- Roumanie
- Farul Constanța
Farul Constanța, le chef-d’œuvre de Gheorghe Hagi
Après 103 ans de mutisme, le Farul Constanța s'est enfin assis sur le trône de Roumanie, au terme d'une saison pétillante, aux allures de feu d'artifice. Si l'équipe de coach Hagi, qui a fusionné avec le Viitorul en 2021, compte aussi le titre de 2017 dans son palmarès, le sacre de cette année est unique, et amené à enfin susciter des vocations.
En Roumanie, il est coutume de dire qu’il faille « parfois devenir frère avec le diable pour franchir le lac ». Mais lorsqu’un phare nous guide pour de vrai, et pas de manière imagée, sa seule lumière jaillissante suffit pour se frayer un chemin dans l’obscurité. Ici, l’obscurité demeure l’état global du football roumain, dont la timidité sur la scène européenne est proverbiale. Quand on s’appelle Gheorghe Hagi, croire jusqu’au bout en ses préceptes et ses valeurs pour gravir les montagnes est un pléonasme. Dimanche dernier, le Farul Constanța, entraîné et administré par le Maradona des Carpates, a décroché son premier titre de champion de Roumanie sous cette appellation, deux étés seulement après sa fusion avec le Viitorul, vitrine de l’Academia Hagi durant plus de dix ans. Au nez et à la barbe du FCSB de Gigi Becali, éternel second depuis 2015, et du quintuple champion en titre, un CFR Cluj en fin de cycle. Pour être expéditif : Hagi a déjà fait la nique aux cadors avec son Viitorul en 2017. Un champion surprenant, qui pouvait difficilement confirmer en Coupe d’Europe. Mais une chose est de réussir à le faire avec son laboratoire – le vrai rôle du Viitorul –, en attendant de pouvoir récupérer la marque de son club formateur, pour saupoudrer ses performances sportives de ferveur populaire. Le faire avec une entité qui n’a rien gagné durant 103 ans (hormis des breloques en D2), avec deux joueurs de 17 ans titulaires au minimum, tout en imposant son style de jeu de manière autoritaire, c’est surtout la victoire d’un idéal opposé à la léthargie et à la frilosité ambiantes.
Un port en ébullition
« Ce titre, et la nuit de dimanche à lundi qui a suivi, représente le plus beau jour de notre vie. On n’avait jamais vécu ça. Pour être franc, beaucoup d’entre nous n’ont même pas su comment célébrer. La dernière fois qu’on a eu cette charge émotionnelle, c’était en 2005, pour la finale de la Coupe perdue face au Dinamo. En début de saison, nous étions plusieurs à être sceptiques, on ne s’attendait même pas à finir dans les six premiers, livre un des ultras influents du Farul, qui préfère garder l’anonymat. Après le match, on s’est retrouvés dans le centre historique de Constanța. On a chanté jusqu’au bout de la nuit et on a craqué des centaines de fumigènes. Pour te dire, même à 0-2, l’espoir était présent, et tout le stade sentait que le trophée allait enfin venir à Constanța. » Dimanche soir, les Marins ont en effet remonté un déficit de deux pions dans une véritable finale pour le titre contre le FCSB. Un succès 3-2 contre des Bucarestois hagards, maudits pour certains, acquis à base de dépassements de fonction et de permutations. Privé de Denis Alibec, attaquant international roumain essentiel au jeu de combinaison du Farul, Hagi a vu l’invité surprise Mateus Santos sonner la révolte. Entré en seconde période, l’irrégulier Enes Sali (17 ans) s’est comporté en facteur X percutant, couronnant les choix forts de son mentor. La délivrance au tableau d’affichage, elle, ne pouvait venir que d’un joueur issu de la pépinière : Louis Munteanu (20 ans), prêté par la Fiorentina, qui n’en est qu’au début de sa croissance, et que les années de Primavera ont façonné.
La méritocratie n’avait plus aussi bien porté son nom en Roumanie depuis au moins une quinzaine d’années. En play-off, le Rapid Bucarest a notamment encaissé un 7-2 choquant, dépassé par un collectif irrésistible. « Farul est la seule équipe du pays avec une philosophie et une identité de jeu. Leur football collectif est tourné vers l’attaque, leur appétit offensif est sans commune mesure. Les joueurs sont très mobiles, la construction est élaborée, avec des passes progressives qui partent du gardien, Aioani. Ils ont dominé le championnat, de la tête et des épaules, du début jusqu’à la fin. Je suis friand de ce que propose Hagi, avec une majorité de joueurs roumains, ne l’oublions pas », témoigne Viorel Moldovan, légende du FC Nantes (2000-2004), et désormais analyste à la TV roumaine, pour Orange Sport. « Hagi arrive à tirer le meilleur de ses hommes, et c’est un grand mystère pour moi. Je ne sais pas ce qu’il leur dit, ni ce qu’il leur fait, mais il arrive à relancer ou à sauver une bonne partie des anciens joueurs qu’il a formés, et qu’il ramène ensuite au club lorsqu’ils sont dans l’impasse. C’est comme un retour aux origines, avec humilité, poursuit l’ancien avant-centre des Tricolorii. Pour quelqu’un comme Denis Alibec, très caractériel et capricieux, le cadre de vie est essentiel. Sur la saison, il s’est sacrifié pour l’équipe. Ce mix de joueurs talentueux mais revanchards, avec des très jeunes comme Adrian Mazilu et Andrei Borza, qui ont tous les deux 17 ans et à qui je prédis un futur étincelant, ça fait mouche en Roumanie. Le défi sera de garder le noyau malgré les offres de transfert, tout en renforçant ponctuellement l’équipe en vue de la Ligue des champions. » L’autre défi, pour le jeu de possession prolongé mais vertical imposé par Hagi, tient désormais en une pérennisation au sommet, dans un pays habitué aux Icares des années 2010 (Unirea Urziceni, FC Vaslui, Oțelul Galați, Astra Giurgiu, etc.). Avec 4,5 millions d’euros, un petit budget par rapport aux favoris CFR, FCSB, ou même Craiova, Farul est encore dans l’obligation de vendre un joueur en forme à la moindre offre satisfaisante pour s’assurer son budget annuel (comme ce fut le cas pour Alexi Pitu, envoyé à Bordeaux cet hiver), malgré le soutien de plusieurs multinationales : OMV Petrom, Pepsi, MAN, Selgros et Société générale. À ce propos, l’importance du titre glané est double. Avec le projet de nouveau stade de 18 000 places pour 2025, tout semble aller dans le bon sens par rapport à la fidélisation d’un public longtemps partagé entre les géants de Bucarest. Ensuite, les sponsors vont de nouveau se bousculer pour associer leur image au projet, contribuant ainsi à faire du club une puissance financière, qui serait aussi capable de recruter des joueurs au-dessus de la moyenne du championnat, histoire d’encadrer au mieux les jeunes pousses.
Une idée qui vient de loin
« Il y a quatre ans, nous étions les patrons d’un club qui avait repris le flambeau de l’équipe ayant fait faillite en 2016, et qui était remontée en D2. Mais les play-off d’accession se refusaient à nous depuis deux saisons. On nous a proposé cette fusion, alors qu’il existait déjà des tensions entre nous, supporters, et Hagi, qui avait refusé d’entraîner le Farul sous l’ère Bosânceanu, se souvient l’ultra du Farul, à peine remis de la parade des champions dans les rues bondées de la cité portuaire, sur les bords de la mer Noire. C’était très clair : Viitorul devait renoncer à tout, et il fallait un rebranding avec les marques détenues par Ciprian Marica (nom, couleurs, emblème), qui était devenu le propriétaire, après avoir gagné la marque FC Farul aux enchères. De notre point de vue, c’était la seule solution pour que les couleurs blanc et bleu soient un jour présentes aux quatre coins de la ville, face à la concurrence des équipes de Bucarest : Steaua, FCSB, Rapid et Dinamo, qui sont encore populaires ici. Si nous avions renoncé, probablement que notre Farul serait mort. Maintenant, les gens ont le droit à du football de performance et de qualité, ils viennent au stade pour voir le Farul. » Avec les supporters dans la poche, Gheorghe Hagi a tout gagné. « Si tu as une vision pour te conduire au succès, le succès vient de lui-même. Je suis né pour gagner, pas pour exister. J’aime attaquer, et j’aime commander. C’est ce que je transmets à mes joueurs. Et vous pouvez en être sûrs, c’est dur pour les autres équipes d’avoir un groupe aussi humain que le nôtre. Moi, tous les habitants de Constanța et de Dobrogée, attendions ça depuis la naissance », narrait de manière épique le principal intéressé, en conférence de presse d’après-titre, flanqué du trophée de la Superliga.
Un discours direct, profond, qui en Roumanie est encore perçu comme de l’arrogance. Hagi, le dernier rempart face au cirque grotesque du FCSB et ses entraîneurs fantoches, soumis aux ordres de Becali. Hagi, le gourou pour tant de revenants au bord de la dépression sportive, Hagi qui triomphe avec 15 joueurs U21 sur 30. Hagi, qui a relancé la formation roumaine au milieu des champs, avec son propre argent, et les millions amassés sur les bords du Bosphore. Stratosphérique dans l’entrejeu, le milieu Tudor Băluță (24 ans) a notamment mis fin à des saisons blanches, qui le poursuivaient depuis 2019 et son départ pour Brighton, grâce au contexte farist. «Tudor ne sait pas jouer vers l’arrière. Parfois, même, il m’énerve ! (Rires.) Il délivre de ces passes de l’extérieur… Même moi, qui étais numéro 10, je cherche encore à comprendre leurs courbes », s’est amusé Regele Hagi, dans l’euphorie. En attendant que le projet du Roi devienne un projet national, et que la jalousie des uns devienne le moteur concret de tout un milieu, la fièvre ne devrait pas quitter Constanța avant juin. Période au cours de laquelle les Fariștii ont une chance de tomber sur Galatasaray en tour qualificatif de Ligue des champions. Même face au club qui l’a érigé au rang de demi-dieu, Hagi fera en sorte que ses ouailles aient le couteau entre les dents.
Par Alexandre Lazar
Tous propos recueillis par AL, sauf ceux de Gheorghe Hagi.