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Et Sócrates s’en est allé
Une équipe de football qui réveille les consciences politiques de tout un peuple ? Voilà la Démocratie corinthiane en marche avec, à sa tête, poing et tête levés, torse bombé et barbe mal taillée, Sócrates, dit « le Docteur ». Footballeur-médecin doté d’une conscience politique rare dans la sphère footballistique.
Même au Brésil, les militaires n’entendent décidément rien à la musique. Au pouvoir depuis 1964, les généraux brisent dès leurs premières années l’élan que la bossa nova avait pris sous la démocratie de Kubitschek, foutent les tropicalistes Caetano Veloso et Gilberto Gil en prison, puis les contraignent à l’exil. En ce qui concerne la musique des stades, même chose : si le Brésil de Pelé gagne la Coupe du monde 70 en dansant la samba, la situation intérieure, elle, vire au cauchemar. Le pouvoir bâtit des stades avec pour seule logique la corruption immobilière, met en place un système de contrats qui inféode les joueurs à leurs clubs (le contrat à vie est imposé partout), et s’assoit sur les conditions de vie des footballeurs, la plupart du temps nourris aux seuls fayots et payés en dessous du salaire minimum. Mise en place dès la fin des années 60, cette situation perdure encore lorsque les années 80 débutent. 1981 : la confédération brésilienne de football est présidée par Helenio Nunez, militaire de son état ; le conseil national des Sports est dirigé par Geronimo Bastos, brigadier. Qu’attendre des joueurs de foot dans de telles conditions ?
Sócrates, Wladimir et Adilson
Les Corinthians, par exemple. En 1981, l’équipe, qui compte pourtant dans ses rangs des internationaux comme Sócrates, Wladimir ou Zenon, est au fond du trou. Les joueurs sont en conflit avec leur présidence, ne foutent pas un pied devant l’autre sur le terrain, sont relégués en deuxième division : c’est la crise. « Comme souvent, la crise est alors montée du terrain jusqu’aux instances dirigeantes du club » , explique aujourd’hui le journaliste Ricardo Gozzi, auteur, avec Sócrates, d’un livre consacré à la Démocratie corinthiane. Vicente Matheus, l’ancien président du club omnisports, se retire alors au profit de Waldemar Pires. Lequel confie les rênes de l’équipe de foot à un jeune dirigeant sans expérience du sport, sociologue de formation. Ce sociologue s’appelle Adilson, trente-cinq ans, ancien leader étudiant qui a tâté de la prison. Logiquement, son premier réflexe est de se tourner vers les personnes les plus à même de dresser l’état des lieux : les joueurs. « Adilson a réuni tout le monde et leur a demandé quelles étaient leurs idées pour relancer le club, détaille Gozzi. Deux d’entre eux, Sócrates et Wladimir, y ont vu l’occasion de changer le mode de fonctionnement de l’équipe de fond en comble. »
Sócrates se souvient : « Nous voulions dépasser notre condition de simple joueur-travailleur pour participer pleinement à la planification et à la stratégie d’ensemble du club. Cela nous a amenés à revoir les rapports joueurs-dirigeants. » Et pour cause : les deux meneurs veulent purement et simplement installer la démocratie à l’échelle du club. Le courant passe avec Adilson, les réunions se multiplient, la Démocratie corinthiane est en marche. Mais subsiste un écueil majeur: comment faire adhérer tous les joueurs à un projet aussi ambitieux ? Gozzi : « Le mot qui définit le mieux le footballeur, au Brésil comme ailleurs, est individualiste. Ajoutez à cela le fait que le Brésil n’était plus une démocratie depuis plus de quinze ans, que chaque manifestation de liberté pouvait vous mener à la mort, et vous comprendrez aisément que la plupart des gars de l’effectif se soient d’abord montrés hésitants. » Et pourtant, à force de discussions nocturnes, de débats enflammés, tout le monde finit par adhérer – un véritable tour de force.
Du football et de la Liberté
Quel est le mode de fonctionnement de cette démocratie au jour le jour ? Très simple : « Les points d’intérêt collectif étaient soumis à la délibération puis au vote de tous » , affirme Sócrates. Chaque décision – horaires d’entraînement, heures de départ au stade… – fait donc l’objet d’un mini-scrutin auquel prend part l’ensemble de l’encadrement de l’équipe première, joueurs, dirigeants, soigneurs, chauffeurs de bus, masseurs… Un homme, une voix. De l’autogestion pure et simple. Lorsque Travaglini, le coach, s’en va en 1982, l’équipe accomplit un geste symbolique en optant pour la solution interne : Ze Maria, démocrate, conseiller municipal et ex-champion du monde de 1970, prend en charge la fonction d’entraîneur-joueur. La décision est provisoire, mais l’image forte : comme les destinées du pays devraient appartenir à ses habitants, les Corinthians de São Paulo appartiennent désormais à ses joueurs. De fait, la Démocratie corinthiane n’est pas qu’une secte isolée. Au contraire, elle prend des décisions réellement politiques qui commencent à faire grand bruit dans le football brésilien.
Première décision d’importance, la suppression des mises au vert. Un pied de nez au pouvoir. En brésilien, elles s’appellent concentraçao, un terme militaire qui signifie rassemblement des troupes. Un passage obligé dans les clubs pour empêcher les virées sexuelles la veille des matchs. Pas vraiment du goût de Sócrates, qui prône la responsabilisation des joueurs. Autre sujet majeur : l’argent. Opposés aux primes de match, un mode de rémunération à la performance encore en vogue un peu partout aujourd’hui et toujours aussi dégueulasse, les membres des Corinthians optent pour une redistribution des richesses plus juste : chacun touche un pourcentage sur les recettes aux guichets du stade et sur le sponsoring. Surtout, les joueurs des Corinthians enterrent totalement le mythe du footballeur soumis à la discipline, au régime, à la musculation, etc. Les joueurs prennent ainsi l’habitude de se retrouver après les matchs pour des barbecues géants. Sur des photos, on les voit taquiner la guitare ensemble, percer quelques bières.
Loin du fumeur coupable que pouvait symboliser le pauvre Barthez, toujours à planquer son clope du champ des caméras, Sócrates prouve qu’on peut mener de front génie footballistique, performances et tabagisme. Ces hommes-là sont libres, tout simplement. Et ils gagnent : alors que le club est soumis à la portion congrue depuis des décennies, l’équipe remporte deux championnats paulistes de suite en 1982 et 1983. « Ces victoires ont été fondamentales pour le mouvement » , se remémore Sócrates. Car tout cela commence à faire réfléchir les collègues. « Des tentatives de démocratie footballistique ont failli réussir dans la foulée des Corinthians, pointe Ricardo Gozzi. Palmeiras et le São Paulo FC, le grand rival des Corinthians, se sont presque retrouvés dans une situation similaire. Mais les dirigeants n’ont pas suivi leurs joueurs. » Quant à l’équipe nationale, inutile d’y penser. « Les joueurs enSeleçãoévitaient de parler politique à tout prix » , tranche Sócrates. Même Zico et Falcao, les deux autres stars de l’époque ? « Même eux. » Triste football.
D’une équipe et de son enjeu national
Au fur et à mesure que leurs revendications sont satisfaites, les Corinthians quittent un peu plus le terrain du football pour poser de vraies questions nationales. Une évolution normale, selon Sócrates : « Au départ, nous voulions changer nos conditions de travail ; puis la politique sportive du pays ; et enfin la politique tout court. » Lorsqu’en 1982, la publicité fait son apparition sur les maillots de foot au Brésil, Sócrates et ses potes sautent sur l’occasion : ils dominent le championnat de São Paulo. Floqué dans le dos : Democracia. Tout un programme. Puis, pour la première élection au suffrage universel du gouverneur de São Paulo, le message est encore plus explicite : « Dia 15, vote » . ( « Le 15 – jour de l’élection –, votez ! » )
Un peu plus tard, en 1983, le mouvement se trouve finalement le nom qui le fera passer à la postérité : Démocratie corinthiane. À l’origine de l’expression, un homme, Washington Olivetto. « Olivetto était un publicitaire très connu. Sympathisant de la cause, il est devenu le responsable marketing officieux de l’équipe » , précise encore Ricardo Gozzi. Et Olivetto connaît son métier : il fait la promotion des Corinthians auprès des artistes brésiliens, assurant à son camp les soutiens de Chico Buarque ou Rita Lee (la délicieuse chanteuse d’OS Mutantes). Mieux, Gilberto Gil va même jusqu’à composer une chanson en l’honneur de la Démocratie corinthiane. Une aubaine pour un Sócrates producteur de théâtre, chanteur (en duo avec le grand Toquinho) et peintre dilettante. « Même Tom Jobim, l’idole nationale, était derrière nous. »
Au même moment, le syndicaliste Lula fonde le Parti des travailleurs. La rencontre entre les deux principaux pôles de résistance au Brésil est inévitable. « Quelques joueurs des Corinthians, Wladimir, Casagrande, Sócrates et Luis Fernando, ont adhéré au Parti des travailleurs, détaille Gozzi. Mais rien n’était obligatoire : Zé Maria a rejoint le PMDB(centriste) et Biro-Biro le PDS(centre droit). Les joueurs étaient aussi libres de n’adhérer à rien s’ils le souhaitaient. » Les Corinthians deviennent donc les porte-étendard de la contestation au Brésil. « Cette équipe est devenue un enjeu national, éclaire Ricardo Gozzi. Le Brésil s’est divisé en deux. D’un côté, les activistes pro-démocratie et les dirigeants de gauche ont pris position pour la Démocratie corinthiane. Et de l’autre, tout ce que le pays comptait de conservateurs s’est mis à la vilipender. La presse, notamment, était très dure. Si certains journalistes soutenaient individuellement le mouvement, les journaux étaient à la botte du pouvoir. »
Cette opposition culmine en décembre 1983, à l’occasion de la finale du championnat pauliste qui oppose les Corinthians à São Paulo. En déboulant sur la pelouse, et sachant que le match est retransmis à la télévision dans tout le pays, les joueurs des Corinthians déploient une banderole en forme de bras d’honneur au pouvoir en place : « Gagner ou perdre, mais toujours en démocratie. » Un courage dont on chercherait en vain l’équivalent dans l’histoire du football. Quelque chose comme l’écho, quinze ans plus tard, de la provocation de Caetano Veloso au festival de la MPB (musique populaire brésilienne) 1967, lorsque face à un public siffleur et acquis aux généraux, il déclama le refrain de sa chanson Alegria, Alegria : « J’avance, j’avance, et pourquoi pas ? » Pour la petite histoire, les Corinthians s’imposent sur un but de Sócrates. Démocratie 1, dictature 0.
Des joueurs et de leurs responsabilités
En 1984, Sócrates fait une promesse devant un million et demi de personnes : il reste au Brésil si le Congrès rétablit une élection présidentielle libre. La manœuvre échoue, le « Docteur » part à la Fiorentina. Le mouvement perd son leader le plus charismatique : c’est le début de la fin. Dans les mois qui suivent, les vieux dirigeants reprennent en effet le club en main, et foutent dehors tous les joueurs « subversifs » , dont le tout jeune Dunga.
Paradoxalement, cette normalisation intervient pourtant au moment où l’arrivée au pouvoir de Tancredo Neves, dirigeant de l’opposition, met fin à la dictature militaire et ouvre une période de transition démocratique qui ne s’achèvera qu’au début des années 90. Un mal pour un bien, alors ? « Au niveau national, les Corinthians ont montré aux gens ce que la démocratie pouvait signifier. Même si l’expérience s’est soldée par un échec, cette équipe a sans doute ouvert une brèche » , pointe Gozzi.
Sócrates confirme : « Peu de Brésiliens ont la possibilité de faire des études et donc d’acquérir des notions de politique. Nous leur avons inculqué cette culture en utilisant la langue du football. » Pour autant, Sócrates refusera d’aller « plus loin » et de s’investir durablement dans la vie politique brésilienne. « Quand Lula est arrivé au pouvoir, il y a eu une liste de « ministrables » qui a circulé, et j’étais dedans, mais j’ai pris les devants, et j’ai dit « non ». Je ne crois pas trop à la politique institutionnelle. » Au vrai, Sócrates ne croit pas trop dans le football de son pays non plus. « Le Congrès brésilien, qui a enquêté sur le football, a déjà conclu que ce milieu était totalement pourri. » Et les Corinthians ? « Je n’ai plus de contacts. Je ne suis plus leur genre, je crois. » Moche.
Par Stéphane Régy et Chérif Ghemmour, à São Paulo