- Ligue 1
- J4
- Lens-Bordeaux
Francis Gillot : « Franck Haise n’est pas tordu, c’est tellement rare »
Lens-Bordeaux, c'est évidemment l'occasion de prendre des nouvelles de Francis Gillot. Et ça tombe bien, l'ancien entraîneur de Lens et Bordeaux avait des choses à dire. Entretien.
Il a beau avoir l’air froid et austère, Francis Gillot a fait les beaux jours de tous les clubs où il est passé. Ou presque. Sa dernière expérience à Auxerre a tourné court en 2017. « La Ligue 2, ce n’est pas pour moi », reconnaît-il aujourd’hui. Le RC Lens, de son côté, a mis plusieurs années à se remettre de son départ inattendu en 2007, dans la foulée d’une solide cinquième place en Ligue 1. Derrière, Gillot a sauvé in extremis le FC Sochaux de la relégation, puis l’a emmené le club en C3, avant de gratter une Coupe de France avec Bordeaux, en 2013. « À chaque fois, c’est moi qui suis parti, rappelle-t-il. Je sens qu’il y a un truc qui cloche et, généralement, derrière, ça me donne raison. »
Depuis deux ans, Francis Gillot a changé de cadre et a intégré la DTN, où il occupe le poste d’entraîneur national en charge de la formation des coachs passant le brevet d’entraîneur professionnel de football (BEPF). Cette année, « il y avait Sylvain Didot, mais il a déjà été viré de Guingamp », rigole celui qui n’a jamais mâché ses mots sur la sévérité du football français envers ses entraîneurs. L’an dernier, à Clairefontaine, il était le tuteur d’un certain Franck Haise, que la Ligue 1 est en train de découvrir à la tête d’un étonnant RC Lens. Logiquement, Gillot avait deux-trois choses à dire sur son ancien poulain avant ce Lens-Bordeaux.
Francis, votre ancien élève a la baraka en ce moment… Oui, c’est ce que je lui ai dit. T’as fait deux matchs en Ligue 2, t’as deux victoires et tu montes. Y a beaucoup d’entraîneurs qui aimeraient avoir cette chance. Tu joues Paris et il y a sept absents. Il a la réussite avec lui. Quand on est coach, il faut avoir de la chance. Aujourd’hui, il l’a. Tant mieux pour lui et pour Lens, aussi.
Le Racing a-t-il eu raison de le propulser en numéro 1 à la place de Montanier en mars dernier, alors qu’il coachait la réserve, et de le reconduire pour la Ligue 1 ?Bien sûr. Bon, les gens sont toujours méfiants. Ils préfèrent toujours avoir quelqu’un de connu et d’expérimenté. Mais il faut bien commencer un jour. Moi, je n’avais rien prouvé non plus quand Gervais m’a demandé de prendre l’équipe première en 2005.
Oui, mais vous aviez été un grand joueur du club auparavant…C’est vrai, ça aide. On m’avait aussi mis parce que j’étais connu, un gars du cru, et qu’on voulait calmer un peu tout le monde. Pour Franck, ce n’est pas pareil. Mais pour l’instant, c’est une bonne décision. Il n’a encore rien prouvé, il le sait. Ce sont les résultats qui vont compter. Mais c’est quelqu’un qui a plus de 50 ans, ce n’est pas un jeune perdreau. Il a de la bouteille, même si ce n’est pas au très haut niveau. Il a entraîné en D2. Il a été adjoint en L1. Il a été responsable de formation. Il a pas mal bourlingué. C’est un gars d’expérience. Il faut lui laisser le temps de s’affirmer et on fera les bilans à la fin.
Vous avez passé un an avec lui. Comment le décririez-vous ?Franck est quelqu’un de calme. Il est posé et réfléchi. J’ai beaucoup apprécié travailler avec lui. Humainement, il est vraiment bien. Je dirais que c’est quelqu’un de sain. Il n’est vraiment pas tordu. C’est tellement rare. Alors quand on retombe sur un mec aussi sympa, forcément, on apprécie.
Tactiquement, il s’appuie sur son immuable 3-4-1-2 plutôt séduisant. Vous avez bossé ça avec lui ? Oui, en formation, on a travaillé sur son projet de jeu. Pendant un an, il rendait des rapports. Il l’appliquait déjà avec la réserve lensoise. C’est sa philosophie de jeu. Toutes les tactiques peuvent être bonnes. La sienne, c’est celle-ci. Après, il faut surtout pouvoir adapter les profils des joueurs à ses principes de jeu. Je pense que Franck a pu le faire en s’appuyant sur les joueurs déjà à sa disposition et en faisant ses choix à l’intersaison. On le voit avec Kakuta. Je savais qu’il le prenait pour le faire jouer derrière les deux attaquants. Kakuta est un joueur virevoltant, explosif, il a des qualités techniques hors normes, il sent le foot. Il doit évoluer dans ce registre. C’est pareil, il prend Ganago, car, dans ce dispositif, il lui fallait deux attaquants puissants qui peuvent prendre la profondeur. En jouant à trois défenseurs, il faut deux mecs excentrés qui vont vite ou qui ont du coffre. Il les a aussi avec Michelin et Clauss à droite, Haïdara et Sylla à gauche. Bon, en plus, il connaît bien les jeunes et il en a déjà fait monter un avec lui (Ismaël Boura, N.D.L.R.). Voilà, je crois qu’il n’y a aucune raison que ça ne marche pas. À Bordeaux, inversement, après une valse des entraîneurs (huit depuis son départ en 2014, N.D.L.R.), le club a fait le choix de l’expérience avec Gasset… Oui, ils ont fait comme moi avec Lens à l’époque. Ça fait un moment que ça ne va pas à Bordeaux. Alors, ils prennent un ancien adjoint qui connaît bien la maison. Ils prennent Alain Roche, un ancien joueur, comme directeur sportif. Voilà, c’est un peu pour calmer le public. Mais le public, il est focus sur le président, et j’ai l’impression qu’ils ne vont pas le lâcher. Je n’ai pas connu le public bordelais aussi virulent que ça. Je suis un peu étonné, mais ils doivent avoir leurs raisons.
Est-ce que ce climat délétère peut plomber la saison bordelaise ? C’est sûr que d’avoir vos supporters contre vous ou, tout au moins, pas derrière vous, surtout en cette période où il n’y en a pas beaucoup dans les stades, ça complique les choses. Bon, après, ça fait un moment que ça ne marche pas à Bordeaux. J’ai l’impression qu’il ne peut y avoir qu’une bonne surprise.
Sur le plan sportif, les Girondins démarrent plutôt bien… Quand on regarde l’effectif, c’est cohérent. Il y a des garçons de talent dans cette équipe. Déjà du temps de Sousa, il y avait de bons joueurs et ça ne marchait pas. Je pense que Gasset va remettre un peu d’ordre là-dedans. C’est un mec expérimenté, il a longtemps été adjoint. Quand on est adjoint, ce n’est pas le même rôle. On est très proche des joueurs. Il a cette fibre un peu paternelle. Moi, je ne l’avais pas, car je suis directement passé numéro 1 et il fallait mettre une barrière. Jean-Louis sait ce qu’il faut faire et je crois qu’avec la nouvelle génération, c’est la meilleure façon de fonctionner.
Vous pensez que Bordeaux peut jouer quel rôle dans ce championnat ? Je les vois dans les cinq ou six premiers. Pour l’instant, c’est moins spectaculaire que Lens. Mais on voit déjà que c’est solide derrière. Aucun but encaissé. Il y a encore des choses à régler devant. Ils ont de bons joueurs qui vont mettre des buts. Pour moi, Bordeaux a un bon potentiel à exploiter.
Et Lens, est-ce un promu qui va commencer à faire peur à ses adversaires ? Il y a une dynamique. C’est une équipe en pleine confiance. Il faut qu’ils en profitent au maximum et le plus longtemps possible. Ils viennent de battre Paris quand même, ce n’est pas rien. Alors, oui, les gens vont dire qu’il manquait six ou sept joueurs à Paris. Mais il fallait les battre et ils l’ont fait. Trois jours après, ils vont gagner à Lorient. Les joueurs ont compris qu’ils devraient toujours répéter les efforts. Ça, c’est un signe important. Je peux vous dire que les joueurs de Bordeaux, ils savent ce que ça représente de battre un Paris même diminué. Maintenant, Lens, c’est surtout un collectif. Il n’y a plus les individualités comme j’ai pu en avoir en 2005. Ils vont devoir batailler toute la saison, faire les efforts en équipe, travailler chaque jour à l’entraînement et faire abstraction d’un environnement qui peut vite s’enflammer.
Justement, Lens, sans son public, avec à peine 5 000 supporters, est-ce un vrai handicap ?Oui, ça l’est, surtout à Lens. Moi, que ce soit comme joueur ou entraîneur, j’ai toujours pris un plaisir énorme à jouer devant 30 000 personnes à Bollaert. Bon, après, j’ai bien vu contre Paris que, même à 5 000, ils mettent une ambiance incroyable. J’ai cru comprendre que le club avait appelé tous les supporters du kop pour ce match. À leur place, je remettrais les mêmes à chaque match. (Rires.) Non, mais, sérieusement, ils sont fantastiques, ces supporters. Ils n’ont jamais levé le pied pendant toutes ces années. Je suis vraiment content de ce qui leur arrive.
Vous n’avez jamais eu l’occasion d’y retourner depuis toutes ces années ? Non, jamais. C’est comme ça. J’ai vécu de bons moments à Lens et j’ai toujours plaisir d’y retourner. Il y a beaucoup de gens que j’apprécie. On me dit souvent que ça s’est mal terminé avec ce match de Troyes (en 2007, où Lens perd sa place en C1 contre une équipe troyenne déjà reléguée, N.D.L.R.), mais ça ne s’arrêtait pas qu’à ce match. Ok, on part à Troyes avec cinq ou six blessés, Kovačević, Biševac, Dindane, on a des suspendus, on a un joueur que je ne pouvais plus faire jouer, car il était pris en grippe par le public (Cousin), on a Ramos qui se fait expulser au bout de vingt minutes… D’ailleurs, on n’avait pas réussi les derniers matchs avant celui-là. Voilà, c’est tout. Pour moi, on ne pouvait pas prétendre à la C1 sans ces blessés. Après, quand je sens que la saison d’après, on ne va pas faire mieux, que je sens moins de confiance, ce n’est pas la peine d’insister. Ce qui est dommage, c’est qu’on me dit qu’on n’a plus d’argent pour améliorer l’équipe. Et quand Guy Roux arrive, il a dix millions d’euros pour recruter. Quand on regarde l’équipe de la saison d’après, il y a du matos et ils descendent. C’est dommage, mais je n’ai pas de regrets. Je ne retiens que le positif de ces trois années à Lens.
Avez-vous fait une croix définitive sur votre carrière d’entraîneur ? Non, du tout, mais je veux quelque chose d’intéressant. Et je n’ai pas vraiment de propositions. J’ai quelques touches à l’étranger, notamment en Chine où, apparemment, j’ai laissé un bon souvenir, car ils reviennent tous les ans à la charge. En France, je ne cherche pas. Alors, quand on ne cherche pas, on ne trouve pas. Je ne veux plus le challenge de sauver une équipe. Il faut un truc qui me motive, avec une bonne équipe. Je sais que j’en ai les capacités. Mais est-ce qu’un club est encore en mesure de me faire confiance ? Je ne sais pas. J’en doute.
Vous dites vous sentir encore plus fort que jamais. Pourquoi ? J’ai 60 ans, je me sens encore jeune. J’ai encore des idées. Je me nourris au quotidien depuis deux ans de ce qui se passe aujourd’hui au contact de jeunes entraîneurs. J’ai des échanges permanents avec eux, sur les nouvelles méthodes. Oui, je sens que je suis encore plus fort aujourd’hui que lorsque j’étais en poste.
Diriez-vous que le métier d’entraîneur a changé ces dernières années ? Oui, ça change. On se rend compte que la durée moyenne d’un coach, c’est 14 mois. C’est dérisoire. On est de plus en plus sur le gril. On est dans une machine à laver qui tourne, qui tourne avec beaucoup de gens qui ne sont pas d’accord avec vous. Il y a les supporters, les joueurs, les présidents, la presse. Il faut être de plus en plus costaud. Les gens sont de moins en moins patients. Donc, il faut s’adapter. Je donne beaucoup depuis deux ans aux coachs que je forme. Mais je leur prends beaucoup aussi. Moi, je sais qu’aujourd’hui, je ferais différemment. Je le savais déjà, mais je ne l’ai pas pratiqué. Avec les joueurs, j’étais un peu trop dur, je ne faisais aucune concession. Les mentalités ont changé. Ce n’est plus la bonne méthode. Après, peut-être que si j’avais été plus sympa, je n’aurais pas réussi. (Rires.) Mais oui, je crois qu’aujourd’hui, dans la gestion, il faut prendre plus de recul, il faut savoir s’aérer, faire autre chose. Pendant treize ans avec les pros, du matin au soir, je ne pensais qu’au foot. Ce sont deux choses que je changerais si je venais à reprendre une équipe aujourd’hui.
Propos recueillis par Yannick Lefrère