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Et l’Angleterre créa le football…

Par Victor Le Grand
Et l’Angleterre créa le football…

Le 26 octobre 1863, la première Fédération de football est créée en Angleterre, sous le nom toujours actuel de Football Association. Une date qui marque aussi et surtout la naissance du football moderne, avec l’application de ses premières règles universelles. Mais avant cela, à quoi pouvait bien ressembler ce sport de l’autre côté de la Manche ? Petit retour sur 30 ans d’un jeu ancestral et parfois violent, entre Esquimaux et vessie de porc.

Conférences, expositions, remises de prix et réunions d’affaires. Depuis des décennies, voici quantité de services proposés par l’hôtel New Connaught Rooms, situé dans le très chic quartier de Covent Garden, à Londres. Mais les nouveaux golden boys internationaux savent-ils que ce lieu était autrefois le repère de la franc-maçonnerie anglaise, la Freemason’s Tavern ? Savent-ils également que l’universalité et la popularité du football se sont décidées dans ce pub entre universitaires ? Oui, c’est bien ici que le 26 octobre 1863, les représentants des écoles les plus prestigieuses d’Angleterre, les fameuses Public School, tentent d’unifier les règles d’un sport dont la pratique varie d’un endroit à l’autre du pays, créant même parfois de violentes disputes entre les équipes. En ce temps-là, parmi les nombreuses variantes du foot, deux sortent leur épingle du jeu : le football rugby, sport où le port de l’écarte-narine et les coups de tatane dans les tibias (le hacking) sont autorisés, tout comme le port de la balle avec les mains ; puis le football association, qui fait la part belle au dribbling game, un jeu de conduite de balle sans violence restreignant l’utilisation des mains à de très rares occasions. Même pour le gardien de but, puisque le poste n’existe pas. Lors de cette réunion, les discussions sont exaltées et les règles soumises au vote. Résultats : avec une large majorité, les participants édictent sur 16 règles deux lois tangibles – on ne joue plus avec les mimines et on ne se bastonne plus – sous l’égide de la première fédération de foot au monde, la Football Association. Cinq jours plus tard, après avoir inventé l’ampoule, le téléphone et la chasse d’eau, les Victoriens donnent le coup d’envoi de leur premier match « officiel » entre Blackheath et Perceval House. Score final : 2-0. Et la presse locale de préciser : « Il fait très chaud et extrêmement beau pour un mois d’octobre. »

Matchs entre mariés et célibataires
Aux origines de cette grande histoire, le folk football ou mob football, comme disent les historiens anglophones, est un jeu du petit peuple anglais. Comme le signale un ancien élève d’Eton, fleuron des écoles privées britanniques, dans ses Reminiscences of Eton en 1831 : « Je ne peux pas considérer le football comme un sport de gentlemen ; après tout, le petit peuple du Yorkshire y joue. » Les matchs ont souvent lieu lors des vacances ou lors d’occasions spéciales, comme le traditionnel Shrove Tuesday : ce Mardi Gras à la sauce british, à cette époque jour « demi-férié » , où l’on organise le matin des courses de pancakes à travers le centre-ville et des parties de football l’après-midi. Tous arborent une belle moustache, un maillot en coton tricoté et un pantalon en flanelle. Les chaussures de football n’existent pas ; les protège-tibias non plus. L’accessoire ultime reste la pipe en terre, et il n’est pas rare de voir les joueurs prendre quelques bouffées en pleine rencontre. Des rencontres qui peuvent réunir des centaines de joueurs de la ville, divisés en deux équipes en fonction de leur poids, de leurs statuts sociaux ou de leurs contrats de mariage. Comprendre : les célibataires rencontrent les mariés, avec un cash prize pour le vainqueur.

Mort pour une victoire
Mieux, les matchs se jouent en pleine rue. Conséquence directe, ou non, ces confrontations sont d’une extrême violence. Oui, les croc-en-jambes et les coups au niveau du tibia sont autorisés, fichant les fractures de la jambe au registre des blessures courantes et quasi bénignes. Le bruit des matchs est assourdissant. Les émeutes entre les joueurs et les habitants font office de troisième mi-temps. En mars 1840, un match célébrant la Saint-Patrick à Édimbourg se termine par une violente rixe entre Irlandais et Écossais, privant à vie un officier de police de sa jambe gauche. Face à tant de désordre, le Highway Act britannique de 1835 interdit alors la pratique du folk football sur les routes et le contraint à se replier sur des espaces clos. Grand spécialiste de cette époque, le journaliste anglais Paul Brown raconte dans The Victorian Football Miscellany qu’en 1840, un certain James Wilkinson est envoyé deux mois derrière les barreaux pour avoir caressé la balle dans les rues de Colne, dans le Lancashire. En 1841, pour une même initiative, 70 policiers, armés seulement de matraques, sont attaqués par 200 joueurs armés de pierres et de barres en métal. Un agent de police, Joseph Halstead, est abattu de plusieurs coups de poteau en fer, le cerveau gisant sur le sol. Le coupable ? Ce récidiviste de Wilkinson, qui explique alors sur le chemin qui le mène en prison avoir attaqué ces forces de l’ordre par souci de « vengeance » . Avant d’accuser une forme d’hypocrisie ambiante : « Ils nous avaient battus lors d’un match clandestin six mois plus tôt. »
Esquimaux et vessie de porc
Toujours en 1840, une autre brigade est appelée en renfort pour une partie organisée dans le centre ville de Richmond. The Charter écrit : « Alfred Bayley, un adolescent âgé de 16 ans, a été appréhendé alors qu’il était en train de gonfler une vessie de taureau. » En effet, pour envisager d’acquérir un ballon de football à l’époque victorienne, il faut d’abord se rendre chez son boucher local. Ici, la plupart des balles sont faites main à partir de vessies d’animaux gonflées – habituellement du gibier, recouvertes d’une enveloppe de dix-huit panneaux de cuir et fermées par des lacets de chaussures. Un petit bijou d’esthétique, malheureusement trop sensible à la moindre épine, trop lourd sous la pluie, et trop dur au contact de la boue. En 1857, un groupe trouve alors la solution en jouant avec le crâne d’un jeune homme décédé, que leur a vendu « une jeune fille en pleine rue avant d’être arrêtée par la police » , précise le Liverpool Mercury. Dans le cercle Arctique, appelé Akraurak, le football se dispute avec une balle en peau d’animaux cousue, remplie de plumes, de poils ou de copeaux de bois. Les escouades tentent alors de pousser la balle derrière la ligne de but adverse, marquée dans la neige. En 1850, l’équipe marine de la Royal Navy s’essaie à ce sport face à quelques Esquimaux lors d’une expédition dans le Nord de l’Alaska. Avant la rencontre, l’équipage lance un échauffement en forme de troc, négociant du tabac contre des bottes en peau de phoque, des outils en ivoire et de la viande de renne. Une ambiance bon enfant, mais une sacrée déculottée au final. « Ils jouent tous les jours à leur jeu bizarre. Ils étaient bien mieux entraînés et tout simplement beaucoup plus que nous » , raconte le capitaine du navire HMS Heral, Henry Kellet. Pendant ce temps-là, au Royaume, la violence de ce sport ne faiblit pas. Touchée par la révolution industrielle, la société ne voit plus d’un très bon œil ce jeu « vestige de l’âge barbare » , comme « une honte à la civilisation » peut-on lire un peu partout dans la presse. Interdit dans la rue, le football trouve refuge sur les grands espaces gazonneux des écoles et des grandes universités d’Angleterre, les Public Schools, où les parents issus des couches sociales aisées voient dans ces activités primaires et violentes une façon de forger le caractère de leurs enfants. Souci ? Chacun des ses établissements possèdent ses propres règles, ce qui rend problématique les rencontres interscolaires. Et n’arrangent pas l’image quelque peu « bordélique » de ce sport incompris.
« Distinguer l’homme moderne de l’animal »
À Sheffield par exemple, on marque des points avec un « rouge » : étrange mélange entre un corner et un essai de rugby, un peu comme au football australien, entre deux poteaux situés à quelques pas des buts. À Winchester, les poteaux de but sont constitués par des êtres humains ! En 1840, dans la ville de Windsor, le journal The Era révèle même que les joueurs avaient pour habitude de jouer les pieds liés par une corde de 35 cm, avec comme trophée un fromage pour le vainqueur. Les collèges les plus anciens et le plus renommés comme Eton et Harrow choisissent eux des règles limitant l’usage des mains à de très rares occasions, ainsi que le fameux hacking : ces bons vieux coups dans les tibias de l’adversaire. En l’absence de portiers, de vrais défenseurs ou de milieux de terrain, le 4-4-2 est un concept encore étranger. Un beau 0-0-11 serait plus adéquat, constitué de joueurs très individualistes. C’est l’avènement du dribbling game, en opposition au football rugby, inventé par un étudiant de 17 ans et pratiqué dans la ville de… Rugby ! Un sport plus tolérant à l’égard de la violence, et qui autorise donc le joueur à porter le ballon avec les mains. À cette époque, ces deux conceptions diamétralement opposées vont bien au-delà de la réglementation d’une discipline sportive. « C’est un paradigme philosophique, anthropologique et culturel qui trame l’activité humaine depuis l’homme préhistorique jusqu’au XXIe siècle, explique le géopolitologue Pascal Boniface, dans Les premières règles du football 1863. Les législateurs les plus en phase avec la culture du football rugby insistent sur le fait que l’utilisation des mains atteste d’un haut niveau de civilisation et de culture ; avançant notamment l’idée selon laquelle, au plan anthropologique, les mains sont libres de créer, de cultiver, de maîtriser des techniques, bref de distinguer l’homme moderne de l’animal. Au contraire, pour les « défenseurs des membres inférieurs », donc du football association, le ballon souillé, boueux, flasque, hideux de l’époque n’autorise pas l’homme distingué à l’empoigner à pleine main. » Une confusion des genres entre le football et sa forme plus rugbystique qui connaîtra son dénouement en 1863 dans le Freemason’s Tavern, à Londres. Là où la consécration du football association, via la simplicité de ces règles, a permis et permet encore de donner à ce jeu sa vocation universelle. Ici-même où, après 30 ans d’une histoire tumultueuse, le football moderne a pris son envol. Prêt à conquérir le monde…

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