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Faux et usage Defoe
La trentaine éclatante, le sens du but toujours aussi aigu et l’histoire qui continue de s’écrire. Attaquant incontournable du football anglais depuis plus de quinze ans, Jermain Defoe prolonge le plaisir à Sunderland en figurant parmi les joueurs les plus prolifiques du championnat. Une performance qui fait office d’exploit tant les Black Cats broient du noir cette saison.
À mesure que le temps défile inexorablement, les souvenirs devraient devenir plus brumeux et troubles. Mais avec lui, c’est différent. La mémoire de Jermain Defoe demeure toujours aussi vive que ses réflexes devant le but. Du haut de ses trente-quatre ans, l’attaquant n’oublie rien. Surtout pas quand il s’agit de ses propres réalisations. À commencer par la première qui remonte à octobre 2001. « Je me rappelle tous mes buts. Mon premier en Premier League était contre Ipswich à l’extérieur et pour West Ham, se remémorait-il, sourire aux lèvres, lors des dernières fêtes de fin d’année. Je crois que c’était la dernière occasion du match. Michael Carrick avait envoyé un long ballon devant parce qu’on menait à ce moment-là, donc ils nous mettaient la pression. Alors il a juste balancé le ballon devant, il n’avait pas l’intention de me faire une passe décisive. Et je me suis retrouvé face au gardien. Quand je me suis retrouvé dans cette position, je savais que j’allais marquer. C’était fantastique, car ce but était mon premier. » Et loin d’être le dernier.
Depuis ses premiers émois, le Britannique a continué de tracer sa route en aiguisant un peu plus son instinct de buteur. 156 pions claqués en 453 apparitions de Premier League. Des statistiques qui mettent en évidence sa remarquable longévité et qui font de lui le septième joueur le plus prolifique dans l’histoire du championnat anglais depuis 1992. Devant des pointures iconiques telles que Owen, Sheringham ou encore Hasselbaink. « Voir cette liste avec mon nom… Juste faire partie de cela, c’est dingue, s’émouvait-il récemment. Je me pince parfois pour y croire. » Il peut, car la prouesse est bien réelle. Et l’histoire va certainement encore s’étirer dans le temps. L’occasion de garnir un peu plus la boîte à souvenirs.
« Le meilleur sentiment du monde »
L’accomplissement personnel de Defoe force l’admiration autant qu’il fait l’unanimité. Parce qu’en près de dix-huit ans de carrière, l’homme présente un palmarès rachitique et n’a jamais connu les sommets. Seulement des clubs honnêtes aux ambitions mesurées (West Ham, Bournemouth, Portsmouth et Tottenham). Au contraire des trophées, c’est cette volonté immuable de faire trembler les filets qui l’a toujours habité et guidé. « La sensation de marquer est encore meilleure que lorsque j’étais jeune, expliquait l’enfant de Beckton fin 2016. Même à l’entraînement, quand on joue des matchs, je veux toujours marquer. Parfois, c’est difficile à expliquer. Quand j’étais plus jeune dans la cour d’école, j’avais ce besoin de marquer des buts. C’est juste le meilleur sentiment du monde. » Sébastien Schemmel, ex-coéquipier à West Ham et élu Hammer of the Yearen 2002, se souvient des faits d’armes de la gâchette anglaise : « Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi adroit devant le but. C’était extraordinaire. Jermain, c’était un tueur. Un ballon, un but. On l’appelait « Phénomène » et on disait en rigolant qu’il ne pouvait pas avoir dix-huit ans, mais que c’était un cousin de Rigobert Song qu’il n’avait pas déclaré. (rires) »
Cette sensation exaltante de marquer, il la ressent aujourd’hui sous la tunique de Sunderland. Au sein d’une formation engagée dans une course pour sa survie dans l’élite et aux principes de jeu minimalistes, Jermain s’érige comme la seule lueur avec Adnan Januzaj. Avec douze buts claqués en vingt-deux matchs de championnat (soit un but toutes les 164 minutes), l’attaquant de poche (1,71 m) partage actuellement avec Lukaku le titre de cinquième meilleur buteur de Premier League. Surtout, il représente 60% des réalisations des Black Cats. Preuve que malgré son âge avancé, ses qualités ne s’étiolent pas avec une adresse devant les cages toujours aussi incisive (56% de tirs cadrés, soit 19 sur 34 tentatives) et une faculté à prendre la profondeur que le temps n’a pas altéré. Tellement indispensable que les dirigeants du club du Tyne and Wear, le manager David Moyes en tête, ont refusé une offre de West Ham lors du mercato hivernal et mis leur veto à un éventuel départ. « Il n’a pas de prix, ses buts sont si précieux pour nous, martelait le coach écossais il y a un mois. Je n’envisage aucune offre. Sans Jermain, nous serions vraiment en difficulté. »
Thé vert, yoga et bubble gums
Pourtant, il n’y a encore pas si longtemps, Defoe semblait avoir fait une croix sur l’effervescence de la Premier League. En février 2014, son départ pour Toronto et la MLS sonne pour beaucoup comme le début de la fin. Mais de l’autre côté de l’Atlantique, la pige nord-américaine s’avère courte, mais plus que probante (11 pions inscrits en 19 matchs). L’instinct de tueur frappe toujours, alors le striker décide de rentrer au pays en janvier 2015. À Sunderland. Non sans faire face à la défiance de Dick Advocaat puis de son successeur Sam Allardyce : « Dick m’avait pris à part et m’avait dit : « Je ne crois pas que, dans cette équipe, tu peux jouer seul devant. » Quand Sam est arrivé, lui a dit : « Jermain est un buteur, mais vous avez besoin de plus que cela dans le football moderne. » C’était frustrant, mais c’était à moi de les faire changer d’avis à mon sujet. » Ce dernier l’a fait. Sans s’en gargariser, mais avec la manière (34 buts en 78 rencontres toutes compétitions confondues). Pour continuer d’affoler les compteurs, le Black Cat, qui n’a toujours pas mis un terme à sa carrière internationale, s’impose un régime alimentaire draconien.
Au menu : légumes verts cuits à la vapeur, saumon grillé, jus d’épinards, thé vert, chou frisé, pas de chocolat ni une goutte d’alcool en soirée, car son « père avait l’habitude de boire beaucoup » . Tout juste s’accorde-t-il des bubble gums de temps à autre, son seul « vice » . Cette hygiène de vie irréprochable se traduit en outre par des séances de yoga et sa volonté de payer de sa poche 1400 euros pour emprunter un caisson de cryothérapie à Sunderland et l’emmener chez lui. Des efforts loin d’être vains, puisque les bienfaits s’en ressentent sur les prés. Et la plus grande fierté du fan de Ian Wright réside peut-être là. Dans cette capacité à faire taire ceux qui ne cessent de le considérer seulement comme un simple super sub de luxe. Dans cette force incoercible, aussi, qui lui permet de nourrir une longévité saisissante et de ne pas regarder dans le rétroviseur. « Je ne regrette rien, car j’ai toujours cru que tous les échecs sont une bénédiction, philosophait-il récemment. Dans la vie, tout arrive pour une raison. Peut-être est-ce dû à ma foi. Dieu a des plans pour tout le monde. Il n’y a aucun intérêt à ce je regrette les choses. » Et si ce devait être le cas, le mantra tatoué sur sa peau continuera de lui servir de guide : « Hard work » , « Dedication » et « Success » . Sans doute les mots les plus justes pour décrire sa route tracée.
Par Romain Duchâteau
Propos de Sébastien Schemmel recueillis par RD, ceux de Jermain Defoe extraits de SFR Sport, de la BBC et du Guardian