- Football et musique
Éric pousse la Cantonnette
Éric Cantona s'est encore une fois réinventé : cette fois, c'est en chanteur. Il a entamé une tournée d'un mois entre la Grande-Bretagne et la France, et on était à son premier concert à Paris, où il termine son voyage musical avec trois dates au théâtre de l'Atelier.
Il y a bien longtemps qu’Éric Cantona a dépassé le simple cadre cloîtré du ballon rond. Cinéma, télévision, théâtre, poésie, photographie, peinture, dessin : the King était un artiste sur le terrain, et l’est resté en dehors. Cette année, l’idole s’est laissée tenter par un nouveau défi : la musique. Pour le moment, cela a donné lieu à la sortie de quatre chansons (dans un EP intitulé I’ll Make My Own Heaven), mais surtout une tournée, Cantona Sings Eric, qui a débuté un peu chez lui, à Auxerre (où Guy Roux était venu le voir) puis Manchester, avant de passer par Londres, l’Irlande (Dublin), Lyon, la Suisse (Genève), Marseille, pour se clore dans la Ville Lumière, avec trois dates cette semaine au théâtre de l’Atelier, en plein Montmartre. « J’ai toujours pensé que chanter sur une scène devant un public devait être la chose la plus intense à vivre, qui pourrait procurer une adrénaline proche de celle créée par le sport, racontait-il dans Le Parisien. Il y aura des imperfections dans ce que je vais proposer. Mais j’aime ces accidents qui font naître de grands moments. Chez moi, on écoutait beaucoup de musique, mon père adorait l’opéra. Mes parents étaient des poètes. » Quand il se dévoile sur scène devant un peu plus de 200 personnes ce mardi (la salle n’est pas remplie), vêtu de son long manteau noir et d’un chapeau pork pie qu’il enfile comme il relèverait son col, on découvre quelqu’un qui ressent le besoin de partager sa mélancolie.
Face à nous, un virtuose au piano, un violoncelliste de génie, et un homme dans la lumière, au centre de la scène, qui saute dans le vide comme il aime tant le faire, et transporte son paradoxe – il en a l’habitude dans tout ce qu’il entreprend – de chanteur inconnu dans le corps d’une star mondiale. Le fan assis au premier rang avec un maillot de Manchester United ou cet homme qui s’enthousiasmera comme un supporter d’Old Trafford à la fin du show (« Come on, man ! ») le prouvent un peu : beaucoup sont certainement davantage venus voir Cantona, l’icône du Théâtre des rêves, qu’Éric le soliste. On ne sait pas vraiment s’il parle, ou s’il chante, on le voit se courber, gesticuler presque maladroitement, chuchoter des incantations cantonesques et faire entendre son souffle, vivre son personnage – un énième –, réciter ses paroles avec passion et son accent anglais qui représente bien ces « Perfect imperfections » (l’un de ses titres), siffler, et rapidement ôter sa veste de dandy sous laquelle il a opté pour une chemise blanche – dont seulement trois boutons sont attachés, mais aussi un survêtement rouge et de grosses baskets montantes de la même teinte. Parfois orienté blues-rock dans son court projet publié en octobre, le chanteur reste dans un registre classique en concert.
Les mouettes, Thomas Pesquet et Arthur Rimbaud
Si sa discographie « studio » est encore maigre (il prévoit la sortie d’un album live en 2024), pas moins de 21 chansons composent sa set list distribuée à l’entrée du théâtre, avec traduction pour chacune d’elles. Dans la langue de Shakespeare, beaucoup, mais aussi dans sa langue maternelle (« Que je travestis », « Tu me diras », « Les déchirures », « J’avance et je rêve », « On se love », « Prête-moi tous tes rêves ») et même en espagnol (« Mi amor ») pour ce qui peut être interprété comme un hommage à son grand-père maternel. Mention spéciale pour « I love you so much », titre dans lequel il exprime sa reconnaissance pour ses fans, s’amuse de sa plus célèbre tirade, puis part en ego trip. En français, ça donne : « Je suis arrivé, surnommé par la presse le sale gosse, le plus fou » / « Puis j’ai donné tout ce que j’ai pu […] pour vous rendre fiers » / « Pour sûr vous êtes les meilleurs » / « Nous avons eu de la chance d’avoir reçu votre amour » / « Je vous aime tellement, et ce, pour toujours » / « Vous m’avez appelé Eric the King, même Dieu, puis j’ai donné tout ce que j’ai pu » / « Lorsque les mouettes suivent le chalutier, c’est parce qu’elles pensent que des sardines vont être jetées à la mer. Puis la presse m’a surnommé le plus grand philosophe, et je pense qu’ils avaient complètement raison. »
@so_foot Éric pousse la Cantonette ! Images : @Jérémie 🫡
Plus globalement, l’amour, la nostalgie et les désillusions sentimentales parcourent beaucoup ses textes pleins de dramaturgie. « J’écris depuis toujours, j’aime la musicalité et la poésie des mots, la liberté qu’on y trouve, explique-t-il. Je dois aussi beaucoup à ma rencontre spirituelle, à 18 ans, avec Arthur Rimbaud et Jim Morrison. Ce sont eux qui m’ont donné cette liberté. […] Avec mon premier salaire, à l’AJ Auxerre, j’avais acheté l’album live des Doors. » Quand Libé creuse dans ses inspirations musicales, il cite aussi Jacques Brel, Léo Ferré, Arctic Monkeys, Samuel Barber, Gérard Manset et Mark Lanegan, Sid Vicious, PJ Harvey, Miles Davis, les Sex Pistols, Ian Brown et les Stone Roses, Damon Albarn, Mick Jones, The Clash ou encore Alain Bashung. Au milieu de ses compositions, Canto interagit peu avec son public, sauf pour le remercier, citer Thomas Pesquet dans une tirade qui fait partie intégrante du spectacle (« De là où je suis, il est difficile de comprendre les frontières, les guerres, la haine et les religions ») ou amuser la galerie en sortant une flasque (« C’est ma chérie qui me l’a offerte ! ») dont on ignorera jusqu’au bout le contenu – même si on en a une petite idée.
<iframe loading="lazy" title="Eric Cantona - The Friends We Lost (Official Music Video)" width="500" height="281" src="https://www.youtube.com/embed/2PUD55EhIAg?feature=oembed" frameborder="0" allow="accelerometer; autoplay; clipboard-write; encrypted-media; gyroscope; picture-in-picture; web-share" allowfullscreen></iframe>
« En France, le monde de l’art est très méprisant vis-à-vis des sportifs, estime-t-il. Alors qu’en Angleterre, depuis toujours, quasiment tous les groupes de rock supportent leur club de foot. » La presse anglaise ne l’a néanmoins pas épargné, à commencer par le Telegraph : « Une voix qui ferait passer Lee Marvin pour quelqu’un de mélodieux. […] En d’autres circonstances, Eric Cantona aurait eu la chance d’obtenir des applaudissements polis lors d’une soirée open mic amateur avant d’être traîné hors de la scène par un maître de cérémonie mécontent, craignant que le public ne le lynche pour s’être fait passer pour un auteur-compositeur-interprète. […] Sur disque, Cantona tient à peu près la route. Sur scène, il tire, mais ne marque pas toujours. […] Lorsque le public a entonné un “Ooh Ahh Cantona” en l’honneur de son héros, ce fut sans doute le moment le plus musical de la soirée. » Dans ces colonnes, nous ne nous permettrions pas de tels mots, même s’il serait hypocrite de dire que ce concert (d’une heure 15, tout au plus) mérite son tarif de 33 euros, prix le plus abordable en billetterie.
View this post on Instagram
« J’ai toujours été très sensible au monde de l’art. J’ai toujours eu besoin de vivre dans un monde parallèle, imaginaire. Aujourd’hui, ma carrière de comédien est plus longue que ma carrière de footballeur », rappelle également l’ancien attaquant en interview, comme s’il avait encore à justifier sa présence dans cet univers. Cantona avait d’ailleurs déjà chanté – un peu – et écrit des chansons, sous le pseudonyme « Auguste Raurich », pour sa femme Rachida Brakni. Elle était présente ce mardi, postée au premier balcon (le deuxième n’était pas ouvert), pour assister à la première parisienne de son homme. Ce dernier avait quitté le football sur un cinquième titre de champion d’Angleterre, et il sait toujours aussi bien soigner ses sorties : après que la star s’est éclipsée, on diffuse « Champagne supernova », chef-d’œuvre des Mancuniens d’Oasis. Ces derniers supportent pourtant Manchester City à la vie à la mort, mais cela n’a pas empêché Canto de se lier d’amitié avec le sulfureux frontman et chanteur du groupe, Liam Gallagher. En 2019, il avait même joué dans le clip de « Once », présent sur le deuxième album solo de Gallagher. Il y interprétait un roi.
Par Jérémie Baron, au théâtre de l'Atelier (Paris)
Propos d'Éric Cantona tirés du Parisien