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Être Luis Suárez
S'il fallait un jour devenir quelqu'un d'autre, on n'aurait pas le choix. On serait bien obligé de devenir Luis Suárez. Mais pas à n'importe quel moment. Être Luis Suárez lors d'une Coupe du monde au Brésil avec l'Uruguay contre l'Angleterre.
Il y a des joueurs dont le potentiel métaphorique est indépassable. Il est impossible de ne pas deviner dans leurs démarches, leurs célébrations, leurs cris de joie ou leurs yeux humides un peu de nos existences soumises aux caprices du destin et bien habituées aux contraintes de la vie en société. Depuis que nous avons l’âge d’aller à l’école, on nous a appris à être civilisés. Les heures passées à corriger nos travers d’enfants sauvages ont dessiné, peu à peu, l’être normal et policé qui dit aujourd’hui bonjour quand on lui parle, sert la main quand on lui demande et retient sa haine au lieu de mordre quand on le blesse. Grâce à l’éducation des peuples, personne ne se mettra jamais à genoux au milieu d’une salle de réunion, ne pointera les mains au ciel, ni ne braillera quelques prières en espagnol pour remercier des ancêtres magiques à la moindre émotion ressentie.
À nos supporters imaginaires
Personne ne déboulera jamais dans les couloirs tête baissée et bras ouverts, n’haranguera jamais un open-space devenu hystérique avec nous, quand on nous annoncera que notre demande de mutation a enfin été acceptée, qu’après des mois d’attente on avait enfin reçu notre carte de presse ou qu’au bout de la patience et du sacrifice, justice avait été rendue, et qu’on accédait enfin au prestigieux statut d’intermittent du spectacle. Dans nos vies normales, on nous a appris à célébrer nos joies en privé. Si l’on s’est créé quelques gestes rituels destinés à ces supporters imaginaires qui nous accompagnent partout où l’on va depuis notre naissance, c’est pour nous sentir un peu moins seuls quand une émotion violente nous prend la gorge et qu’on aimerait la partager au milieu d’un stade uruguayen criant notre nom. En vrai, le seul moment de notre existence où on a le droit de courir partout, d’embrasser notre pote et la femme de notre pote, d’écraser une larme de joie pour un motif dérisoire, c’est quand on vibre vraiment et qu’on est transporté par l’extase d’un but qui donne la victoire finale à quelques minutes de la fin. Heureusement qu’il y a le football, heureusement qu’il y a Luis Suárez.
L’homme à la tête de loup
La simple évocation d’un Angleterre-Uruguay (ou d’un Angleterre-Argentine, ou d’un Angleterre-Chili) dévoile déjà des trésors de mythologies footballistiques. L’Angleterre c’est un peu les États-Unis du foot, il y a toujours une bonne raison de leur en vouloir. Mais quand Muslera tape un ballon en demi-volée comme le font tous les gardiens de l’autre hémisphère pour dégager un ballon rasant, et que le cuir ricoche sur la tête du capitaine de Liverpool pour se glisser ensuite dans la profondeur de l’attaquant uruguayen à la tête de loup, Luis Suárez, on se dit qu’il y a encore une justice. Cette déviation était si parfaite qu’elle eût mérité que son auteur en fut el Matador Cavani. Pourtant, ce fut bien Steven Gerrard le coupable de cette passe décisive contre son camp. Suárez – hors-jeu selon certains – n’eut qu’à contrôler légèrement ce ballon pour le placer dans l’axe de tir et mettre en joue. L’angle était fermé, Cahill était à ses trousses, mais son visage était calme et ses gestes de béquillard appliqué étaient parfaitement coordonnés. Garder son calme, respirer un coup, se planter au milieu d’une surface et placer un ballon au seul endroit de vide possible (entre l’épaule et la tête du gardien) sans que nos mains ne deviennent moites, sans que notre cœur ne s’emballe. Du pied droit, Luis Suárez exécuta Joe Hart sans une seule seconde de pitié.
Spectateur de lui-même
Et alors son expression de bandit de grand chemin se changea en celle d’un chérubin bouleversé qui n’en revenait pas de ses propres facéties. La mâchoire grande ouverte, il embrassa rituellement son poignet, puis son pouce, puis son index, puis son majeur, ouvrit les bras, fit signe à quelqu’un au fond de la tribune et s’effondra enfin face contre terre comme s’il avait souhaité mourir ici, maintenant, devant les siens, juste après un doublé qui donnerait la victoire à son pays. Ce qu’il y a de bouleversant et peut-être parfois même d’insupportable, c’est le génie qu’a Suárez de célébrer ses deux buts comme s’ils n’étaient pas les siens, comme s’il était lui aussi installé dans les tribunes et qu’il venait de voir son attaquant offrir à son pays une de ses plus belles joies. Quand, à la fin du match, il fut remplacé (et dire qu’il n’était qu’à 50%…), il prit un à un ses coéquipiers par la tête, s’agrippa à eux comme on s’accroche à sa peluche avant de s’endormir quand on a 3 ou 4 ans, et les serra contre lui. Le reporter qui s’approcha de Luis confirma ce qu’on avait deviné : « Luis, tu nous avais dit que tu avais rêvé de ce moment-là ? Tu l’avais dit à tes coéquipiers, n’est-ce pas … » Et Suárez craqua de nouveau. Dans une espèce de vagissement de nouveau-né, il confirma : « Siiii, lo soñé…(sanglot)… lo soñééé » ( « oui, je l’ai rêvé, je l’ai rêvé » ). Cet homme dont le métier consistait à marquer des buts et à affronter chaque semaine une foule de 50 000 personnes (sans compter les millions d’yeux impudiques guettant le moindre de ses gestes) était encore ému par un ballon qui était rentré dans des filets, par des bonheurs qu’on imaginait dans le secret de nos nuits et qui, peu de temps après, se réalisaient comme par magie. Avoir le droit d’être content, pouvoir hurler un bon coup, savoir pleurer pour rien, réaliser son rêve, qualifier son pays. Être Luis Suárez, encore une fois.
Par Thibaud Leplat