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Faé/Zouini : « Elle est loin, l’époque de la Chandelle… »
Réunis pour un déjeuner à Nantes, Youssef Zouini et Emerse Faé, très bons potes d’enfance à Nantes, reviennent sur leur parcours – contrarié - respectif : l’un a passé 4 ans derrière les barreaux pour rien, l’autre a dû ranger prématurément ses crampons à 28 ans. L’un rêve désormais de cinéma, l’autre s’est reconverti comme formateur du côté de l’OGC Nice.
Avant de commencer…
À 6 heures du matin, le 1er avril 2005, Youssef Zouini dort. Dans une grosse heure, il doit se réveiller pour tenir son poste de stagiaire en alternance au H&M du centre-ville de Nantes. Mais il n’y mettra pas les pieds. Les forces de l’ordre fracassent sa porte, l’interpellent et l’envoient en garde à vue pour séquestration et braquage à main armée d’un Super U du quartier Pirmil, plus au sud, survenu le 1er novembre 2004. Pourquoi ? Un masque de Scream, « celui avec la langue qui pendouille » , retrouvé au domicile d’un des braqueurs, appartenait à Youssef, qui l’avait prêté pour une fête d’Halloween à un gamin qui l’a remis à l’un des braqueurs ensuite. Mis en examen puis préventivement à l’ombre pendant deux ans, Youssef sera condamné à 10 ans ferme par la cour d’assises de Loire-Atlantique, avant d’être innocenté par la Cour d’appel de Rennes en mai 2009. Durant cette période, Emerse Faé poursuit une carrière de footballeur professionnel du côté de Nantes, Reading puis Nice.
Pourquoi avez-vous commencé à vous fréquenter ?Emerse Faé : On était tout simplement du même quartier, Malakoff, à Nantes. Youssef Zouini : On a dû commencer à être potes vers nos 6-7 ans. Regarde cette photo (équipe poussin du club de Malakoff 1991-1992, N.D.L.R.). Emerse, c’était le gardien de but, très bon, de notre équipe.
Equipe Poussins de Malakoff
EF : Mais j’ai rapidement arrêté. Ça demandait plus d’investissement financier – les gants par exemple – et je commençais aussi à me lasser dans les buts. Plonger sous la pluie, tout ça, c’était galère. Youssef jouait milieu offensif droit. YZ : J’étais trop vif.EF : Il était bon, mais con.YZ : Je regrette d’être resté dans le délire de jouer au foot au quartier. Emerse était lui toujours en train de surveiller les détections autour de chez nous.
Emerse, t’as toujours su que tu voulais être footballeur pro ?EF : Non. Je jouais juste pour le kif, tout en le faisant sérieusement. Ce n’était pas assez encadré à Malakoff, alors je suis allé à Toutes-Aides. Avec 3-4 copains, on faisait 15 minutes à pied, on traversait la Moutonnerie pour aller au stade.YZ : Aller à la maison, faire son sac, se taper cette marche à pied… c’était pas mon délire. Mais j’ai joué en club plus tard, pour suivre d’autres potes.
Emerse, comment es-tu rentré au FC Nantes ?
EF : C’était un mercredi. J’habitais au dixième étage de mon immeuble. Je voyais bien le quartier de là-haut, et notamment notre terrain et l’arrêt de bus. Personne sur notre terrain. Pas normal pour un mercredi. Je me mets à une autre fenêtre et je les vois tous à l’arrêt de bus. Là, je prends mon sac, mes crampons et j’y cours. Ils allaient tous à une détection FC Nantes. J’y suis allé, et ma vie a changé à partir de mes 11 ans, chez les U13 du FC Nantes.YZ : Moi, j’y étais pas, à cet arrêt de bus.
Vous aviez quels rêves de gamin à l’époque ?YZ : Rien de particulier.EF : Pareil, ou alors docteur, pour faire plaisir à mes parents. Je n’aurais peut-être pas intégré un autre centre de formation que celui de Nantes. C’était proche de chez moi et j’étais externe, ça m’allait bien. J’étais sérieux et sans calcul sur le terrain, mais j’ai mis quatre années – compliquées pour moi – à me rendre compte que, ouais, le foot, c’était pas que des blagues. Vers 15-16 ans, j’ai commencé à toucher un peu d’argent. J’étais de la génération 84, Stephen Drouin, Mickael Fabre, David Leray.YZ : Toulalan, non ?EF : non, c’est un 83. On avait un attaquant surclassé, « Bouba » , un 86, exceptionnel, mais pas devenu pro.YZ : Emerse a quand même gagné la Coupe du monde avec l’équipe de France (U17), hein, à Trinidad et Tobago !EF : Je me souviens d’une sortie en mer, où on avait pied à des kilomètres. On s’est bien baladés. Et heureusement, parce qu’avec Jodar (le sélectionneur français), on avait le droit à rien. Pas de télé dans les chambres, un ordinateur pour tout le groupe, les téléphones portables déboulaient à peine en 2001… Il y avait Sinama-Pongolle dans l’équipe, vraiment un mec bien. Je ne l’ai jamais vu s’embourgeoiser la tête. Alors qu’il aurait pu.
Comment se passaient les retours d’Emerse au quartier le soir ?YZ : Une petite fourgonnette du club le récupérait le matin et le ramenait le soir. Et on l’attendait pour notre rituel, chaque soir, « La Chandelle » , une espèce de place en cercle, formé par des bancs. Chacun défendait son banc.EF : Si on marquait dans ton banc, t’étais éliminé. Si t’étais le dernier, t’avais une vie. YZ : Le soir, c’était comme si on retrouvait un disparu. C’était notre fierté, Emerse. On disait, aux tournois inter-quartiers : « Notre pote, là, joue au centre de formation de Nantes, vous allez voir dans quelque temps. » En plus, c’était le seul de Malakoff à réussir au FC Nantes. Aujourd’hui, t’as Abdoulaye Touré. Tu t’en souviens, Emerse, avec toute sa ribambelle de petits potes, là ? Ils habitaient dans la banane d’Emerse. EF : Le nom des bâtiments en forme de banane, à Malakoff.YZ : Au niveau du nouveau pont qu’ils ont construit.EF : Ils ont même coupé ma banane pour le faire.YZ : Malakoff a été beaucoup rénové. Les immeubles de 18 étages ont disparu. C’est presque dommage parce qu’on n’a plus les mêmes souvenirs qu’avant, quand on y repasse.EF : Il était très fort avec les filles, Youssef. Il avait une facilité pour s’exprimer, pour draguer. Je ne suivais pas les moments de « négociation » , mais je voyais la finalité.YZ : Tu suivais pas parce qu’il y en avait trop ! Emerse n’avait pas trop le temps pour des vies amoureuses. On le savait.EF : Il a fait pour deux, en fait. Je me suis sacrifié pour lui rendre service finalement.
Comment vous décririez l’atmosphère du quartier Malakoff à cette époque ?YZ : C’était un petit quartier. EF : Séparé en deux par une petite route et le gymnase. Et on se retrouvait souvent à jouer au foot, les « mecs du fond » contre les mecs de « l’autre côté » . Le foot, c’était 70-80% de notre temps. Sinon, c’était le centre jeunesse du quartier. Ils nous avaient emmenés aux Solidays une fois.YZ : À l’époque où les flics faisaient des trucs avec les jeunes, ils nous avaient emmenés faire du moto-cross à Guérande. Ça nous bottait grave. Bon, parfois, avec Securitas, ils essayaient aussi de nous virer de notre gymnase. On forçait les portes pour jouer au foot, on passait parfois même par le toit. Ils venaient nous déloger, mais on refusait. « Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse, à part du foot à Malakoff ? » Et ils nous laissaient. C’était pas l’époque des portables, des tablettes et d’internet.
EF : Y avait MSN et les skyblog, non ?YZ : Oui, mais on était surtout tous branchés foot.EF : On avait la chance, même très jeunes, de rester tard dehors, sans crainte pour les parents. Tout n’était pas rose, mais ce serait impossible à Malakoff, aujourd’hui.YZ : Malakoff était un petit quartier réputé pour le trafic de stupéfiants, chez les grands.EF : On comprenait qu’il y avait quelque chose de louche, avec les belles voitures garées, mais ce n’était pas dans leur intérêt, je pense, de nous emmerder. C’était plus chaud à Bellevue ou aux Dervallières, avec aussi de la violence, des vols.
Venons-en au 1er avril 2005. Youssef, t’es en garde à vue puis incarcéré pour le braquage du Super U. Emerse, t’apprends ça comment ? EF : Par le bouche-à-oreille du quartier. Je n’étais plus en contact régulier avec lui à ce moment-là. Mais ça m’étonnait que Youssef tombe pour ça, même si je le voyais traîner avec un type qui faisait des conneries.
En gros, l’accusation te désigne comme le cerveau du braquage.YZ : Sur les dires d’un du braquage, ancien camarade de classe à moi, qu’on surnommait « le mytho » au quartier d’ailleurs. Depuis le début, j’écris des tonnes de courriers à la justice, aux ministères, au juge d’instruction pour dire que je suis innocent. J’en ai écrit 586. Sans réponse ou alors « en raison de la séparation des pouvoirs, nous ne pouvons pas intervenir dans une affaire en cours. » Je sais désormais qu’avec un Bic, on peut écrire 300 courriers.
Après deux mois à l’ombre, on te libère sous contrôle judiciaire, à pointer matin et soir au commissariat de Nantes.YZ : Et ça m’épuise. Je pars au Maroc en décembre 2005, puis reviens en avril 2006 et je me fais arrêter. Direction la maison d’arrêt d’Angers, avant mon procès, prévu pour le 11 juin 2007. Durant l’audience, le procureur a suggéré que j’avais manipulé les experts psy sur ma véritable personnalité. Il a même demandé à une si je ne l’avais pas séduite.EF : Parce que durant l’audience, ils avaient montré que t’étais un dragueur ?YZ : Je ne sais pas, mais je me souviens très bien de l’experte bien fâchée d’avoir eu à défendre son intégrité. En tout cas, je prends 10 ans ferme.
Il y a une place pour le foot une fois que tu es en détention ?YZ : Très importante. On y jouait tous les matins et après-midi de promenade, qu’il pleuve, neige, peu importe. 3 heures par jour. Ceux qui ne jouaient pas se mettaient sur le côté. EF : Et ils n’avaient pas d’espace pendant ces trois heures ?YZ : S’ils voulaient jouer, courir, suer, se dégourdir les jambes avec nous, si. Sinon, ils allaient sous le préau jouer aux cartes ou fumer leurs joints. EF : Et ça faisait beaucoup de joueurs ?YZ : On faisait des 7×7. Faut se dépenser à un moment donné.
Ça te donnait un statut particulier, en détention, d’être bon au foot ?YZ : Quand on faisait les équipes, on me prenait pas le dernier. À l’inverse des autres, je ne fumais pas, donc j’avais un bon cardio. Je me souviens d’un codétenu à Rennes, Cyril Yapi, un ancien pro (condamné en 2007 à 15 ans de prison pour avoir tenté de tuer sa femme, à la batte de base-ball, N.D.L.R.)… Mon niveau de foot l’étonnait, et il pensait que je devais tenter quelque chose à ma sortie. Le foot m’a créé des affinités en détention.
T’as pensé à l’évasion ?
YZ : Ouais et j’avais même un plan. Ça m’a valu dix mois d’interdiction de sports à Angers d’ailleurs.EF : Ah ouais ? Ils t’ont pris en train d’essayer ?YZ : Des choses leurs sont revenues aux oreilles et ils m’ont changé de bâtiment, privé de sport pendant plusieurs mois. Et ça, le sport, c’est une vraie sanction pour un détenu. EF : Pire que privé de promenade, sortie ?YZ : Impossible. Même quand t’es à l’isolement, ils ne peuvent pas de priver de sortie.EF : T’as fait beaucoup d’isolement ?YZ : 6 mois, d’une traite. Tu commences à avoir des hallucinations. Avant d’aller en promenade, je dirigeais la pointe d’un stylo vers la télé et en revenant 1h30 plus tard, je vérifiais la position du stylo. Ça me permettait de ne pas péter les plombs. L’isolement, c’est comme être enfermé vivant dans une tombe. Promenade, douche, couloirs, tout, tout seul.
Comment l’affaire a basculé dans ton sens, pour que tu sois innocent aujourd’hui ?YZ : La preuve était dans le dossier depuis le début, mais personne ne s’était efficacement plongé dedans. Les bornages téléphoniques avaient été demandés, mais pas analysés. Au moment du braquage (4h-8h), mon téléphone borne à 200 mètres de chez moi. Trop loin du lieu du braquage. J’étais chez moi, au téléphone avec ma copine de l’époque, de 6h14 à 8h12. Sauf que ça ne correspondait pas à l’alibi que j’avais initialement donné : être chez ma copine le soir du 1er novembre 2004. Faut comprendre qu’ils m’ont interrogé la première fois le 1er avril 2005, donc longtemps après les faits concernés. Le 11 janvier 2008, le juge des libertés de Rennes me libère sous contrôle judiciaire, avant le procès en appel de mai 2009, à Rennes. Ils ont même demandé à mon ex-copine de se souvenir de ce coup de fil de novembre 2004. EF : Jamais je me souviendrais d’une conversation téléphonique d’il y a 5 ans.YZ : Elle a assuré qu’on ne parlait absolument pas de braquage, que c’était une conversation normale d’un mec avec sa copine, le matin en période de Ramadan. Je revois les magistrats à l’audience commencer à réaliser que l’affaire clochait. Mon avocat me dira d’ailleurs à l’oreille : « Le vent est en train de tourner, Youssef. » En appel, le procureur, le juge se sont même excusés de l’erreur à mon égard. Elles sont rares, les excuses de la justice. EF : C’est quand même dingue que ces bornages n’aient pas été considérés dès le début ! C’est pas la base ? Ou alors je regarde trop de séries et la réalité est différente… ?YZ : Mon premier avocat avait versé trop tard cette preuve au dossier. Le second, même si ça n’a pas été simple, l’a versée dans le dossier en appel.
Youssef, au-delà des 586 courriers, t’as explosé, parfois, en détention ?YZ : Oui, lors d’un double transfert, dans la même journée, entre Nantes, la Roche-sur-Yon et Lorient, fin 2007. À La Roche-sur-Yon, on veut me mettre dans une cellule de fumeurs, je refuse et je demande à être mis au mitard. Il n’y a qu’une place, donc t’imagines que celui que je remplace est hyper content de se barrer. Et là, je demande une clope, je mets le feu à mon matelas, j’inonde la cellule en bouchant mon lavabo d’un couvercle de yaourt, et je suis transféré à Lorient, très bien escorté, avec des mecs en cagoule, plusieurs voitures. J’avais évidemment la tête d’un coupable pour le patron de la prison de Lorient. Pour tout ce bazar, j’ai commencé par 28 jours de mitard. Donc quelques semaines plus tard, en janvier 2008, il était un peu choqué d’avoir à me libérer. Avant que je ne parte, il m’a fait : « À bientôt. » EF : Ah ouais, carrément !
Tu suivais les développements de l’affaire de Youssef, même de loin ?
EF : Non, j’en parle physiquement avec lui pour la première fois, par exemple. Cette histoire m’avait quand même déçu de lui, je n’avais pas cherché à en savoir plus. C’était aussi une erreur de ma part, même si c’est toujours facile de refaire l’histoire après, hein. Des bruits de quartier m’ont appris son acquittement. Il m’avait appelé un peu après, me disant qu’il s’était installé à Paris pour suivre le cours Florent. Youssef, il s’est battu pendant, et après. J’étais pas au courant des 586 courriers, par exemple. Là, il veut aller au bout de son rêve, pousser dans le cinéma. J’aime bien son engagement, sa force de caractère. Il s’est servi de tout ça pour rebondir. Franchement, chapeau.
Emerse, tu as arrêté ta carrière de footballeur pour des raisons de santé, à 28 ans seulement.EF : J’ai joué mes quatre dernières années avec un caillot de sang qui pouvait monter au cœur. Depuis mes 24 ans, je suis sous traitement anticoagulant. Je revois la tête du doc de Nantes, pâle, la première fois : « Putain, t’as fait une phlébite ! » 6 mois de soins et je repartais. J’ai fait trois rechutes, et même si on ne trouvait pas l’origine aux analyses, j’ai dû arrêter et me projeter dans l’après-carrière, ce que je n’avais jamais fait. Nice m’a laissé le temps de la réflexion et je me suis lancé comme formateur au Gym. Je suis toujours en train de passer mes diplômes d’ailleurs.
C’est quoi ton projet du moment, Youssef ?YZ : J’aimerais évidemment jouer le rôle principal d’un film racontant mon histoire. Un documentaire de 52 minutes va être tourné à Nantes, à Paris et au Maroc, pour une chaîne généraliste française. J’ai aussi enregistré en juin un 26 minutes avec Olivier Delacroix, pour Les Yeux d’Olivier sur France 2.
Emerse, tu le vois bien acteur ?EF : Bien sûr. C’est lié à la drague, un peu. Tu joues une espèce de comédie quand tu dragues. Il était facile là-dedans, il savait plaire. Et même là, quand il raconte son histoire, il imite très bien les matons, il est prêt pour la comédie.
Sacrés parcours que les vôtres, quand même…EF : C’est…YZ : … ah, elle est loin, la Chandelle, hein.
Propos recueillis par Ronan Boscher et Benoît Poquet, à Saint-Sébastien sur Loire.
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