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Ernesto Valverde : « Les gens n’attendent pas de moi que je prenne un appareil photo »

Entretien réalisé en 2013 par Javier Prieto Santos, à Bilbao, et paru dans le SOFOOT #112
29 minutes
Ernesto Valverde : «<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>Les gens n&rsquo;attendent pas de moi que je prenne un appareil photo<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>»

Ernesto Valverde, que Cruyff considérait comme l’un des « coachs les plus doués et prometteurs d’Espagne », n'aime pas les interviews. Pour lui parler, mieux vaut donc évoquer avec lui son autre passion : la photographie. Interview avec le nouveau coach du Barça, en noir et blanc, évidemment.

Vous êtes né à Viandar de la Vera, un village de 300 habitants. C’est comment ?J’ai vu le jour dans ce très petit village, effectivement, mais je n’y ai jamais vécu. Quand j’avais six mois, mes parents ont décidé de quitter l’Estrémadure pour trouver du travail au Pays basque, à Vitória. C’est donc là que j’ai grandi et que j’ai fait ma vie. Malgré tout, j’essaie d’aller là-bas le plus souvent possible. J’y ai encore de la famille, et puis c’est un endroit merveilleux perdu dans une vallée où la nature est encore bien préservée. Pour situer, ce n’est pas très loin de Las Hurdes.

C’est là-bas, dans Las Hurdes, que Luis Bunuel a tourné Terre sans pain, non ? Oui, mais ça a changé depuis son passage… heureusement ! On n’arrache plus la tête des poulets vivants ! (Rires)

Le fait de ne pas être né basque, mais de l’être devenu vous a-t-il aidé à comprendre le Pays basque et l’Athletic Bilbao d’une manière différente ?Mmmhh… (Il fait la moue.) Je n’ai jamais eu de problèmes identitaires de ce type. C’est vrai que ma famille et moi étions des immigrés, mais les gens ne me l’ont jamais fait sentir comme tel. À Vitória, j’étais un Basque de plus. Dans mon quartier, beaucoup d’enfants étaient issus de l’immigration intérieure et ça ne posait pas de problème. On était tous très bien intégrés… Sincèrement, j’ai toujours su d’où je venais et d’où j’étais. La schizophrénie identitaire, c’est de la littérature : j’ai toujours été à l’aise avec l’environnement dans lequel je me trouvais. J’ai vécu à Barcelone, à Valence, à Majorque et à l’étranger, et je n’ai jamais été déboussolé.

C’est au Pays basque que vous avez commencé à être surnommé Txingurri (la fourmi) ? Non, c’est Javier Clemente qui m’a baptisé comme ça lorsqu’il était mon entraîneur à l’Espanyol Barcelone. À l’époque, j’étais le plus petit de l’effectif. Et contrairement à ce que l’on pourrait penser, c’est un surnom plutôt affectueux. Ce n’est pas quelque chose qui me dérange vraiment.

C’est aussi à Barcelone que vous commencez à prendre des cours de photographie. Qu’est-ce qui vous a poussé à le faire ?J’avais dix-huit ans et l’envie de suivre un cursus académique. Au Pays basque, j’avais déjà pris des cours d’électronique et de biologie, mais j’ai vite compris que ce n’était pas ce qui me correspondait. Et puis l’Espanyol Barcelone m’a recruté. Je savais qu’en Catalogne, il y avait des écoles spécialisées en photographie. Aujourd’hui, il y en a partout, mais à l’époque, c’était plutôt rare en Espagne. Dans ce temps-là, Barcelone était déjà plus développée que les autres grandes villes espagnoles, et puis on sentait qu’il y avait une certaine effervescence artistique. La ville avait un côté avant-gardiste qui la rendait unique et très attirante pour les jeunes. J’ai donc signé mon contrat avec l’Espanyol et, quelques semaines plus tard, j’ai réussi le concours d’entrée de l’IEFC (Institut d’Estudis Fotogràfics de Catalunya, ndlr). Comme j’avais déjà certaines bases, je me suis retrouvé directement en deuxième année. C’était toujours ça de gagné ! (Rires)

L’univers du football peut parfois être oppressant. La pression, la presse, le regard des autres… Tout ça nécessite d’être digéré d’une manière ou d’une autre et, dans mon cas, ça passait par la photographie.

Comment on passe de la biologie à la photographie ?Aucune idée ! Quand on est jeune, on a envie de se tester et de tout essayer. J’ai passé deux ans à l’Espanyol, puis deux autres années au Barça et ça m’a permis d’aller jusqu’au bout de mon cursus. J’allais aux entraînements le matin, et l’après-midi j’étais en classe. Évidemment, quand on avait des matchs de coupes d’Europe, c’était difficile… C’est compliqué de faire des études quand tu es footballeur professionnel. Moi, je voulais être aussi appliqué sur le terrain qu’en classe, mais à un moment donné, j’ai dû choisir entre le ballon et la photo. Et pour moi, c’était très clair dans ma tête : ma priorité a toujours été le football. C’est un sport exigeant. Si tu n’es pas focalisé dessus à 100%, ça peut devenir glissant. Sur cet aspect-là, le football n’a pas changé depuis mon époque. Quand j’entraînais l’Olympiakos, j’avais un joueur, Ivan Marcano, qui tentait de suivre un cursus d’ingénieur. Je voyais bien qu’il avait du mal à gérer les deux choses. C’est très, très compliqué…

Maintenant que vous êtes entraîneur, qu’est-ce que vous diriez à un joueur qui aurait envie de conjuguer des études avec sa carrière ?Je l’encouragerais, parce que je sais que ça demande beaucoup d’effort et de volonté de suivre des cours en dehors du football. Et puis quelque part, c’est un moyen de déconnecter un peu. Du moment que les joueurs sont concentrés aux entraînements et qu’ils font leurs matchs, ça ne me dérange pas du tout.

La photo, pour vous, c’était un moyen d’échapper au monde du football ?Le but, ce n’était pas d’oublier le football, car il a toujours été dans un coin de ma tête, mais plutôt de m’évader de tous les à-côtés du football. L’univers du football peut parfois être oppressant. La pression, la presse, le regard des autres… Tout ça nécessite d’être digéré d’une manière ou d’une autre et, dans mon cas, ça passait par la photographie. Quand j’avais l’œil sur le viseur de l’appareil, j’étais dans ma bulle et je pensais uniquement à ce que j’avais en face de moi. L’espace de quelques secondes, tout le reste n’existait pas. Une fois le bouton pressé, le football revenait s’installer dans un coin de ma tête.

Vous avez été le premier joueur que Johan Cruyff a fait signer lorsqu’il a débarqué au Barça…(Il fait la grimace et coupe.) J’ai peut-être été le premier à signer quand il a débuté au Barça, mais ça ne veut pas dire que j’étais son premier choix. D’autres joueurs sont arrivés en même temps que moi à l’époque.

Il y a beaucoup de joueurs qui seraient fiers d’être le premier joueur signé par l’homme qui a révolutionné le Barça, sauf vous.(Rires) C’est peut-être flatteur, mais c’est juste une question de hasard. Rien d’autre.

Ma chambre était un vrai laboratoire photo. J’avais acheté tous les liquides nécessaires au développement et, pour être honnête, ce n’est pas quelque chose qui réjouissait ma mère. Les produits chimiques dégageaient une forte odeur qui empestait toute la maison.

Et Cruyff, il disait quoi de votre vie parallèle ?Rien, de toute façon, je ne me promenais pas sur le terrain avec un appareil photo. Le seul entraîneur qui m’a donné son avis sur mes photographies, c’est Clemente. Quand il les a vues, il m’a dit : « Txingurri, concentre-toi sur le football, parce que ce n’est pas avec un appareil photo que tu vas gagner ta vie. » (Il sourit)

Vous ne lui en avez pas voulu sur le coup ?Non, parce qu’il avait raison. J’ai offert un de mes livres à son fils, Xabier Clemente. Il est préparateur physique et il adore la photographie. Il m’a avoué que son père, lui aussi, s’était essayé à la photo à un moment donné de sa vie. Il paraît qu’il développait les clichés lui-même.

On a du mal à imaginer Clemente comme un artiste.Vu de l’extérieur, il apparaît comme quelqu’un de plutôt bourru. Tout le monde a une sensibilité artistique. Après, certains choisissent de ne pas la rendre publique. Il faut faire attention aux étiquettes qu’on colle aux gens. Les apparences sont souvent trompeuses.

C’était quoi votre premier appareil photo ?Un Olympus tout carré qui appartenait à mes parents. C’était une vieillerie, mais je l’adorais. Après, j’ai eu un Canon AE1 program. Je me rappelle encore du modèle parce que j’avais demandé à un ami qui partait faire son service militaire aux îles Canaries de me l’acheter. Là-bas, il y a moins de taxes, donc c’était plutôt avantageux. Le problème, c’est que j’ai dû attendre un an qu’il me ramène mon Canon. Mon pote avait eu une permission à Noël, et quand je l’ai vu revenir sans mon appareil, j’ai commencé à douter. Je me suis dit : « Il a dépensé l’argent que je lui avais donné et il ne veut pas me le dire ! » (Rires) Bon, finalement, il a quand même tenu sa promesse et j’ai pu laisser de côté mon Olympus.

Combien vous lui aviez donné à votre ami à l’époque ?40 000 pesetas, l’équivalent de 250 euros d’aujourd’hui. C’était une grosse somme pour l’époque. Ça correspondait à mon salaire mensuel au Deportivo Alavés.

Le développement des photos devait coûter cher aussi, non ?En fait, je les développais moi-même. Ma chambre était un vrai laboratoire photo. J’avais acheté tous les liquides nécessaires au développement et, pour être honnête, ce n’est pas quelque chose qui réjouissait ma mère. Les produits chimiques dégageaient une forte odeur qui empestait toute la maison. Et puis, si t’avais le malheur de renverser le produit sur tes vêtements, ils étaient foutus. À cette époque-là, avoir un appareil photo, c’était du boulot. Aujourd’hui, tout est plus simple avec les ordinateurs. Mais avant, je me souviens que je barricadais ma chambre pour ne pas laisser passer la lumière. J’avais même investi dans des ampoules rouges spéciales. En y repensant aujourd’hui, je me dis que je vivais dans un monde proche de celui de Dexter ! (Rires)

La photographie doit faire réfléchir et faire passer des émotions, pas seulement surprendre. En football, c’est pareil. Tu as des joueurs qui te surprennent avec un geste technique et qui se contentent de ça. Ce n’est pas mon truc, je préfère la consistance d’une série de victoires à l’adrénaline furtive que peut te procurer un geste technique.

Si la photo est votre passion, qu’est-ce que représente le football pour vous alors ?La première de mes passions. Pour moi, le football, c’est relever des défis, atteindre des objectifs fixés, pas faire des caños (une friandise technique, ndlr). Pendant longtemps, joueurs et entraîneurs ont eu un discours avec lequel j’avais beaucoup de mal : « Il faut se faire plaisir. » À un moment donné, on n’entendait que ça. Il faut prendre du plaisir dans le jeu, il faut prendre du plaisir pendant le match… Ok, mais j’avais l’impression que cette notion de plaisir était indexée sur le nombre de passements de jambes qu’un joueur pouvait réaliser pendant 90 minutes. Et le problème est là : qu’est-ce qu’il se passe avec ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas enchaîner ce genre de gestes techniques ? Les petits ponts, les feintes et les passements de jambe ne sont pas la finalité du football, mais juste des moyens de parvenir à ce qui est pour moi le véritable plaisir de ce jeu : la victoire. Attention, je ne déteste pas les gestes techniques, loin de là, mais j’aime bien que mes joueurs ne considèrent pas leur match réussi parce qu’ils ont juste passé un petit pont à leur adversaire.

Contrairement à vous, les spectateurs aiment ce genre de futilités.C’est un peu la chantilly du football. Je ne suis pas contre la futilité, je suis ami de l’efficacité, ce n’est pas pareil. Je n’interdis pas à mes joueurs de tenter des gestes techniques, j’essaie juste de leur faire comprendre que ce n’est pas une fin en soi. Le but d’une équipe, c’est de gagner. Si on peut saupoudrer la victoire de jolis gestes, c’est tant mieux. Mais ce qui compte et ce que tout le monde retient finalement, c’est la victoire.

C’est quoi pour vous bien jouer ?Ce n’est pas quelque chose que j’associe à l’individualisme. Bien jouer, c’est être collectif. Si tous les éléments d’une équipe travaillent ensemble, tout le monde peut bien jouer. En revanche, si un joueur prend du plaisir sans se soucier de ce qui l’entoure, il y a de fortes chances que tout le reste soit bancal. Pour moi, un entraîneur, c’est avant tout un type qui doit trouver l’équilibre pour faire fonctionner au mieux tous les rouages de sa machine. Une fois trouvé, c’est aux joueurs de donner le meilleur d’eux-mêmes. Avec ou sans passements de jambe, peu importe, du moment qu’ils ont compris qu’ils faisaient partie d’un tout, ils peuvent s’exprimer, selon moi, plus librement. La notion de collectif ne bride pas un joueur, au contraire, j’ai plutôt tendance à croire que c’est justement ce qui lui permet de mieux s’exprimer sur le terrain.

La photographie demande un certain sens artistique, mais votre vision du football semble plutôt pragmatique. Ce sont deux notions qui, de prime à bord, ne se marient pas vraiment bien.Souvent, quand quelqu’un fait une photo, il prend quelque chose qui l’interpelle, qui attire son attention. Souvent, je me rends compte que tout ce qui attire mon œil ne me transmet aucune émotion une fois que j’observe la photo sur papier. Il y a beaucoup de photographies qui attire l’œil parce qu’elles sont clinquantes de par leur sujet ou la technique avec laquelle elles ont été traitées, mais une fois dépassé ce côté tape-à-l’œil, tu t’aperçois au bout de quelques secondes qu’elle ne te transmet pas grand-chose, qu’elle est creuse. Moi, quand j’ai un appareil dans les mains, je ne cherche pas à faire LA photo sensationnelle, mais plutôt à faire un travail photo. Prendre une photo spectaculaire peut donner beaucoup de satisfaction au photographe et à celui qui la regarde, mais ça n’aura jamais la consistance d’une série de photographies espacées dans le temps. La photographie doit faire réfléchir et faire passer des émotions, pas seulement surprendre. En football, c’est pareil. Tu as des joueurs qui te surprennent avec un geste technique et qui se contentent de ça. Ce n’est pas mon truc, je préfère la consistance d’une série de victoires à l’adrénaline furtive que peut te procurer un geste technique. Évidemment, un petit pont, en football, c’est merveilleux parce que justement, c’est rare et fugace. Malheureusement, ce sont des gestes youtube : ça se consomme rapidement et ça n’a aucune continuité dans le temps. En photographie comme en football, selon moi, le but n’est pas de chercher l’instantané, mais de trouver quelque chose de tangible, de réel. De durable.

La vie d’un entraîneur est conditionnée par ce qu’il se passe sur le terrain. Un but, un hors-jeu ou un poteau peut soudainement tout remettre en cause. Aujourd’hui, je suis ici, et demain, je peux être ailleurs. On est toujours sur la route.

Quels ont été vos premiers sujets d’étude en photographie ?Quand j’ai commencé à faire de la photo, je faisais comme tout le monde : prendre tout et n’importe quoi. Mes amis, la rue… Je n’avais pas vraiment d’idées, j’étais dans une phase de découverte. Après, quand j’ai pris confiance en moi, c’est vrai que j’ai fait beaucoup de portraits et pas mal de photographies de la nature, rien de très original… Quand j’ai décidé de publier mes photos dans un livre, je voulais que ça me ressemble. Chacun a une vision différente des choses parce qu’on a tous des vies différentes, qui conditionnent la manière de percevoir le monde. Dans mon livre, il y a des photos de football mélangées à des photos plus personnelles. Je n’ai pas voulu faire quelque chose de prétentieux, mais plutôt un ouvrage qui me ressemblait. C’est un livre personnel. Il n’y a pas de thème particulier.

On perçoit beaucoup de solitude et de mélancolie dans vos photos…On peut l’interpréter comme ça, c’est vrai. Quand je suis allé en Grèce pour diriger l’Olympiakos, j’étais tout seul, sans ma famille. Les entraîneurs sont souvent seuls. Contre tout. On passe notre vie professionnelle à errer de ville en ville. Je me suis fait à l’idée qu’on était simplement de passage. C’est quelque chose que j’ai toujours dans un coin de ma tête. La première fois que je me suis assis sur le banc de l’Olympiakos, je me suis dit : « Si l’équipe ne gagne pas, je vais devoir faire mes valises. » La vie d’un entraîneur est conditionnée par ce qu’il se passe sur le terrain. Un but, un hors-jeu ou un poteau peut soudainement tout remettre en cause. Aujourd’hui, je suis ici, et demain, je peux être ailleurs. On est toujours sur la route.

En même temps, ça vous permet de prendre des photos.C’est clair. II y a une photo dans le livre ou l’on voit deux ballons dans un bois très sombre. Cette photo, je l’ai prise aux Pays-Bas. Nous étions réunis là-bas pour préparer la saison. Un jour, en faisant une promenade dans le bois près de l’hôtel, je suis tombé sur cette image un peu irréelle. En réalité, il y avait un anniversaire d’enfants dans une maison située en plein milieu du bois et les ballons s’étaient échappés de la fête. Le bois était humide, il pleuvait, le jour était sombre et ces ballons blancs échappés d’une fête d’enfants contrastaient avec cet univers un peu hostile.

Il y a aussi une photo où l’on voit une fille faire une fellation à la télévision. C’était quoi le message ?C’est une photo qui était très simple à faire. Quand je suis dans les hôtels, je zappe beaucoup et dans ces moments–là, je finis toujours par tomber sur un porno. L’interprétation de la photo est libre, mais, quelque part, ça peut renvoyer à un sentiment de solitude, d’ennui. Le zapping, pour moi, c’est une manière de passer le temps. Quand on multiplie les voyages et les mises au vert dans les hôtels, fatalement, on finit par tourner en rond… Après, la fellation est ce qui pimente la photo, mais le cadre est aussi très important. Les rideaux gris, la chambre un peu impersonnelle. C’est glauque et ce que fait la fille renforce cette idée-là.

Comment vous est venu de prendre un joueur avec une arme ?L’arme était vraie, mais elle était déchargée. Et, précision importante, elle n’appartenait pas à Raffik Djebbour, d’ailleurs il en avait peur, il ne voulait pas la prendre au début. J’avais vraiment envie de prendre une photo de lui parce que je le trouvais photogénique. Il venait de se raser les cheveux et portait des grosses lunettes noires. Il avait un look de bandit, donc je l’ai attrapé et je l’ai emmené dans un coin du centre sportif de l’Olympiakos pour lui tirer le portrait. Je lui disais : « Djebbour, prends l’arme! » Et lui : « Non, non, non. »

C’est difficile de prendre un joueur en photo ?Si t’es son entraîneur, non. S’il ne veut pas, il ne joue pas. (Rires) En général, les joueurs n’aiment pas les photos. Dans le livre, il y a une photo de Darko Kovačević. Je l’ai prise au Vélodrome avant un match de Ligue des champions que nous avions fini par gagner d’ailleurs. Je me rappelle que les joueurs étaient partis s’échauffer et que j’étais resté tout seul dans les vestiaires. C’était un match important, du coup tout le monde était un peu nerveux. Mais trente minutes avant que retentisse l’hymne de la Ligue des champions, il y a eu comme un vide. Le calme avant la tempête. J’étais pensif, puis Darko est rentré silencieusement dans le vestiaire avec son costard noir. Il était très élégant. J’ai pris la photo instinctivement, sans qu’il s’en aperçoive.

Quel footballeur aimeriez-vous photographier ?Je ne sais pas… Beckham, on a déjà pris beaucoup de photos de lui, donc je ne pense pas que ça l’intéresserait de poser pour moi. Le dernier joueur de qui j’ai vraiment pris des photographies, c’était Nikopolidis. C’est quelqu’un que j’apprécie beaucoup et qui est souvent venu me rendre visite en Espagne, mais ces photos-là ne sont pas dans le livre.

Justement, comment vous est venue l’idée de faire un livre de photos ?C’est au moment où je me suis fait virer de Villarreal que j’ai commencé à sérieusement y réfléchir. Je n’avais plus d’obligations professionnelles à ce moment-là, donc je pouvais me consacrer un peu plus à la photo. Quand je suis retourné à Athènes pour diriger à nouveau l’Olympiakos, j’étais seul, sans ma famille. Même si je connaissais déjà la ville, j’étais à l’étranger et, loin des tiens, tu as plus de facilité à te concentrer. D’une certaine manière, tu te sens aussi plus libre. Si je n’avais pas été à Athènes ou si ma famille avait été là, peut-être que la photo de la fellation, je ne l’aurais jamais prise. Quand tu n’es pas dans ton habitat naturel, tes sens sont plus éveillés, tu as soif de découvertes. Finalement, je suis assez content du résultat parce que je suis arrivé au bout d’un projet personnel qui me tenait à cœur. Je ne suis pas photographe, je suis entraîneur de football.

Qu’est-ce qu’on apprend en faisant un livre que l’on peut appliquer au football ?Hmmm, disons qu’il peut y avoir un certain parallèle quand je choisis des photos et quand je sélectionne des joueurs pour mon onze de départ. Dans les deux cas, ce que je recherche, c’est de l’équilibre. Si une photo n’est pas raccord avec les autres, ce n’est pas bon, c’est pareil pour les joueurs, je n’aime pas trop que ça « danse » dans tous les sens.

Pourquoi avoir choisi de publier un livre uniquement avec des photos en noir et blanc ?J’adore la couleur, mais j’ai toujours préféré le noir et blanc pour mes photographies. Je me sens plus à l’aise avec ça. D’ailleurs, je ne vois pas une photo autrement qu’en noir et blanc. Dans ma chambre d’ado, toutes les photos que je développais étaient comme ça parce que le résultat final était meilleur qu’un développement couleur, et aussi parce que c’était moins cher à faire. De plus, je trouve que le noir et blanc donne une dimension irréelle à la photographie. Ça lui donne beaucoup plus de cachet.

Vous dites souvent que la Grèce a une couleur spéciale…(Il coupe) La Méditerranée toute entière a une lumière particulière. Mis à part Alavés et Bilbao, j’ai réalisé toute ma carrière de joueur et d’entraîneur dans des villes méditerranéennes.

Le football peut véritablement absorber des vies entières. Moi-même, j’ai passé des journées entières à regarder des matchs de football. Il y a des jours où j’aimerais penser à autre chose qu’au ballon, mais c’est difficile. Même la nuit, il m’arrive de rêver de football…

Les Grecs ont une économie spéciale aussi…Quand j’entends les gens parler en mal de la Grèce, ça m’attriste. Pour moi, c’est un pays incroyable. Alors oui, ils doivent encore progresser dans beaucoup de domaines, et oui il y a de la corruption, mais dans quel pays il n’y en a pas ? Aucune nation n’est parfaite. Ça n’existe pas. Et il n’y a aucun gouvernement qui puisse mettre sa main au feu en jurant : « Chez nous, il n’y a pas de corruption, on est propre ! » Avec moi, les Grecs ont toujours été super généreux. Ils m’ont toujours traité d’une manière incroyable. Et puis, la Grèce, c’est le plus beau pays d’Europe. Ils ont des richesses culturelles et naturelles incroyables… C’est une merveille. Le pire, c’est que ceux qui critiquent ce pays n’y ont jamais mis les pieds. Je leur conseille une chose : d’y aller.

Est-ce que votre passion pour la photographie peut interférer d’une manière ou d’une autre dans votre activité professionnelle ?Non, parce que le football ne donne pas de répit. Quand j’ai repris Valence, le club était en état d’urgence, et à Bilbao, c’est toute l’institution qui entamait un nouveau cycle. Les gens attendent de la part d’un entraîneur des résultats et du travail, pas que je prenne un appareil photo. J’ai une responsabilité énorme vis-à-vis des clubs qui m’embauchent et l’Athletic, pour moi, c’était encore plus spécial… J’ai une relation particulière avec ce club et c’est pour ça que j’ai longtemps hésité pour y revenir. Là-bas, j’ai mes amis, ma famille, ma maison, c’est une situation confortable et stressante à la fois. Quand tu entraînes un club étranger, ta famille souffre un peu moins des défaites. Avec Bilbao, il y a ce côté affectif qui entre en ligne de compte. J’ai la responsabilité de ne pas décevoir les gens qui me sont proches. Je me suis demandé si j’en étais capable avant de revenir. Et après une longue réflexion, j’en suis arrivé à la conclusion que j’étais assez fort pour assumer la déception causée par une défaite sur mon entourage proche.

C’est difficile de passer derrière Bielsa ?J’ai énormément de respect pour son travail. C’est un grand entraîneur, je dirais même un obsédé du football. Lui, il pensait football à longueur de journée et c’est quelque chose qui peut faire peur aux gens. Le football peut véritablement absorber des vies entières. Moi-même, j’ai passé des journées entières à regarder des matchs de football. Il y a des jours où j’aimerais penser à autre chose qu’au ballon, mais c’est difficile. Même la nuit, il m’arrive de rêver de football…

Cette fixette pour votre travail, c’est quelque chose qui peut rassurer les supporters.Ça rassure les gens d’imaginer qu’on se casse la tête 24/24h pour que l’équipe joue le mieux possible. Certaines personnes ne conçoivent pas que le footballeur est un être humain comme les autres… Moi, j’ai besoin de prendre un peu de distance pour analyser le football. Passer des journées entières à regarder des matchs, c’est bien, mais il faut savoir dire stop ! Quand je ne prends pas mon appareil photo, je vais au cinéma pour faire un break. Déconnecter et voir autre chose qu’un ballon, c’est vital.

Et qu’est-ce que vous cherchez à voir pendant vos séances vidéo ?Je regarde beaucoup comment jouent nos adversaires, comment on joue, pourquoi dans certaines phases de jeu on est l’aise et dans d’autres moins. Je regarde beaucoup mes propres joueurs aussi, afin de les corriger ou travailler des aspects qui m’ont plu et qu’on pourrait approfondir pour le bien du collectif. Ça peut être des vidéos de matchs ou des séances d’entraînement… Le football, c’est quelque chose d’interminable, il y a toujours des trucs à voir, mais mince, parfois on frôle l’overdose.

Si le slogan du Barça est « mes que un club« , on pourrait dire que l’Athletic Bilbao pourrait être : « Mucho mas que un club. »

Vous arrivez encore à vous passionner pour des matchs à la télévision ?Oui, bien sûr. Je prends beaucoup de plaisir à regarder des rencontres de Ligue des champions. Même si j’ai tendance à avoir des tics d’entraîneur, j’arrive facilement à faire la distinction entre l’analyse pure et la passion footballistique.

Vous avez commencé votre carrière d’entraîneur en coachant les jeunes de l’Athletic. Qu’est-ce que vous avez appris à leur contact ?S’occuper des jeunes, c’est la partie la plus agréable du métier. Je trouvais ça plutôt gratifiant de m’occuper d’eux, j’avais la sensation d’être un professeur. À ce moment-là de leur carrière, les joueurs sont encore innocents, libres, et les ego ne sont pas encore totalement formés. C’est évidemment très différent quand tu t’occupes des pros.

C’est difficile d’entraîner l’Athletic, un club avec énormément de spécificités ?C’est différent, ce n’est pas difficile. Les groupes sont soudés parce que tous les joueurs savent qu’ils perpétuent une tradition qu’il faut respecter. Dans d’autres clubs, la gestion d’un vestiaire est sans doute un peu plus difficile, car les ego sont plus importants qu’ici. Ça n’empêche pas qu’il y ait des joueurs qui se plaignent de ne pas jouer assez ou des choses comme ça. Mais d’une manière générale, gérer le vestiaire de l’Athletic, c’est assez facile.

Quel type de cliché vous prendriez pour expliquer l’Athletic Bilbao à travers une seule photo ?Ouf, c’est difficile… (Il réfléchit)

Un béret basque ?(Rires) Surtout pas. L’Athletic, c’est quelque chose de difficile à expliquer. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut prendre en photo. De toute façon, c’est difficile de prendre une passion en photo, parce que, justement, la passion ne s’explique pas. Si le slogan du Barça est « mes que un club » , on pourrait dire que l’Athletic Bilbao pourrait être : « Mucho mas que un club. »

Cruyff, Clemente et Heynckes ont été vos entraîneurs quand vous étiez joueur. Qu’est-ce que vous avez retenu d’eux ?Clemente était très bon tactiquement. Il a toujours su construire des blocs équipes très solides et difficiles à battre. De Cruyff, j’ai surtout retenu ses séances d’entraînement. Il a révolutionné la manière d’entraîner en Espagne en privilégiant le travail avec le ballon. Ça a l’air bête de dire ça aujourd’hui, mais, à l’époque, c’était vraiment quelque chose de nouveau. Heynckes, lui, était plus dans la psychologie. Il donnait beaucoup de confiance au joueur et arrivait à t’inoculer l’idée que tu étais plus fort que l’adversaire que tu allais avoir en face de toi.

Pour certains, Guardiola est un type prétentieux parce qu’il réussit tout ce qu’il entreprend et lit des livres… C’est triste d’en arriver à ce genre de réflexions. Pep est quelqu’un de très affectueux, très aimable. C’est un homme du XXIe siècle.

Il avait des passions en dehors du football ?En dehors du football, leur passion c’était le football. (Rires) Je pense qu’ils avaient une passion comme tout le monde. Chacun devait avoir sa manière de déconnecter ou de s’exprimer en dehors du football. Pepe Mel (actuel coach du Depor, ndlr), par exemple, adorait lire. C’est sans doute ce qui explique pourquoi il a écrit un livre.

Justement, si le Barça de Guardiola est resté dans les mémoires, ce n’est pas simplement à cause du niveau affiché sur le terrain. Pour beaucoup, il a intellectualisé le football en s’affichant avec des écrivains, des poètes. Est-ce que, comme Pep, vous avez offert des livres à vos joueurs ?Non, pourquoi devrais-je le faire ? Guardiola est un ami, d’ailleurs on a un ami en commun, David Trueba (écrivain et journaliste espagnol, ndlr), et, apparemment, c’est l’un de ses livres que Pep a offert une fois à Lionel Messi. C’est la presse qui a relayé l’idée que Guardiola était un intellectuel. Lui ne s’est jamais vanté d’en être un. Alors oui, il a offert un livre à l’un de ses joueurs, et tout le monde en est arrivé à la conclusion qu’il passait ses journées à acheter des livres pour les offrir à son équipe. Évidemment, c’est faux. Quand je vois tous ces raccourcis qui sont faits, ça me fait peur. Je n’ai pas envie que tout le monde pense que je me promène toute la journée avec un appareil photo… Guardiola, c’est vrai, aime le théâtre et les livres, mais qu’est-ce qu’il y a d’exceptionnel à aimer ce genre de choses ? Pep est une personne normale, comme vous, comme moi, comme tout le monde… Heureusement qu’il y a des entraîneurs qui vont au cinéma, qui aiment la cuisine ou qui s’intéressent à la géographie ou à l’histoire de l’art. Ce n’est pas incompatible d’avoir d’autres passions que le football, je trouve même que ça aide à stabiliser une personne. Aimer autre chose que le football, ce n’est pas anormal, c’est sain.

Vous ne trouvez pas que tout ce storytelling autour de Guardiola a fini par lui faire du mal ? Les gens parlent souvent sans savoir. Pour certains, Guardiola est un type prétentieux parce qu’il réussit tout ce qu’il entreprend et lit des livres… C’est triste d’en arriver à ce genre de réflexions. Pep est quelqu’un de très affectueux, très aimable. C’est un homme du XXIe siècle. Toutes les personnes publiques portent un sac à dos rempli de préjugés, il faut clairement s’en foutre. Le vrai problème de Guardiola, celui qui embête réellement certaines personnes, ce n’est pas son côté intello. Non. Le vrai problème de Guardiola, c’est que c’est quelqu’un qui a tout gagné en tant qu’entraîneur.

Les footballeurs pensent football, car c’est un métier qui dépasse le cadre du terrain de nos jours, et je peux vous assurer que la majorité d’entre eux a oublié d’être bête. Gérer une carrière demande un minimum de matière grise, sinon tu exploses très vite. Mais ça, les gens ne le voient pas ou ne veulent pas le voir.

Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui disent que les footballeurs sont des décérébrés ?Le stéréotype qui veut que les footballeurs sont des idiots qui ne savent rien faire d’autre que de taper un bout de cuir, c’est usant. Là encore, c’est faux et absurde. Oui, les footballeurs sont payés pour taper dans un ballon, mais à côté de ça, ils doivent affronter des stades de 40 000 personnes chaque week-end, supporter la pression, le regard des autres. Ils doivent répondre quand les choses vont bien ou mal. Ils passent leurs carrières à éviter des faux pas, sur le terrain, en conférence de presse. Sans compter qu’ils doivent toujours se montrer souriants, même quand ils n’en ont pas envie, par respect pour les supporters qui leur demandent une photo. Aujourd’hui, le football exige un minimum d’intelligence. Dans le cas contraire, c’est très difficile de devenir pro. L’intelligence de jeu sur le terrain ne suffit plus. Il faut aussi l’être en affaires, avec le président du club, avec les coéquipiers et dans les rapports avec les entraîneurs. Les footballeurs pensent football, car c’est un métier qui dépasse le cadre du terrain de nos jours, et je peux vous assurer que la majorité d’entre eux a oublié d’être bête. Gérer une carrière demande un minimum de matière grise, sinon tu exploses très vite. Mais ça, les gens ne le voient pas ou ne veulent pas le voir.

Quels sont les photographes qui vous inspirent ?Je suis assez bon public. J’adore Cartier Bresson. J’aime beaucoup, aussi, le travail d’Alberto Garcia Alix, de Luis Davilla, d’Anders Petersen ou Daido Moriyama. J’avais d’ailleurs été à une exposition de Moriyama organisée par la Galerie Polka, dans le Marais. J’aime beaucoup les expos photo, je trouve ça génial. D’ailleurs, je regrette beaucoup de ne pas être allé à Londres pour voir celle de William Klein.

Même s’il a pris Cantona en photo, William Klein déteste le football. Qu’est-ce que vous aimez chez lui ?Déjà, j’aime beaucoup son livre New-York, qui est en bonne place dans ma bibliothèque. Et puis j’aime beaucoup son style, c’est un photographe de rue. J’aime la vitalité que dégagent ses photos. Elles ont beaucoup d’énergie, elles sont superbes.

Vous avez un appareil photo, là, dans votre sac ?Oui, mais il est cassé. Il faut que je le fasse réparer.

Dans cet article :
Gasperini-Retegui : l’amour ouf
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Entretien réalisé en 2013 par Javier Prieto Santos, à Bilbao, et paru dans le SOFOOT #112

À Lire : Medio Tiempo, par Ernesto Valverde aux éditions La Fabrica.

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