- Mondial 2022
- Gr. D
- France-Danemark
France-Danemark : Kasper Hjulmand, une icône nationale en péril
Dans le sillage de sa demi-finale épique lors du dernier Euro, l’épouvantail danois retrouve les Bleus, qu’il a déjà su faire tomber deux fois cette année. Un nouvel âge d’or qui doit beaucoup au sélectionneur des Rouge et Blanc, Kasper Hjulmand. Une icône nationale paradoxalement en péril, alors qu’une bonne partie de l’opinion danoise reproche à sa sélection de ne pas avoir suffisamment pris position contre l’organisation du mondial qatari.
Ils ne pourront pas dire qu’ils n’ont pas été prévenus. En avril dernier, au sortir du tirage au sort pour le Mondial, le sélectionneur danois Kasper Hjulmand adressait aux Bleus un avertissement poli : « La France est l’un des grands favoris, avec tellement de talents… Mais je vous conseille de vous préparer aussi, car on a une très bonne équipe et on sera prêts à se battre. » Illustration tout à fait concrète et douloureuse deux, puis cinq mois plus tard : la bande à Deschamps se faisait fricasser en deux temps par les Danois en Ligue des nations, après avoir concédé deux défaites face aux Rød-Hvidele 3 juin, puis le 25 septembre dernier. Un nouveau coup d’éclat pour une sélection qui avait déjà ravi pas mal de monde lors du dernier Euro, notamment en déployant un jeu plutôt flatteur pour les yeux. Étrange paradoxe : depuis quelques semaines, dans la patrie d’Andersen, il n’est pourtant pas tout à fait absurde de susurrer avec regret cette ligne éternelle de William Shakespeare : « Il y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark. »
Monsieur Danemark
Si l’on pose un regard extérieur sur les Rouge et Blanc, tout semble pourtant fonctionner à peu près comme il faut. Pas impériale, mais plutôt en jambes face à la Tunisie en entrée de Mondial (0-0), la Danish Dynamite sait qu’elle a les ressources nécessaires pour faire douter le tenant du titre français. Le mérite en revient pour beaucoup à son sélectionneur, Kasper Hjulmand, qui a transmuté une sélection décadente en collectif modèle, capable de matérialiser sur le pré les valeurs de la société danoise. Une révolution indispensable, alors que l’équipe nationale avait quasi semblé avoir atteint un point de non-retour en septembre 2018 : nombre de ses joueurs cadres – en désaccord avec leur fédération pour des question contractuelles – avaient alors boycotté un match contre la Slovaquie, provoquant un véritable scandale au pays.
« La fédération a dû sélectionner des joueurs amateurs ou semi-pros qui évoluaient dans des championnats mineurs, relate le journaliste Morten Glinvad, auteur de Kasper Hjulmand – Fodbolddrømmer, une biographie du sélectionneur danois sortie en 2020, grattée avec la coopération étroite de l’actuel grand manitou de l’équipe nationale. Il y a eu une véritable cassure avec le public, qui avait vraiment tourné le dos à la sélection. Les gens ne se reconnaissaient plus dans cette équipe, disaient qu’ils étaient représentés par des types qui ne pensaient qu’au fric. Kasper a justement su réparer cette fracture. » En 2019, ce meneur d’hommes hors pair – qui dispose d’une formation universitaire en philosophie et psychologie – s’organise un tour du Danemark, pour tenter de réellement comprendre ce qui constitue l’essence de l’identité de son pays. « Il avait été secrètement nommé pour reprendre l’équipe un an plus tard, décrypte Glinvad. À l’époque, il m’a dit : « Pour comprendre le football que ma sélection doit jouer, je dois mieux comprendre l’identité de mon pays. Parce que ce qu’attendent vraiment les gens de leur équipe nationale est conditionné par cette identité-là. » »
Pendant des mois, celui qui fut champion surprise du Danemark avec le FC Nordsjælland en 2012 s’en va donc rencontrer des chefs d’entreprises, des artistes, des hommes politiques et des sélectionneurs d’autres disciplines sportives du pays. L’idée est simple : comprendre ce qui fait la spécificité et les forces matricielles du Danemark et de ses concitoyens. Résultat ? « Un des aspects que Hjulmand a observés à la suite de cette expérience, c’est qu’il faut réaliser qu’on est un petit État, qui n’est pas très hiérarchique, explicite Glinvad. La distance entre le Premier ministre et l’homme de la rue est assez faible. Nous n’aimons pas ceux qui se sentent supérieurs, célèbres. On doit sentir qu’on est proches d’eux. La popularité de la sélection a toujours été liée, chez nous, au fait qu’on sentait que les joueurs gardaient une dimension humaine. On veut aussi qu’ils soient naturels quand ils s’expriment, qu’ils montrent leur personnalité. » Une notion cardinale, que le mentaliste Hjulmand a su parfaitement faire rentrer dans la tête de ses joueurs : compact, solidaire, le Danemark propose un bloc cohérent derrière, mais aussi devant, où le volume de courses, l’intensité et les dédoublements de passes ne sont pas sans rappeler des équipes comme l’Atalanta de Gian Piero Gasperini. « Ce Danemark-là n’est pas une équipe restrictive », poursuit Glinvad. Normal, pour une nation que Hjulmand décrit lui-même comme « la championne du monde de la confiance ». « Par là, il veut dire que nous sommes un pays peu hiérarchique, assez horizontal, où chacun à l’opportunité d’être responsabilisé, traduit Glinvad. On veut que ce soit retranscrit dans la sélection. Que les joueurs puissent avoir une forme de liberté, des espaces de créativité, au sein de ce collectif très solidaire. »
Le dilemme qatari
Dès lors, qu’est-ce qui peut clocher au sein d’une sélection qui semble à l’apogée de son sex-appeal ? Le Qatar, évidemment. Parmi les pays qui participent au Mondial, le Danemark est sans aucun doute celui où la critique de la compétition a été la plus vive. « Beaucoup de gens pensent que nous aurions dû complètement boycotter la Coupe du monde, confirme Glinvad. Depuis que nos joueurs sont arrivés au Qatar, le sentiment de dégoût vis-à-vis du Mondial n’a cessé de gagner en intensité. Les gens disent qu’un de nos joueurs aurait dû commencer le premier match avec un brassard arc-en-ciel au bras, quitte à prendre un jaune. » Certains tabloïds nationaux sont allés jusqu’à titrer « Lâches » pour qualifier l’activisme jugé insuffisant de la part des joueurs, du staff comme de la fédération des Rouge et Blanc.
Lui-même critique de l’organisation de l’épreuve au Qatar et perçu comme l’homme qui a su refaire de la sélection une équipe non seulement performante, mais aussi en phase avec son public, Hjulmand est dès lors sous une pression monumentale. Élu personnalité de l’année en 2021, loué par la communauté LGBT danoise pour ses prises de parole passées, le sélectionneur est pris entre deux feux. « Pour beaucoup de monde au Danemark, c’était vraiment l’homme de valeurs, qui se tient à ses principes, a des vues morales élevées, abonde Glinvad. Il y a une forme de sentiment au pays qu’il n’est actuellement pas à la hauteur de ses idéaux. J’ai pu échanger avec lui par SMS, il est très critique vis-à-vis de la FIFA, mais il sent aussi qu’il doit effectuer avec professionnalisme son travail. » Un dilemme certes inextricable, mais auquel Hjulmand pourra tenter de se confronter avec l’esprit sans doute plus léger, en cas de victoire face aux Bleus ce samedi soir.
Par Adrien Candau
Propos de Morten Glinvad recueillis par AC