce n'était pas le plus connu des internationaux tchèques. Il ne comptait pas parmi les plus grands défenseurs européens. Sa carrière aurait dû se terminer comme celle d'un soldat, discret, fidèle et dévoué. Mais la mort dramatique de František Rajtoral, survenue le dimanche 23 avril, est venue rappeler l'existence d'un autre tabou du monde du football, moins visible que les affaires d'argent ou, dans un autre registre, les cas de coming-out : le suicide.
Il avait trente et un ans. Autant dire une peccadille, que ce soit dans la carrière d’un latéral droit ou tout simplement dans la vie d’un homme. Lors de la victoire de son équipe vendredi dernier face à Konyaspor, František Rajtoral n’était pas entré en jeu. Une situation que connaissait le défenseur de Gaziantepspor depuis le début du mois d’avril. Deux jours plus tard, ses coéquipiers s’étonnent de ne pas le trouver à l’entraînement. Signal fatal. En se rendant à son domicile, ils trouvent les lumières allumées, mais la porte est close. À l’intérieur, le défenseur tchèque s’est pendu. Le choc est aussi immense qu’inattendu : « Il avait l’air de n’avoir aucun problème. Je ne comprends vraiment pas pourquoi il a commis un tel acte » , expliquait au portail en ligne turc Sporx Ibrahim Kizil, le président de Gaziantepspor.
L’international tchèque Frantisek Rajtoral est mort. Il avait seulement 30 ans et jouait à Gaziantepspor. Il se serait pendu. RIP.
— Footballski (@footballskiFR) 23 avril 2017
Soldat ordinaire
La carrière professionnelle de Rajtoral commence en 2004 au Marila Příbram. Au bout d’une seule saison, il franchit déjà une étape en passant sous la bannière du Baník Ostrava, où il restera quatre ans. Lorsqu’il est transféré au Viktoria Plzeň en 2009, le club fait main basse sur un solide défenseur au talent incontestable, comme en témoignent ses passages dans les sélections de jeunes de son pays. C’est dans la ville qui a donné naissance à la Pilsner, célèbre variété de bière tchèque, que František Rajtoral vit ses meilleures années : champion deux ans plus tard pour la première fois de l’histoire du club, il participe à la campagne du Viktoria en Ligue des champions, la première d’une équipe non pragoise. Ses performances ne passeront pas inaperçues puisqu’il est appelé dans la foulée en équipe nationale, avec laquelle il dispute l’Euro 2012.
Dès lors, difficile d’imaginer qu’une telle situation puisse mener au suicide. En tout cas, en se limitant à la partie émergée de l’iceberg. Car Rajtoral souffrait d’un mal profond qui le rongeait de l’intérieur depuis de nombreuses années : la dépression. Une plaie encore trop souvent tenue secrète au sein du football professionnel, comme en attestent les tristes exemples de Robert Enke ou de Gary Speed, pour ne citer qu’eux. Selon le docteur Vincent Gouttebarge, qui a dirigé une étude sur la dépression chez les footballeurs pour le compte de la FIFPro, le syndicat international des joueurs professionnels, « un footballeur sur trois souffre de troubles liés à l’angoisse et à la dépression. 10% des décès chez les joueurs en cours de carrière ou fraîchement retraités sont des suicides. Mais il faut savoir que les troubles psychiques sont toujours multifactoriels : nous avons observé qu’en moyenne trois longues blessures peuvent avoir une incidence sérieuse sur l’état mental du joueur. Les environnements sportifs et familiaux sont également primordiaux. Quant à l’après-carrière, la réussite ou non de la reconversion joue un rôle déterminant. Autant d’éléments qui entraînent le malade dans un cercle vicieux. »
La fin d’une époque
Lorsqu’en 2016, František Rajtoral quitte le Viktoria Plzeň pour la Turquie, il a trente ans et ses plus belles années sont derrière lui. Le départ de l’entraîneur Pavel Vrba pour la sélection nationale en 2014 avait sonné la fin d’une époque pour beaucoup de cadres du club. Certains, comme Pavel Horváth, ont fait le choix de partir. D’autres, comme Matúš Kozáčik ou David Limberský, y sont toujours aujourd’hui. František Rajtoral, lui, a senti le vent tourner à travers son prêt raté à Hanovre en 2014. Sur ses six mois passés en Basse-Saxe, il n’aura disputé que sept rencontres. Une annus horribilis au cours de laquelle il révélera pour la première fois souffrir du syndrome d’épuisement professionnel, plus connu sous l’anglicisme burn out. Il faut dire qu’au-delà des succès sportifs, l’environnement de Rajtoral s’est révélé chargé d’épreuves à endurer. À commencer par le décès de son coéquipier brésilien Paulo Rodrigues da Silva, mort d’un accident de la route en 2012. Deux ans plus tard, Marián Čišovský, son partenaire en défense, se voit diagnostiquer la maladie de Charcot. Une épreuve insupportable qui se révélera collective. La même année, son ami le milieu Daniel Kolář perd son épouse. Là encore, le deuil sera partagé par tous. Kolář et Rajtoral s’engageront d’ailleurs ensemble à Gaziantepspor. Mais le premier a rompu son contrat en février 2017.
C’est donc seul, sa petite amie l’ayant quitté plus tôt dans l’année, que František Rajtoral a mis fin à ses jours, dans un club toujours à la lutte pour le maintien en Süper Lig et situé à une centaine de kilomètres seulement du théâtre effroyable de la guerre qui martyrise la Syrie voisine. En fouillant son domicile, la police turque a exhumé des documents qui font état de nombreuses dettes. Il semblerait que le défenseur ait été victime d’une addiction au jeu. Un fardeau devenu insupportable pour cet homme qui a prouvé malgré lui que la très grande majorité des footballeurs professionnels sont des hommes faits de forces et de faiblesses, parfois invisibles, mais qui peuvent devenir fatales.
Tous complices ?
František Rajtoral n’a semble-t-il pas expliqué son acte par une lettre qui aurait permis de faire la lumière sur les raisons qui l’ont poussé à commettre l’irréparable. Néanmoins, au vu de son passé, de son environnement et de ses problèmes annexes, les hypothèses ne manquent pas pour tenter de comprendre, en attendant que la médecine légale turque autopsie son cadavre. Le geste aurait-il pu être évité ? Oui, à en croire Vincent Gouttebarge, selon qui le tabou de la dépression au sein du sport professionnel est un fléau : « Dans le cadre du football moderne, les athlètes ont une obligation morale d’excellence, entretenue par la pression financière, médiatique et sociale. Le fantasme du joueur professionnel qui a la belle vie parce qu’il est soi-disant grassement payé a la vie dure. Mais on oublie souvent que seuls 0,5% des pros n’auront jamais à s’en faire au cours de leur carrière et dans la reconversion qui s’ensuivra. »
Une goutte d’eau qui occulte une part importante de la réalité du métier de footballeur, chez qui on excuse volontiers un pépin physique, mais dont les troubles mentaux sont considérés comme inexistants, parce qu’invisibles. « Au début de la saison, nous avons édité une brochure destinée à informer nos membres sur cette thématique. Les joueurs doivent savoir qu’il existe des solutions, qu’ils ne sont pas seuls et qu’ils doivent en parler » , conclut Vincent Gouttebarge. Car le silence tue. Hier, Robert Enke ou Gary Speed. Aujourd’hui, František Rajtoral. Et demain ?
Par Julien Duez
Propos de Vincent Gouttebarge recueillis par JD.
Merci à Pierre Vuillemot du site Footballski.