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FC Barcelone-Real Madrid : le Clásico, histoire d’une décadence
Voyons les choses en face. Plus le football espagnol a essaimé dans le monde, plus son championnat semble souffrir d’une concurrence qu’il a lui-même stimulée. La capitale du jeu, en 2011, c’était l’Espagne. Neuf ans plus tard, la Péninsule est retournée à sa province.
Le Clásico est un monde intermédiaire entre la Terre et Mars. Sommet irrégulier du football espagnol depuis 120 ans, il oppose les deux clubs des deux Espagnes. D’un côté, la Castille centraliste et irrationnelle, terre d’administration kafkaïenne et de moulins à vents. De l’autre, la Catalogne des commerçants, passionnellement rationaliste et indépendante. Cette opposition historique, souvent instrumentalisée d’un côté comme de l’autre de la Péninsule, avait depuis les années 2000 pris un tour paradigmatique. Avec la dispersion de ce match si espagnol dans le monde entier (la rencontre est diffusée simultanément en direct dans 185 pays pour des pics à 650 millions de téléspectateurs), le Clásico proposait curieusement un modèle à quiconque avait envie de s’opposer artistement. Il offrait ainsi une forme toute trouvée à un processus nouveau « d’identification lointaine », opportun modèle pour les gourous du marketing international. Un peu comme Apple et Microsoft, Coca Cola et Pepsi, et quel que soit son contexte socio-culturel, chacun avait, devait avoir, sa préférence naturelle. Le Clásico, c’était la discussion globale, le football en état de grâce, l’universel en acte.
Deux visions du monde
Si l’on avait le tempérament aristocratique, à tendance maniaco-obsessionnelle (avec épisodes de délire de grandeur), alors le maillot blanc était celui qu’il fallait porter. Le Real Madrid, club de l’establishment par excellence, représentant sur Terre de la grandeur et de la pureté divine, était le club qu’il fallait à tous ceux qui avaient du monde une vision hiérarchique, presque théologique. Si l’on pensait au contraire que c’est à la marge que l’on trouve la valeur des peuples, si l’on estimait que pour obtenir ce qu’on voulait, il ne suffisait pas d’invoquer le désir ou l’ilusion (concept favori de Florentino Pérez), mais la réalité et la rationalité, bref, si notre névrose était celle de l’ordre et de l’histoire, qu’on croyait par conséquent à la puissance de la raison pour vaincre la plus redoutable des adversités, alors c’était bien le FC Barcelone qu’il fallait soutenir.
Le sommet de cette rivalité, c’est 2011 et la célèbre demi-finale de C1. Le centre aristocratique s’incarne dans le football agressif de transition de Mourinho. L’homme, bien conscient de sa supériorité morale, n’hésitera pas à convertir Pepe en bête féroce. Il moquera les mœurs puériles et démagogiques de son grand rival pour mieux proclamer la supériorité de l’imaginaire merengue sur l’obsession blaugrana. De l’autre côté, en bon fanatique de la rationalité, Pep Guardiola donnait des leçons de choses à grand renfort de falso 9 et de jeu de position. Ces deux clubs avaient beau se ressembler dans leur dimension et leur prétention à l’universalité, leur plus grande réussite était d’être parvenus, pendant presque 10 ans, à incarner deux visions du jeu opposées, deux visions du monde antagonistes.
Une querelle de clochers
Aujourd’hui, c’est autre chose. Et en attendant mieux, le tableau a pour l’instant pris des allures de fin de règne. C’est le moins qu’on puisse dire. Le Real peine à ne pas être ridicule en Europe face au Shakhtar Donetsk. Le Barça s’efforce, sans succès, de ne pas s’auto-détruire et de faire oublier une invraisemblable crise institutionnelle. Le club catalan qui avait été jusque-là un modèle admiré de tous pour sa gestion institutionnelle, sa capacité à engendrer de l’attachement, de l’amour même, est devenu en quelques mois la risée des banquiers et des terribles agences de notation. À la grandiose opposition des années Mourinho-Guardiola, Ronaldo-Messi, succède aujourd’hui un cycle morose d’opposition molle entre deux colosses hésitants.
Un peu comme ces fresques inquiétantes de la période noire de Goya cachées dans un coin du musée du Prado. Elles représentent deux paysans en duel à coups de gourdin devant un paysage lunaire et dévasté. De même, la grandiose gigantomachie entre Real et Barça est redevenue, en quelques années, une simple querelle de clocher. Pour la première fois au moins depuis vingt ans, aucun des deux protagonistes n’occupent – au coup d’envoi – aucune des trois places du podium. Le huis clos et la semi indifférence à laquelle il condamne la rencontre ne sont peut-être pas immérités. Car le constat est noir, mais nécessaire : le Clásico est entré en décadence.
La province du football
À défaut d’une explication, il faut souligner ici une évolution. Plus le football espagnol a essaimé dans le monde, plus son championnat semble souffrir d’une concurrence qu’il a lui-même stimulée. La capitale du jeu, en 2011, c’était l’Espagne. Neuf ans plus tard, la Péninsule est retournée dans sa province. En Europe, le pressing du Barça, pourtant si innovant en 2008, ne fait plus peur à personne. L’agressivité du Real Madrid, sa faculté à renverser n’importe quelle équipe en trois secondes ne sont même pas parvenues à faire trembler Cadiz la semaine dernière. Il faut dire la vérité : tant sur le plan de l’attractivité (la Premier League a pris sans conteste le commandement en matière de qualité de jeu), que sur celui de l’innovation structurelle (c’est l’Allemagne et l’Autriche qui offrent maintenant des modèles institutionnels alternatifs de développement), Barça et Real ne brillent plus que par inertie. L’arrivée possible de Kylian Mbappé est vécu par beaucoup comme le test définitif de la force d’attraction du Real Madrid. Pour le Barça, c’est la gestion de la mélancolie de Leo Messi qui prend la forme d’une épreuve de vérité. Voyons les choses en face. Le Clásico n’est plus le plus grand match du monde. C’est un musée archéologique.
Par Thibaud Leplat