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Ferguson, le shot d’Anfield

Par Maxime Brigand et Romain Duchâteau
8 minutes
Ferguson, le shot d’Anfield

C'était un lendemain de Noël, en 1986. Anfield était prêt à gifler son meilleur ennemi, récupéré au bord de la chute six semaines auparavant par un Écossais en guerre face à son groupe et ses habitudes. Ce jour-là, Sir Alex Ferguson dirigeait son premier Derby of England. Dans le silence de Liverpool, le succès et quelques vapeurs.

Il faut remonter le temps et s’imaginer la scène. C’était il y a 28 ans et un peu plus de deux mois, le 5 novembre 1986. Il est 19 heures, en Écosse, à Hamilton. Sur le parking d’une station-service d’autoroute. Il fait froid, la lumière est faible. En cette fin d’année 86, Alexander Chapman Ferguson est certainement l’un des hommes les plus recherchés d’Europe. Enfant de Govan, un quartier de Glasgow situé à une vingtaine de kilomètres d’Ibrox Park, Ferguson sort de sa voiture, l’imperméable remonté. Il y a quelques semaines, il était à Barcelone, au Camp Nou, à la demande des dirigeants du FC Barcelone. Le rendez-vous de la soirée s’annonce moins clinquant. Dans l’autre voiture, arrivée quelques minutes auparavant, Martin Edwards, le président de Manchester United, est accompagné de Bobby Charlton, champion d’Europe avec United en 1968 et rescapé du crash de Munich en 1958, et de deux autres dirigeants du club. Edwards monte avec Ferguson, les trois autres hommes suivent à l’arrière, direction le salon de Bridget Robertson, la jumelle de Cathy Ferguson et belle-sœur de l’ancien vainqueur de la Coupe des coupes 83 avec Aberdeen.

Le rendez-vous sera très rapide. Edwards et la délégation mancunienne refusent toutes les exigences financières de Ferguson. Le salaire proposé à l’entraîneur écossais est même inférieur à celui qu’il touchait lorsqu’il était à la tête d’Aberdeen. Peu importe, Alex Ferguson veut y aller. Il veut rejoindre Manchester United, car on est venu le chercher au contraire des autres prétendants à ses services. Le FC Barcelone lui a préféré Terry Venables. Ferguson va donc poser sa signature en bas du contrat. Cette scène se répétera à douze reprises en vingt-sept ans, à chaque fois pour une prolongation. Ce soir-là, dans le salon de Bridget Robertson, décédée en octobre 2012, ce qui poussera l’homme devenu Sir Alex Ferguson à arrêter sa carrière pour s’occuper de sa femme, une histoire d’amour est née. Elle est fusionnelle et va changer l’histoire d’un club. On pourrait même dire qu’elle est éternelle, tant Ferguson va révolutionner en profondeur Manchester United en imposant ses convictions travaillistes autour de la méritocratie. Une histoire d’amour qui va également croiser un flot de haine. Une haine aux couleurs rouges. Lors de son arrivée à Aberdeen, Ferguson déclara la guerre aux tout-puissants de Glasgow, le Celtic et les Rangers : « Glasgow ne nous aime pas. Eh bien, nous ne les aimerons pas non plus. » À Manchester, l’Écossais utilisa le succès du Liverpool de Dalglish pour motiver son groupe et faire tomber Liverpool « de son putain de perchoir » . Le hairdryer en plus.

Le grand ménage de Ferguson

Dans le foot, comme partout, on aime les soirs de première. Ferguson peut-être plus que personne. Nommé le 6 novembre 1986, l’entraîneur écossais rêve à Manchester d’un ultime chantier, à peine plus d’un an après avoir perdu son mentor, Jock Stein, sur scène. C’était un soir de fête à Cardiff. Stein était le sélectionneur national de l’Écosse, Ferguson son adjoint. Le 10 septembre 1985, les Écossais jouaient une place en barrage contre l’Australie pour un billet au Mondial 86. Le pays de Galles menait 1-0 et l’Écosse avait égalisé à quelques minutes de la fin. Stein s’était levé du banc avant de trébucher. Il ne se relèverait jamais, Graeme Souness, l’ancien milieu de Liverpool, s’exprimant dans les larmes : « Je crois qu’il est parti. » De Stein, Ferguson a tout gardé. L’autorité et l’hygiène de vie obligatoire. Lorsqu’il débarque au Cliff, l’ancien centre d’entraînement de Manchester United, c’est le choc des cultures. Sa première prise de parole se fera sur une gueule de bois. Celle menée par le drinking club de United de Robson, Whiteside et McGrath. Des mecs qui ont fêté toute la nuit l’éviction de Ron Atkinson, en poste depuis 1981. Un mode de vie qui va voler en éclats à l’arrivée de Sir Alex Ferguson, comme à St Mirren quelques années plus tôt.

Là où, sous la raie d’Atkinson, les joueurs avaient interdiction de boire 48 heures avant la rencontre, l’alcool va être interdit. Les bouteilles des casiers du Cliff dégagées, les costumes rendus obligatoires les jours de match, le visage rasé de près. Ferguson se lie même d’amitié avec des informateurs en ville, capables de dénoncer les dérives de certains joueurs, comme ce sera le cas avec le prometteur Lee Sharpe quelques années plus tard. En juin 2013, Paul McGrath expliquait à So Foot la situation de l’époque : « Le problème, c’est que nous étions tout le temps blessés à l’époque. On était avec Norman (Whiteside, ndlr) dans la salle de gym, on regardait les autres s’entraîner dehors et on se disait « On fait quoi cet après-midi ? On ne va quand même pas boire, hein ? Bon allez, une petite, ou deux… » Et on passait l’après-midi à picoler tous les deux.(…)Mais le jour où Ferguson est arrivé au club, j’ai compris que ça n’allait pas pouvoir continuer comme ça. »

Quand il débarque à Anfield, le 26 décembre 86, jour de Boxing Day, Ferguson est toujours dans la construction. Il nettoie doucement ce qui deviendra quelques années plus tard un monstre. Dix mois plus tôt, en février, le Liverpool-Manchester United a posé la base d’un changement de perception. La rivalité a changé de dimension. « Je m’en souviens très bien. On est arrivé en bus à Anfield, et la vitre s’est brisée juste à l’endroit où j’étais assis. Quand on est sortis du bus, on nous a jeté du gaz lacrymogène et on a dû courir vers le vestiaire » , raconta, en 2014, John Sivebaek, premier buteur de l’ère Ferguson. Ron Atkinson parlera même d’une ambiance « pire que la guerre du Vietnam » . Alex Ferguson, de son côté, veut relancer Manchester United, alors avant-dernier à son arrivée. En s’installant sous la cahute d’Anfield, après six semaines en poste, l’Écossais a cumulé deux victoires, trois nuls et deux défaites, dont une dès son premier match à Oxford United (0-2). Liverpool compte alors dans ses rangs la paire Dalglish-Rush et terminera la saison deuxième avec 21 points d’avance sur son adversaire du jour. Ce jour-là, Manchester United va s’imposer difficilement (1-0) grâce à Norman Whiteside, d’une frappe à l’entrée de la surface. Un homme sauveur d’un jour qui sera giclé du club sur ordre de Ferguson en 89. Avec son pote McGrath. Mais surtout le premier succès d’une trentaine qui suiveront face à Liverpool en vingt-sept ans de rigueur et ménage. Pour atteindre les sommets.

Une histoire de tradition

Ni Sir Alex lui-même ni Liverpool ne le savent alors encore, mais l’arrivée de l’Écossais sur le banc des Red Devils va constituer un point de bascule majeur. Dans l’histoire de United, évidemment, mais aussi dans la rivalité avec le club liverpuldien. Car en même temps que la refonte de l’effectif de Manchester est amorcée à l’aube des 90’s sous l’égide de Fergie, la trajectoire de l’équipe rivale change sensiblement. Au pinacle de l’Angleterre avec Kenny « King » Dalglish à sa tête (champion d’Angleterre en 1985, 1988 et 1990, FA Cup en 1986 et 1989), Liverpool entame sa chute après le départ de celui-ci en février 1991, éreinté et usé émotionnellement par le poids de la tragédie de Hillsborough. « Vers la fin du premier passage de Kenny, on a pu ressentir un changement. L’équipe avait vieilli, et Liverpool commençait à faire des acquisitions inhabituelles » , expliquera plus tard Ferguson dans son autobiographie. Pendant que les Reds s’enlisent sous Graeme Souness (1991-1994) et Roy Evans (1994-1998) à coups de transferts foireux, l’ombre grandissante et menaçante du manager écossais s’intensifie. Et United, porté par la fameuse Class of 92 (Beckham, Giggs, Butt, Scholes, les frères Neville), aligne les titres en plus de développer sa marque à l’échelle internationale. L’une des plus grandes fiertés d’Alex Ferguson, à n’en pas douter, reste donc celle d’avoir pris le dessus sur le club de la Mersey au cours de son règne (13 titres de champions permettant à MU de détrôner Liverpool au nombre de championnats gagnés). Mieux, l’émergence du règne de Ferguson croisera celle de la fin des années dorées des Reds. Le technicien écossais remporta son premier titre mancunien en 90, la FA Cup face à Crystal Palace. Cette année-là, Liverpool souleva son dernier titre de champion.

Ce qui vaudra à celui qui a remporté 30 de ses 62 duels face à Liverpool, en 2002, cette déclaration au Guardian passée depuis à la postérité : « Mon plus grand défi est derrière moi, mon plus grand défi, c’est d’avoir fait tomber Liverpool de son putain de perchoir. Et vous pouvez l’écrire. » Si la figure tutélaire britannique a assis sa suprématie devant son rival honni, il n’en a pas moins gardé une certaine considération. De United-Liverpool, aussi surnommé le « Derby of England » , il a toujours rappelé que c’était le « seul derby pour United » malgré l’émergence progressive de City. Pacifiées dans les tribunes au fil des ans, les confrontations ont en revanche toujours accouché de batailles plus que de matchs sur le terrain. Avec, parfois, des scénarios ébouriffants (3-3, en avril 1988 et janvier 1994). Des affrontements sur le toit du Royaume (finales de Cup en mai 1996 et mars 2003). Des passes d’armes mémorables, aussi (Fergie-Benítez, Suárez-Évra). Ou encore des joueurs mués en fans le temps d’un instant, en témoignent les célébrations sans retenue de Neville, Rooney, Gerrard et Carragher. Toujours dans son autobiographie, le mythique manager des Red Devils évoque le rendez-vous face aux Reds comme une « grande tradition » . Une tradition qu’il a débutée et parachevée par une victoire (2-1, janvier 2013). Parce que de la même façon qu’il a mis un terme à sa carrière, Ferguson mettait un point d’honneur à soigner sa sortie contre son ennemi le plus intime. À quitter le devant de la scène au sommet. Sur un putain de perchoir.

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