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Et Piet Keizer s’en est allé…

Par Chérif Ghemmour
9 minutes
Et Piet Keizer s’en est allé…

À 73 ans, Piet Keizer a rejoint Gerrie Mühren et Johan Cruyff au paradis des Ajacides le 10 février dernier. Retour sur le fantastique ailier gauche du grand Ajax des sixties et seventies, précurseur d'Overmars et Robben...

La trahison de Rinus.

La scène se passe dans le vestiaire des Oranje à la mi-temps de la finale de Coupe du monde 74, RFA-Pays-Bas. Les Hollandais sont menés 2-1 et il apparaît clairement que l’ailier gauche Rob Rensenbrink a menti : blessé à la cuisse, il avait juré le matin du match à Rinus Michels qu’il était apte à 100%. « Le Général » avait donc titularisé le jumeau de Cruyff, star d’Anderlecht comme il l’avait fait depuis le début du tournoi. En optant pour Rensenbrink (vingt-six ans), Michels avait sacrifié Piet Keizer, âgé de trente ans et pourtant capitaine de l’Ajax depuis le départ de Johan au Barça à l’été 73. Côté allemand, Beckenbauer et Helmut Schön (sélectionneur de la RFA) avaient sacrifié Günter Netzer au profit d’Overath… Comble de malchance pour Piet, il n’avait disputé qu’un seul match en ce Mondial allemand. C’était contre la Suède, en poule, le moins bon match des Bataves soldé par un 0-0… Dans le camp de base des Oranje, Piet le taciturne rongeait son frein, communiquant peu avec ses partenaires, et encore moins avec la presse et son coach… Là, dans le vestiaire de l’Olympia Stadion de Munich, ce dimanche après-midi du 7 juillet, Rinus Michels doit prendre une décision rapide en remplacement de Rensenbrink. Les dégâts sont lourds : les Pays-Bas menés 1-2 ont quasiment joué à dix contre onze en première mi-temps ! Piet Keizer est persuadé qu’il va entrer en jeu, comme une bonne partie du groupe néerlandais. Or, Michels choisit René van de Kerkhof, l’ailier gauche du PSV, très rapide, plus jeune que Keizer (vingt-deux ans), mais nettement moins technique que son aîné ajacide. Le sort en est jeté. Piet Keizer est détruit… En seconde mi-temps, les Oranje ne parviendront pas à faire leur retard et c’est bien la RFA qui gagnera cette Coupe du monde pourtant promise à leurs voisins géographiques. René van de Kerkhof a été irréprochable, et conclure qu’avec Keizer, les Pays-Bas auraient retourné la situation à leur avantage n’est que spéculation. Mais Piet est furax. Il snobera les festivités officielles du retour des Oranje à Amsterdam et ne rejouera plus en sélection. À la surprise générale, il raccroche même prématurément en octobre 1974 à trente et un ans…

Toute sa vie, il ressassera « la trahison » du 7 juillet à Munich. Celle de Rinus et de Johan, son homme-lige soupçonné par Piet d’avoir contribué à co-bâtir l’équipe hollandaise au Mondial 1974. Et donc de l’avoir exclu de la finale… Élément-clef du Football total du grand Ajax 1965-1971 savamment construit par Rinus Michels, Piet Keizer n’avait jamais apprécié le « hard management » du Général. Que ce soit par rapport aux méthodes de préparation physique intensive ou dans les injonctions souvent vexatoires du coach, Piet l’indépendant avait du mal à supporter cet autoritarisme déshumanisant. Mais Rinus était bien obligé de faire avec Piet Keizer, gaucher sublime à la touche de velours doublée d’une puissance dévastatrice. Dribbleur aussi doué que son cadet Johan Cruyff, le numéro 11 de l’Ajax était chargé des coups francs directs que toute l’Europe redoutait. Sur l’un d’eux, il avait cassé la cheville du Marseillais Bernard Bosquier en 8es de C1 au Vélodrome, en octobre 1971 (2-1 pour l’Ajax)… Cinq mois plus tôt, les Ajacides avaient enfin remporté leur première Ligue des champions à Wembley face au Panathinaïkos (2-0). Cruyff avait été étincelant, mais Piet avait étalé toute sa classe côté gauche en adressant notamment un centre millimétré pour la tête de Van Dijck, buteur sur cette action… Surtout, après cette victoire, de retour au pays, Michels avait annoncé qu’il quittait Amsterdam pour aller entraîner le FC Barcelone. En apprenant la nouvelle, Piet s’était mis à danser sur les tables devant ses coéquipiers hilares ! Piet Keizer avait donc toujours gardé une rancune tenace envers son mentor ajacide qui l’avait zappé au Mondial 74. Eux seuls savent s’ils s’étaient réconciliés par la suite…

Paroles et musique : Keizer & Cruyff

Avec Johan Cruyff, l’histoire est différente, marquée d’une dramaturgie quasi shakespearienne, voire antique. Johan le brun et Piet le blond étaient les Rémus et Romulus de l’Ajax des origines. Car avant la paire célèbre et gémellaire des deux Johan, Cruyff et Neeskens, il y eut d’abord le duo Keizer et Johan, fierté du peuple d’Amsterdam depuis le début des années soixante, bien avant Rinus Michels et le Football total. Keizer et Cruyff avaient le même prénom, Johannes, et étaient nés tous deux à Amsterdam… Aîné de quatre ans de Johan, Piet était la jeune star de l’équipe première de l’Ajax quand son cadet était, lui, l’étoile montante du club en équipe junior. Vers 1964, quand Johan débarqua chez les A, Piet le prit sous son aile, le dévergonda un peu en partageant leur vice commun, les clopes… et en tolérant ses effronteries ! Johan, qu’on appelait encore Jopie, prenait un malin plaisir à piquer le vélomoteur de Piet et se barrer avec pour faire le mariole autour du stade de Meer… Vinrent ensuite le début des années de rêve à la pointe de l’Ajax, les titres et la gloire. Dès 1964, l’Ajax vend son carré d’as offensif sous forme de poster en couleur : Keizer et Swart, sur les côtés, ainsi que Cruyff et Groot dans l’axe. L’allusion aux Beatles est évidente. Ces quatre-là seront les Fab Four d’Amsterdam et Piet et Johan, les Lennon-McCartney de l’Ajax ! La relation fusionnelle entre Piet et Johan les fait se trouver les yeux fermés. Aux dizaines de buts inscrits à deux répondent des effusions en se roulant par terre, comme des frères. À Amsterdam, on dit alors : « Cruyff est le meilleur, mais Keizer est le meilleur des deux » … L’amitié très proche les associe parfois dans des parties de pêche organisées par l’aîné. Mieux ! C’est lors du mariage de Piet, le 13 juin 1967, que Johan rencontrera Danny Coster, sa future épouse et fille de Cor Coster, son futur et redoutable agent.

L’Ajax mettra l’Europe à ses pieds au début des années 70 avec trois C1 d’affilée en 1971-72-73. Lors de la finale 72 contre l’Inter (2-0), Johan avait marqué le deuxième de ses deux buts, de la tête, sur un centre au laser de Piet. Aux trois Ligues des champions s’étaient ajoutés tous ces titres en championnat, Coupe des Pays-Bas, Coupe intercontinentale et Supercoupe d’Europe. Autant Jack Swart déclinait sur le flanc droit, bientôt concurrencé par le jeune Johnny Rep, autant Keizer était indétrônable à gauche. Dribbles chaloupés, centres parfaits, débordements en inter-exter fastoches, remises dans les petits espaces, frappes violentes et buts en cascade : Keizer demeurait après Cruyff le nom le plus cité des Ajacides. Tactiquement, il combinait parfaitement avec son latéral, Ruud Krol, assurant à gauche le côté fort de l’équipe, avec le sublime milieu Gerrie Mühren ! C’est avec Keizer en capitaine que l’Ajax 1972 réalisa sa plus belle saison à l’époque. Piet maintenait dans les rangs ajacides le rôle d’équilibre entre le nouveau coach, le Roumain Stefan Kovács, et un Johan Cruyff de plus en plus hégémonique dans son leadership de superstar internationale. Selon une gouvernance tournante, c’est Johan qui reçut le brassard pour la saison suivante, 1972-73. Tout se passa normalement sur le plan sportif, mais sur le plan humain, Johan était devenu trop écrasant vis-à-vis de ses coéquipiers. Cassant, autoritaire, parfois coach à la place du coach dans les compos d’équipe et dans la tactique à adopter, Johan 1er était devenu trop « first » …

Et l’Ajax se déchira…

À l’été 73, la tragédie ajacide éclata lors du stage estival à De Lutte, bourgade de l’Est du pays : le groupe réclama un vote pour élire le nouveau capitaine pour la saison suivante. Johan en tomba de sa chaise : « Comment ont-ils pu oser me faire ça ? » Le nouveau coach George Knobel valida cette procédure de vote parfaitement inédite… Trois candidats se déclarèrent : le défenseur Barry Hulshoff, Johan et Piet. Le résultat du scrutin entériné en cinq minutes se déroula dans la grande salle à manger de l’hôtel à bulletin secret. Hulshoff ne recueillit aucun suffrage, Johan entre trois et sept (trois aurait été le total exact) et Piet reçut douze à treize votes… Dans l’heure qui suivit, se sentant trahi, Johan totalement dévasté appela Cor Coster pour négocier dare-dare son transfert au Barça ! Tous ceux qui avaient voté Keyzer avaient été unanimes : oui, Johan était le meilleur, le plus grand. C’était leur chef et la star que tous vénéraient. Mais Piet était considéré comme le plus proche de ses coéquipiers et, pour défendre les intérêts collectifs, il était le plus désigné. Sans plus. Mais Johan, au sommet de sa mégalomanie, ne souffrait aucune contestation de son leadership. Comme les Beatles en 1970, l’Ajax explosa en 1973. Comme John rompit avec Paul, Johan rompit avec Piet…

Avant les retrouvailles tendues au Mondial 74, Johan se couvrit de gloire en remportant la Liga 1974 avec le Barça. Piet conduisit en tant que capitaine ses Ajacides au dernier titre international de l’âge d’or seventies de l’Ajax en remportant la Supercoupe d’Europe en janvier 1974. Un carnage ! Après le 0-1 à l’aller face au Milan, les Rouge et Blanc détruisirent les Rossoneri 6-0 à Amsterdam. Piet avait marqué, puis soulevé le lourd trophée continental. Johan Cruyff poursuivit son destin exceptionnel en tant qu’entraîneur, quand Piet, rangé des voitures, se fit un temps scout de l’Ajax dans les années 80. Les deux hommes s’étaient retrouvés sur le terrain de l’Arena d’Amsterdam le 6 avril 1999 à l’occasion du jubilé Cruyff. Tous les anciens de la maison ajacide y étaient : Swart, Krol, Suurbier, Groot, Blankenburg… Avec le temps, Piet Keizer avait toujours eu l’élégance de témoigner face aux médias du génie extraordinaire du jeune Johan et du leader de l’Ajax. La hache de guerre avait, semble-t-il, été enterrée entre Piet et Johan. À tel point que Mister 14 avait inclus ce bon vieux Piet dans son Onze de rêve, sur l’aile gauche de son 4-3-3. Après un court combat contre la maladie, Petrus Johannes « Piet » Keizer a succombé à un cancer du poumon, comme Johan. À cause des clopes, ces « clous de cercueil » comme les appelait Humphrey Bogart ?

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