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Évra, des Ulis aux sommets de l’Europe

Par Romain Duchâteau, aux Ulis et à Brétigny
11 minutes
Évra, des Ulis aux sommets de l’Europe

À 34 ans, Patrice Évra va devenir ce samedi soir le premier joueur français à disputer une cinquième finale de Champions League. La récompense d'une constance remarquable, mais surtout une incommensurable fierté pour la ville des Ulis. Là où le latéral de la Juve a grandi au quartier, s'est construit et a tapé ses premiers ballons. Rendez-vous en terre ulissienne, banlieue d'Essonne qui n'a jamais cessé d'ériger l'ancien capitaine des Bleus comme sa plus grande réussite.

Les rares éclaircies ont fini par s’estomper au fil d’une journée de printemps qui n’en a que le nom. La nuit n’est pas encore tombée aux Ulis, ce vendredi 29 mai, mais une pluie fine s’est invitée sous un ciel gris, presque menaçant. Ce qui n’empêche pas certains gamins insouciants de s’aventurer sur les terrains synthétiques pour caresser le cuir. À quelques pas de ces cris stridents et de cet enthousiasme juvénile, l’ambiance est moins euphorique dans les locaux du Club Omnisports des Ulis. Une réunion impromptue se tient entre les dirigeants dans ce qui ressemble au loin à une succession de préfabriqués, après une altercation survenue la veille entre deux éducateurs. Une fois la mise au point arrivée à son terme, les visages sont toujours crispés. Mais finissent par s’apaiser d’un naturel saisissant à l’écoute d’un nom. D’un seul. Celui de Patrice Évra. Pour tous, aux Ulis, l’actuel latéral de la Juventus Turin, qui s’apprête à établir un record en devenant le Français à disputer le plus de finales de C1 (Deschamps et Kopa en comptent respectivement quatre), s’érige comme le principal porte-étendard de la ville.

Pour s’en rendre compte, il suffit d’abord de lever les yeux. Au milieu d’autres tuniques d’enfants ulissiens accrochées fièrement sur les murs jaunes du club (Thierry Henry, Anthony et Johan Martial, Yaya Sanogo ou encore Bilel Mohsni), on aperçoit celle d’Évra à l’époque de Manchester United, accompagnée d’une dédicace : « Merci au club des Ulis » . Il y a, aussi, ce cliché à l’accent plus intimiste trônant sur le bureau principal, où l’ex-Red Devil est flanqué de ses amis d’enfance, Mahamadou Niakaté et Tshimen Buhanga. Ici, ses éternels contempteurs et autres pourfendeurs sont priés de rebrousser chemin. Car aux Ulis plus que nulle part ailleurs, Évra jouit d’une cote de popularité immense. D’un soutien inconditionnel et sans faille. « À Dakar, il a dû manger des pierres. Ici, aux Ulis, il a mangé des cailloux. Et maintenant, il mange du caviar. Patrice, c’est la vraie fierté de la ville » , clame spontanément d’entrée Niakaté, affublé d’un survêtement aux couleurs de l’Albiceleste. Parce que son acolyte de toujours n’a jamais oublié les siens et d’où il venait.

Vols dans les supermarchés et passion du foot comme moteur

C’est donc là, dans cette commune de 25 000 âmes située dans l’Essonne, que Patrice Évra s’est « forgé » , comme il se plaît à le dire lui-même. Ville nouvelle sortie de terre dans les années 70, les Ulis est une véritable cité urbaine où les allées bétonnées s’apparentent à des passerelles reliant tous les quartiers. Une banlieue étiquetée sensible, apprivoisée dès l’âge de trois ans par le Français. Né à Dakar, d’un père sénégalais et d’une mère capverdienne, il a d’abord brièvement vécu à Bruxelles pour les besoins de son paternel – alors conseiller culturel à l’ambassade du Sénégal – avant d’atterrir dans l’Hexagone. Et plus précisément au quartier des Hautes-Pleines, à quelques rues des Bosquets, fief désormais connu de Thierry Henry. Tout jeune, l’Ulissien grandit dans un environnement extérieur sujet au basculement. « J’ai dit, un jour, que le foot m’avait sauvé de la délinquance. Je n’aurais quand même jamais pu aller trop loin, dealer ou faire des casses. Mais avec les potes, ça nous arrivait de faire des petits vols au supermarché, confessait-il, froidement, en 2004. À seize ans, j’ai d’ailleurs failli rentrer au Sénégal me faire recadrer par mes oncles. Je volais, je me battais et je demandais même de l’argent à la sortie des boulangeries. À un moment, mon quartier était vraiment dans la zone rouge. Tous les étés, il y avait un meurtre. »

Le banlieusard aurait pu se perdre, emprunter un tout autre chemin. Il n’en a rien été, grâce à une famille unie et qui veillait. Issu d’une fratrie de vingt-quatre frères et sœurs, il grandit dans un milieu modeste (en France, son père était salarié dans une usine de produits chimiques et sa mère vendeuse chez « Tati » à Barbès). « Il est issu d’une famille unie, généreuse, vraiment ouverte, éclaire Mahamadou Niakaté, sourire aux lèvres. Par exemple, je me souviens qu’après des tournois de foot ou des matchs de quartier, c’est la mère de Patrice qui nous invitait chez elle pour qu’on vienne manger. Pareil pour les soirées. » L’amour du ballon rond, justement, Évra le découvre très tôt. Et celui-ci va le porter. Chaque jour. « Il adore ce sport depuis qu’il est tout petit. C’était aussi un élève sérieux et comme il avait de bonnes notes, nos parents le laissaient jouer, révèle Marie-Madeleine, sa sœur aînée. Mais le dimanche, il détestait arriver en retard au match. Quand ma mère oubliait de le réveiller, il était fâché pour la journée. » L’intéressé lui-même n’affirmait d’ailleurs pas autre chose, il y a trois ans de cela : « Je me rappelle les jours où un professeur était absent, par exemple, de 8 à 9 heures du matin. Je demandais à mes camarades de venir quand même à 8 heures pour faire un petit six contre six sur le terrain synthétique de l’école. J’allais jusqu’à m’entraîner tout seul dans la neige alors que la plupart de mes copains me parlaient de nanas. Le football, j’en étais accro. » La passion n’est alors pas son seul moteur. Les rêves, eux aussi, servent de guide à sa destinée. « Depuis tout petit, il l’a toujours dit : « Moi, un jour, je serai footballeur » » , se souvient Tshimen Buhanga, les yeux rivés sur son gamin en train d’effectuer des frappes sur la pelouse du stade Jean-Marc Salinier, là où tout a commencé pour Patrice.

Numéro 10, matraquage de féminines et recalage par Rennes

Le jeune Français n’a que cinq piges quand il débarque au CO des Ulis. Très rapidement, son talent a été manifeste pour tous. Mais, à l’époque, ce n’était pas au poste de latéral. « Techniquement, il était au-dessus du lot et c’est pourquoi on le faisait jouer numéro dix ou attaquant, se remémore avec tendresse Michel Noblecourt, l’un de ses premiers éducateurs qui a passé trente-cinq ans au club. C’est là qu’il pouvait rendre le plus de services à l’équipe. Il avait aussi une très bonne frappe et était un spécialiste des retournés acrobatiques, il aimait tenter ce type de gestes. Et quand il prenait un ballon au milieu de terrain, il ne le lâchait plus et allait jusqu’au bout avec. C’était ça, Patrice. » Des qualités que le gamin ne manque pas de mettre en évidence au moment opportun. En premier lieu lors d’un tournoi disputé dans le Nord, où le RC Lens le sollicitera sans toutefois donner suite. Puis, à l’occasion d’un match de Coupe de Paris, le gaucher avait permis aux Ulis de s’imposer face au PSG (2-3), alors que le club de la capitale menait 2-0. Séduits par ses prestations, les dirigeants parisiens lui avaient offert l’opportunité d’effectuer un essai. Non concluant, malheureusement. Malgré ce rendez-vous manqué, Patrice continue de regarder vers l’avant. « Le comportement qu’il a aujourd’hui, c’est-à-dire cette hargne, cette abnégation et cette combativité, ce sont des qualités qu’on voyait déjà chez lui quand il était jeune » , détaille Niakaté, ex-coéquipier de Thierry Henry et aujourd’hui directeur sportif et entraîneur des seniors aux Ulis. Soucieux d’élever son niveau, Évra quitte le club ulissien après neuf années (1986-1995) pour rejoindre Brétigny. Et c’est son ami Tshimen Buhanga, effectuant alors là-bas sa dernière saison chez les 15 ans nationaux, qui l’a présenté en personne, non sans louer son talent : « J’ai dit à l’entraîneur que je leur ramenais le nouveau Romário. Pourquoi je l’ai comparé à lui ? Parce que c’était le joueur préféré de Patrice et il avait un peu les mêmes mimiques. »

À Brétigny, situé à quelques kilomètres des Ulis et où la verdure remplace le bitume, le futur Monégasque passe trois ans (1995-1998). Un passage remarqué, encore dans toutes les têtes de ceux qui l’ont fréquenté avec assiduité. « Quand il est arrivé chez nous, il était dans un registre offensif et ce n’est pas incohérent au regard de ses caractéristiques, explique Didier Brillant, son coach en U15 nationaux. Parfois, on le mettait comme latéral et il n’avait aucun souci pour s’adapter à ce rôle-là. Malgré sa petite taille, parce que c’était l’un des plus petits joueurs que j’avais, il prenait déjà beaucoup de ballons de la tête et avait une détente phénoménale. » Et l’ancien boss du désormais Bleu d’évoquer un épisode révélateur du tempérament de son poulain : « Il était déterminé et n’hésitait pas à tacler sur les stabilisés. Je me rappelle une fois, on avait fait un match contre les féminines de Juvisy, qui étaient régulièrement championnes de France. C’était une rencontre amicale, comme on avait souvent l’habitude d’en faire avec elles chaque année. Et Patrice était vraiment rentré dedans (rires)… Une joueuse qui l’avait affronté ce jour-là doit d’ailleurs s’en souvenir. Il n’avait pas laissé sa part au chien, mais c’est tout à son honneur. Il a montré qu’il respectait son adversaire. » À l’époque, déjà, certains aspects de son style de jeu qu’on retrouve désormais chez lui sont palpables. « Il jouait beaucoup le long de la ligne, car il aimait ça. Il avait le goût pour les débordements, se remémore pour sa part Grégory Courtas, son entraîneur en U17 nationaux. Je me souviens que ça lui arrivait notamment d’utiliser l’intérieur du pied d’une certaine façon pour éliminer ses adversaires. C’était assez impressionnant à cet âge-là. Puis c’était déjà un meneur, il me semble qu’il était capitaine de mon équipe. » Conscient du potentiel du gamin, Brétigny, qui était alors en partenariat avec le Stade rennais, l’a envoyé en Bretagne faire quatre essais. Pour autant de refus essuyés. La faute à sa petite taille (Évra mesure aujourd’hui 1m75), estimée rédhibitoire afin d’intégrer le centre de formation. « Quatre années de suite, la réponse a été : « On verra à Noël ». Ils devaient me rappeler, j’attends toujours. Je n’étais pas assez costaud, paraît-il » , confiera-t-il bien des années plus tard, l’orgueil toujours touché.

« Je ne veux pas de l’image d’un bad boy sauvé par le football »

La suite est connue. Repéré lors d’un tournoi en salle à Juvisy-sur-Orge par un restaurateur italien qui le mit en contact avec un responsable du Torino, l’enfant de Dakar s’envolera seul pour la Sicile pour devenir joueur professionnel. À dix-sept piges, seul, loin de sa famille. Puis il y aura ensuite Nice, Monaco, Manchester United et la Juve depuis l’été dernier, sans oublier les Bleus. Un parcours étoilé qui l’a mené aux plus hautes strates du football mondial, mais le Bianconero est resté fidèle aux Ulis. À son quartier. À ses amis d’enfance. Ainsi, avant chaque rassemblement de l’équipe de France à Clairefontaine, il en profite pour se ressourcer auprès des siens et de sa mère, Juliette, qui vit toujours aux Ulis. Mais son empreinte se traduit de manière bien plus concrète. Si Henry a participé au financement d’un terrain synthétique aux Bosquets, Évra, lui, s’investit davantage dans le club de son cœur. Discrètement mais sûrement. « Tous les équipements que l’on a (chasubles, ballons, survêtements pour les joueurs, etc.), c’est Patrice qui me les envoie, souligne Niakaté, la fierté à peine dissimulée. Et si on joue aujourd’hui au club en Nike, c’est notamment grâce à lui. Il nous a permis d’avoir un partenariat avec la marque alors qu’on était chez Adidas avant. » Son implication ne s’arrête pas là. En 2006, il a indirectement soulagé les finances du club grâce à son transfert de Monaco vers United, puisqu’un chèque de 38 000 euros est arrivé dans les caisses pour indemnité de formation. Quatre ans plus tard, c’est une somme de 27 000 euros qu’il a reversée, correspondant à une partie de ses primes du Mondial 2010.

« C’est encore une preuve de son attachement à la ville, au club et à ses amis » , soulève Niakaté. Généreux, le joueur de trente-quatre ans l’est jusqu’au bout. Depuis Manchester United, il n’hésite pas à offrir des maillots et inviter ses amis, ses anciens éducateurs (de Brétigny aussi) et des enfants du club à venir voir des matchs. « Il m’a invité à Manchester plusieurs fois, au Brésil pour la Coupe du monde. J’étais à Madrid pour la demi-finale de Ligue des champions et là, je vais à Berlin pour la finale… Mais c’est le côté humain qui prime avant tout. Quand il vient partager son expérience avec les jeunes ou prendre des photos, c’est beaucoup plus enrichissant que de donner un survêtement » , poursuit le coach des seniors. Pour son parcours, le défenseur a reçu, en 2008, la médaille de la ville devant un parterre de 1200 personnes présentes pour l’occasion. Un bel hommage pour un homme éternellement reconnaissant envers les Ulis : « Le quartier, pour moi, c’était comme une deuxième famille, qui m’a enrichi et forgé. C’est grâce à elle que j’ai ce fort caractère. Les coups durs dans le quartier m’ont préparé à ceux du monde professionnel. Le quartier ne m’a rien donné gratuitement ou facilement, à part sa solidarité. L’esprit qui s’en dégage m’a donné ma force, sans cela, j’aurais galéré. Malgré les tentations et les vices des mauvais quartiers, je ne veux pas de l’image d’un bad boy sauvé par le football. Quand je revois les gars galérer en bas des tours, je me dis que je n’ai pas le droit de me planter parce que je suis rassasié ou blasé. J’ai le respect d’où je viens et les pieds sur terre, grâce à cela. J’ai toujours autant la dalle en partie pour ce que le quartier m’a permis de découvrir. » Ce samedi, à l’Olympiastadion de Berlin où ses amis d’enfance le guetteront avec attention dans les tribunes, Patrice Évra repensera sans doute, une nouvelle fois, à cette phrase au sens inaltérable prononcée un jour : « Je le dis avec fierté que je suis un Ulissien » .

Dans cet article :
PSG : rêvons dans l’ordre
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Par Romain Duchâteau, aux Ulis et à Brétigny

Tous propos recueillis par RD, sauf ceux de Marie-Madeleine Évra tirés du Parisien et de Patrice Évra extraits de L'Équipe et de l'autobiographie de Louis Saha (Du quartier aux étoiles)

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