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Géorgie : ces Europhiles à souder
Alors que la Géorgie est en pleine crise politique, l’Euro constitue pour de nombreux fans l’occasion de revendiquer leur appartenance à l’Europe. On les a suivis lors du premier match des Croisés, à Dortmund.
Il se l’était promis, alors David s’est fait tatouer cet avion prêt à atterrir sur le logo de l’Euro allemand au milieu de son mollet gauche. « Le 26 mars 2024 (date de la qualification géorgienne face à la Grèce, NDLR) est le plus grand jour de ma vie », s’enthousiasme ce grand gaillard aux yeux bleus, sac de piscine dans le dos, banane à la poitrine. Avec son anglais hésitant et sa bière de trop qu’il s’empresse de partager, ce leader de Komagebi, le principal groupe de supporters géorgiens, se félicite du succès du rassemblement d’avant-match qu’il organise au parc, à quelques heures d’assister au premier match dans un Euro de son pays. Alors que l’horrible centre-ville commercial de Dortmund est plutôt squatté par les Turcs, la plupart des Géorgiens festoient au Westpark. Il faut dire qu’après le climax des années 1980 où le Dinamo Tbilissi régnait sur l’Europe et les footballeurs géorgiens sur l’équipe nationale soviétique, le peuple du Caucase a rarement eu l’occasion de s’enjailler autour du ballon rond. « Le foot a toujours fait partie de notre ADN, soutient pourtant David. Notre participation à une compétition continentale est donc vue comme une apothéose qui nous permet de prouver à tous que nous sommes européens. »
Loi controversée et chants anti-Poutine
En décembre dernier, Bruxelles a octroyé à la Géorgie le statut de candidat à l’adhésion à l’UE sous certaines conditions, comme la lutte contre la désinformation et la corruption ou le maintien de l’indépendance des institutions. Le problème, c’est qu’en avril, le parti au pouvoir Rêve géorgien a déposé – pour la deuxième fois – un projet de loi controversé. Celui-ci envisage de qualifier d’« organisation servant les intérêts d’une puissance étrangère » toute ONG recevant au moins 20% de financements étrangers, l’obligeant par ailleurs à publier un rapport financier annuel sous peine de lourdes amendes. Une proposition inspirée d’un texte russe, jugée infamante et asservissante pour la société civile et les médias indépendants, selon l’opposition et une bonne partie du peuple. Dans la foulée de l’annonce, des milliers de citoyens sont donc descendus dans les rues de Tbilissi.
Menacés et parfois même molestés, les manifestants ont reçu le soutien de plusieurs footballeurs sur les réseaux sociaux. Assez chichement dans le cas de la star Kvaratskhelia – « L’avenir de la Géorgie est en Europe » –, plus bruyamment du côté de Giorgi Kochorashvili, Budu Zivzivadze, Jaba Kankava ou Giorgi Chakvetadze, choqué « de voir comment ils s’attaquent à mes compatriotes, en particulier aux femmes et aux enfants ». « Pour tous ceux qui sont éloignés de la classe moyenne éduquée de Tbilissi, c’est très important de voir ces personnalités prendre position, développe David. Ça crée de l’unité et un engouement. » Sur la pelouse du parc, tandis qu’un jeune ténébreux s’asperge les cheveux de bombe rouge à l’aveugle et donc forcément n’importe comment, Nini participe aux premiers tours de chant. « Aujourd’hui, la politique est un peu mise de côté au profit du sportif », entame sobrement cette Tbilissienne. Qui n’oublie toutefois pas que 20% de son pays a été absorbé en 2008 par la Russie, qui occupe les territoires indépendantistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie. Et qui refuse également de voir Tbilissi imiter Moscou en empruntant le chemin du totalitarisme. « On a une petite gamme de chants anti-russes et anti-Poutine. On compte les entonner tout l’après-midi. »
La bonne réputation
14 heures : la grande parade s’engage vers le stade. En tête de file, David embrigade tout ce qui erre à sa portée derrière la bannière principale. Les récents événements politiques au pays l’ont habitué à mener des troupes. « Nous, les membres de Komagebi, sommes de toutes les manifestations, toutes les réunions, tous les affrontements avec la police… Nous agissons pour ce qui est juste pour notre pays. » Derrière lui, ils sont une poignée à arborer le drapeau de l’Union européenne. Mikhaïl entend garder son étendard « dans le stade pour montrer à mon gouvernement que la Géorgie fait partie de l’Europe. D’ici les élections législatives d’octobre, on doit profiter de tout éclairage médiatique international pour revendiquer un meilleur quotidien au sein de l’UE. »
Le long de la Lindemannstraße, les effluves de beuh chatouillent le nez d’une assemblée mixte et plutôt jeune. Drapeau des Croisés à la main, Tama a annulé une réunion professionnelle pour être présente. Elle vit à Berlin depuis 2015, où elle a récemment quitté son job à l’ambassade géorgienne, à cause de la nouvelle politique de son pays. « J’ai tellement regretté de ne pas pouvoir rentrer en Géorgie pour manifester que je ne pouvais pas passer à côté de l’Euro. Je ne suis pas fan de foot, ma présence est avant tout un acte citoyen, pour montrer qu’on est tous ensemble, proches de l’Europe. » Plutôt bon enfant et familial, l’événement prend presque des allures de marche pour le climat. On fait la fête aux locaux qui agitent le drapeau géorgien, on glisse soigneusement ses crasses dans les poubelles… Le mot d’ordre est clair : il faut bien se tenir pour donner une bonne impression au continent, même si on est saouls. On a beau être européen, on n’est quand même pas anglais…
Par Émilien Hofman, à Dortmund
Tous propos recueillis par EH, sauf mentions.
Photos : Émilien Hofman.