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Frank Schmidt et Heidenheim : les noces de saphir
A 49 ans, Frank Schmidt vient d’écrire une des pages les plus marquantes du football allemand en emmenant son FC Heidenheim en Bundesliga pour la première fois. “Son”, car quand on entraîne le même club depuis presque 16 ans, l’affaire devient forcément un peu personnelle.
Il y a des gens qui portent franchement mal leur nom. Tim Kleindienst par exemple. En français, son patronyme signifie « petit service », mais c’est bien un sacré coup de main que l’attaquant d’1,94m a donné à son club, le 1. FC Heidenheim, sur la pelouse du Jahn Ratisbonne. Rembobinons : dimanche dernier, Heidenheim est malmené en Bavière et perd 2-0 à l’heure de jeu. À ce moment-là, les locaux sont maintenus en 2. Bundesliga et, plus haut au classement, les visiteurs ont entre les mains un ticket pour les barrages d’accession. Sauf que tout ne se passe pas comme prévu : dans la foulée, Heidenheim revient au score grâce à un CSC, obtient un penalty dans le temps additionnel… Et puis Tim Kleindienst rend son gros petit service en marquant le but de la victoire (2-3) à la 90e+9 qui chamboule tout le podium, envoie Hambourg en barrage et offre le titre… au FC Heidenheim. Le club du Bade-Wurtemberg n’a pu recevoir son trophée que le lendemain, les officiels de la Ligue n’ayant pas parié une seconde sur un tel scénario. Forcément, la conférence de presse qui s’ensuit est quelque peu chahutée : douche à la bière, chants, musique de teuf… Tout ça n’est pas du goût de l’entraîneur, Frank Schmidt, lui dont le nom équivaut à Jean Dupont en allemand : « C’est bon les gars, ça suffit. Ou alors, on s’entraîne encore une semaine de plus, moi je m’en fous ! » Rabat-joie, le Frank ? Respectueux plutôt, en témoignent ses excuses dans la foulée : à cause de cette mini-remontada, Ratisbonne a été relégué en D3.
Un cadeau pas si empoisonné
Cela dit, pas la peine d’avoir le triomphe modeste : cette promotion qui fait du FC Heidenheim le 57e club à découvrir la Bundesliga depuis sa création en 1963 est une sacrée récompense pour l’homme qui entraîne l’écurie de cette petite ville souabe de 50 000 habitants. Et ce depuis la naissance du club. En 2007, Frank Schmidt met un terme à sa carrière de modeste défenseur professionnel, pendant laquelle il aura facturé quelques apparitions en D2 du côté d’Aix-la-Chapelle et de Mannheim, avant un dernier tour de piste à Heidenheim, sa ville natale. 2007, c’est aussi l’année lors de laquelle la section foot du Heidenheimer Sportbund prend son indépendance pour des raisons financières et se structure en club à part entière au sein de l’Oberliga Baden-Württemberg, l’équivalent d’une D5. Le 1. FC Heidenheim est né, mais Frank Schmidt, alors âgé de 33 ans, a d’autres plans.
Son après-carrière est toute tracée, il sera agent d’assurances pour le compte d’un de ses potes : « J’avais promis à ma femme qu’après le foot, j’aurais un job normal, du lundi au vendredi au bureau et le week-end à la maison, à tondre la pelouse et ce genre de trucs. » Ça n’arrivera jamais : en septembre, le président Holger Sanwald le convainc de prendre l’intérim de l’équipe première pour deux matchs. « Le premier, c’était un derby contre le Normannia Gmünd d’Alexander Zorninger (passé notamment par le RB Leipzig, Brøndby et aujourd’hui au Greuther Fürth, NDLR). On a gagné 2-1. Mais l’étincelle a eu lieu lors du second, une victoire 9-1 face au VfL Kirchheim (un record qui tient toujours, NDLR). À ce moment-là, le président m’a dit : “Allez, reste jusqu’à cet hiver !” Et c’est pendant cette phase que j’ai compris que c’est ça que je voulais faire. Le football est ma vocation. »
Prophète en son pays
Difficile de lui donner tort sur ce point-là : au terme de sa première saison sur le banc, Heidenheim est promu en Regionalliga (D4), dont il finit directement champion du groupe Sud. Un deuxième succès synonyme d’accession au football national et professionnel qui le pousse à passer son brevet d’entraîneur professionnel avec sérieux et assiduité en 2011. En parallèle, le grand public fait sa connaissance à travers le documentaire Trainer!, dans lequel le réalisateur Aljoscha Pause suit trois jeunes techniciens le temps d’une saison. Frank Schmidt, dont la troupe est alors à la lutte pour monter en D2, s’y distingue par ses envolées lyriques, à défaut d’apparaître comme un Pep en puissance. « Pour moi, c’est l’humain qui est au cœur de tout, justifie-t-il, pas un concept tactique en particulier. Je suis un entraîneur qui travaille de façon très pragmatique. » Ainsi, avant un match capital pour accéder à l’échelon supérieur, on le voit hurler à ses joueurs : « Aujourd’hui, c’est ou noir ou blanc ! Une vallée de larmes ou un cortège triomphal. On court pour notre vie, mais n’oubliez pas les consignes ! » Pas de bol pour les amateurs de happy ends, il faudra attendre un an de plus pour voir Heidenheim valider son ticket pour l’antichambre de la Buli.
Qu’importe, chaque match dirigé scelle un peu plus le séant de Frank Schmidt à son siège. À aucun moment sa direction ne songe à le remplacer pour accélérer un éventuel processus d’accession à l’élite. Peut-être parce qu’à Heidenheim, tout le staff a pour point commun d’être issu du sérail. Peut-être aussi parce qu’à Heidenheim, la continuité est le maître-mot. « Je vis dans le présent parce que le football est une affaire de présent », martèle Schmidt comme un mantra. Il justifie sa longévité par une raison toute simple : « On a du succès. » « Je suis fier qu’on se soit développés ainsi, confie le président Sandwald, sans l’aide d’un investisseur russe, mais avec des moyens honnêtes et la force de toute une région, d’un tas de gens qui croient en un projet commun. » De là à qualifier l’histoire de « phénomène », il n’y a qu’un pas que Frank Schmidt refuse de franchir : « Je parlerais plutôt d’un alignement de planètes, comme on peut le retrouver à Fribourg : on est un club familial avec une structure et une vision professionnelles. Ici, on se parle honnêtement et franchement, personne ne se voit plus important qu’il ne l’est vraiment. »
Éloge de la monogamie
De fait, avec sa population riquiqui, son stade de 15 000 places, son budget modeste (qui oscille aujourd’hui autour de 40 millions d’euros) et ses joueurs relativement anonymes, Heidenheim traîne une réputation d’AJ Auxerre à l’allemande. Et après un barrage d’accession perdu face au Werder Brême en 2020, la récompense suprême est enfin venue pour l’homme qui, en septembre prochain, battra le record absolu de longévité sur un banc de touche allemand, détenu jusqu’alors par Volker Finke, entre 1991 et 2007 à Fribourg. Seize piges passées au service d’un seul club, dans le football moderne, cela force le respect. Quand on lui demandait qui de lui ou de son club on verrait en premier en Bundesliga, l’intéressait répondait que « les deux ont cet objectif. Le mieux serait qu’ils le réalisent en même temps ».
Depuis le 28 mai, c’est désormais chose faite, avec seulement cinq défaites sur l’ensemble de la saison et en étant la meilleure équipe à domicile. De quoi apporter de l’eau au moulin d’un slow football qui prend son temps et va à contrepied de la frénésie ambiante. Pour l’anecdote, depuis la prise de fonction de Frank Schmidt en septembre 2007, le Hamburger SV (qui jouera son barrage d’accession face à Stuttgart les 1er et 5 juin) a changé 22 fois d’entraîneur. En août prochain, le « Volker Finke de Heidenheim » disputera quant à lui son 587e match consécutif. Son contrat court désormais jusqu’en 2027, et il continue de refuser d’en parapher un à vie. « C’est Frank, il est comme ça », sourit son président. De même, l’idée qu’on lui érige une statue à l’entrée du stade pour honorer ses exploits successifs ne l’enchante guère : « Arrivera un moment où quelqu’un viendra pisser dessus, et ça, je n’en ai pas envie », justifie-t-il. Les grosses huiles de Buli sont prévenues : après l’Union Berlin, le championnat allemand s’apprête à accueillir un nouveau vent de fraîcheur.
Par Julien Duez
Propos de FS et HS recueillis par Sky, Spox, Der Spiegel, la Frankfurter Allgemeine Zeitung, Deichstube et l’Augsburger Allgemeine.