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Fabián Madorrán, vie et mort d’un arbitre pas comme les autres
Des polémiques à tout-va, des cartons rouges à la pelle, des rumeurs incessantes, un licenciement bruyant et un suicide en pleine rue... Fabián Madorrán, arbitre argentin, n'est jamais passé inaperçu.
30 juillet 2004, Córdoba. À ce qu’en disent ses proches, Fabián est complètement déprimé. Depuis quelque temps, il ne peut plus exercer sa passion, être acteur du monde qui le fait vivre, le football, parce qu’il s’est fait virer, sans avertissement. Alors, il erre dans les rues, à la recherche d’une nouvelle raison de vivre. Il a trente-neuf ans, il est 10h30 du matin, il est assis juste devant chez lui, dans les escaliers du parc Sarmiento et il a un 9 millimètres dans la main. Et puis il passe à l’acte. Subitement. Son suicide fait la Une des journaux, fait réagir le monde du football. À son enterrement, le dimanche suivant, la famille est présente, quelques journalistes aussi, mais finalement pas grand monde, sa mort éclipsée par celle d’un autre acteur du monde du foot, José Pastoriza, entraîneur d’Independiente.
« Un bon arbitre, c’est celui qui passe inaperçu. »
Fabián est né le 29 juin 1965, au sud de Buenos Aires, une enfance sans histoire. Il a commencé à arbitrer en D1 argentine en août 1997 et se fait rapidement remarquer pour son autorité, pour le moins visible. En 1998, la presse argentine le surnomme déjà « le fils du Shérif » , en référence à Javier Castrilli, un autre arbitre réputé pour sa sévérité. Et voilà un extrait d’une interview qu’il donne alors au quotidien Olé :
Vous ressemblez quand même un peu à Castrilli, vous avez expulsé un paquet de joueurs.Ce que vous devez garder à l’esprit, c’est que ça ne fait que très peu de temps que j’arbitre, et quand un arbitre arrive dans une nouvelle catégorie, les joueurs veulent tester ses limites. Aujourd’hui, les joueurs me voient différemment. Au début, il m’appelait « Monsieur l’arbitre » et aujourd’hui, c’est « Fabian » ou « Madorrán » . Ils me connaissent et ne me mettent plus à l’épreuve.
Vous voulez dire que vous mettez des rouges pour vous faire respecter ? Non… Ne confondons pas tout.
Vous avez quand même expulsé vingt et un joueurs en dix-sept matchs lors de la clausura… C’est un chiffre plutôt élevé, non ?Il faut voir aussi dans quelles circonstances je les ai expulsés. Aujourd’hui, j’en suis à quatre matchs, et je n’en ai expulsé qu’un seul. (…) Ça ne dépend pas que de moi, mais aussi des joueurs. S’ils se comportent bien, ils n’auront pas de problème. (…)
Lors du match entre Velez et Talleres, vous n’avez pas sifflé un penalty évident et vous avez été écarté la semaine suivante. Ça vous touche ?Non, pas du tout. Comme les joueurs quand ils commettent une infraction grave et sont expulsés, on doit nous aussi accepter les suspensions.
Surtout que les images vous donnent vraiment tort…Oui, et j’ai été le premier à vouloir revoir l’action. J’avais envie de mourir… (…)
Vous vous voyez comme un justicier ?Non… Et il ne faut pas confondre justicier et justice. Je ne me vois pas comme un Robin des Bois ou un Zorro. Faire la justice, c’est appliquer les règles avec bon sens. Et puis, il ne faut pas trop chercher à se faire remarquer, car un bon arbitre, c’est celui qui passe inaperçu.
Célébrité et néant
Sauf que Fabián ne respectera jamais vraiment ses propres conseils. En six ans d’activité, 161 matchs de Première Division, il expulsera 153 joueurs, soit presque un par match. Il porte des bagues et des bracelets en or. Il sourit souvent aux caméras. Il va souvent parler à la presse après les matchs. En 1998, lors d’un tournoi U20, il sortira quatre joueurs brésiliens, ce qui créera bien évidemment la polémique. En 1999, après une défaite de son équipe, Ezequiel González, de Rosario Central, le traite d’hystérique. En 2001, avant une rencontre entre Boca et Almagro, une caméra le chope en train de reprendre un chant des Xeneizes. En 2003, il permet à Talleres de se maintenir en lui accordant un but hors jeu.
Et puis finalement, le 23 septembre 2003, la Fédération argentine ne renouvelle pas son contrat : « Il s’agit d’une décision prise dans le cadre d’une optimisation des ressources humaines et de promotion de jeunes professionnels. » Fabián prend un énorme coup. En conférence de presse, il déclare : « Je suis le premier et l’unique cas dans l’histoire. Jamais un arbitre international de mon âge n’avait été licencié avant moi. Je suis très touché : j’ai consacré ma vie à mon métier et maintenant je me sens comme Maradona. À moi aussi, on m’a « coupé les jambes ». » Du jour au lendemain, le vide. Plus de caméra, plus de journalistes, plus d’attention, plus rien. Et ça, entre autres, ça le fout en l’air.
Homosexualité et problèmes de jeu
Car Fabián avait beau aimer la lumière, on ne lui a pas toujours rendu la tâche facile non plus. Des reportages sur sa prétendue homosexualité et des rumeurs insistantes sur son addiction au jeu le plombent petit à petit. Au magazine chilien DeCabeza, son ami Juan José Blanco raconte alors : « Il y a quatre mois, il m’a appelé en pleurant et m’a dit qu’il allait quitter Córdoba, qu’il ne pouvait plus vivre à Buenos Aires, que tout le monde le jugeait. C’est vrai qu’il aimait le jeu, mais son vice, c’était l’arbitrage. Il a commencé à mourir quand il s’est fait licencier, mais il ne s’est pas suicidé pour ça. Il s’est suicidé à cause de la solitude. Il était seul, sans soutien. Et il a beaucoup souffert. »
Après son éviction, et sur les conseils de ses avocats, Fabián va d’abord chercher à se faire discret. Mais ça ne durera pas longtemps. Il retrouve assez vite son goût pour les médias, pour la polémique, en cherchant notamment à se faire dédommager pour son licenciement, en dénonçant l’ambiance pesante qui règne dans le football argentin… Sans parvenir à obtenir quoi que ce soit. Il va ensuite se lancer dans diverses aventures, dont celle d’ouvrir un cybercafé à Buenos Aires, avant de finalement déménager à Córdoba et d’essayer d’emporter avec lui son projet. Sa famille raconte qu’il a réussi à obtenir un crédit et qu’en ramenant l’argent dans sa nouvelle ville, il s’est fait agresser et voler. D’autres rumeurs disent qu’il a tout dépensé au casino. Quoi qu’il en soit, c’en était trop pour Fabián Madorrán.
Par Ugo Bocchi