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Eric Bedouet : « On ne peut pas se couper des supporters »
Ce 30 juin, le contrat d'entraîneur-adjoint d'Eric Bedouet aux Girondins de Bordeaux prenait fin, mettant un terme à 22 ans de présence de l'Angevin sur les pelouses du Haillan. Aujourd'hui, celui qui a été l'adjoint d'Élie Baup, Michel Pavon, Ricardo, Laurent Blanc, Jean Tigana, Francis Gillot, Willy Sagnol, Jocelyn Gourvennec, Gustavo Poyet, Paulo Sousa, et a remporté huit titres avec Bordeaux, fait le bilan. Tout en affirmant qu'il ne compte pas quitter les Girondins.
Comment vivez-vous vos premiers jours d’entraîneur à la retraite ?Très bien. Je m’y étais préparé la saison dernière, lors de laquelle j’étais déjà en retrait. En juillet-août, j’étais resté au Haillan pour m’occuper des joueurs qui n’étaient pas partis en stage, et lorsque tous les joueurs et le staff sont revenus, de temps en temps, j’aidais un petit peu lors de séances individuelles. Mais en dehors de ça, je ne faisais rien. J’observais.
Vous aviez donc prévu d’arrêter votre carrière maintenant ?Plus ou moins… Cela fait 22 ans que je suis aux Girondins, c’est extraordinaire. Quand je suis arrivé, j’ai découvert un club fantastique. Fan-tas-tique. Un club qui avait une identité, qui était à la fois familial et professionnel, c’était exceptionnel. J’ai rarement vu ça. Et j’en ai vu, des clubs, je me suis baladé un peu partout. Laval était un club dans ce genre-là, mais pas avec le même palmarès (Eric Bedouet était responsable du centre de formation du Stade lavallois avant de venir à Bordeaux, N.D.L.R.). Mais faire perdurer cette mentalité pendant autant d’années, avec des présidents différents, au très haut niveau, en remportant des titres comme l’a fait Bordeaux, c’est exceptionnel. C’est la raison pour laquelle je suis resté. Lorsqu’Élie Baup a été viré, cela a été terrible. Pour moi, c’était un drame. La première fois qu’un entraîneur avec qui je travaillais était viré. Il a fallu que je le remplace, ce n’était pas normal, je me sentais coupable, j’aurais dû partir. Et puis, on m’a demandé de rester, et Élie m’a dit qu’il n’y avait pas de problème. Bref, je suis resté 22 ans, au cours desquels j’ai eu la chance de travailler avec des entraîneurs merveilleux, avec qui je me suis très bien entendu dans 95% des cas.
Aujourd’hui, cette fameuse identité tend à s’effriter, au grand dam des supporters. Vous comprenez leur colère concernant la situation actuelle du club ?On a besoin des supporters, ils sont indispensables. Je les connais, ils nous ont toujours soutenus quand il fallait, même s’il y a eu des moments très durs. J’ai toujours pris l’équipe en main lorsque cela allait très mal, j’ai même joué le maintien. Mais je savais qu’on avait les supporters avec nous. Ils ont été fantastiques. On ne peut pas se couper des supporters. Ce n’est pas possible, même si les relations peuvent parfois être compliquées, car ils représentent un contre-pouvoir. Quand le club a été racheté par les Américains, une personne dont j’ignore le nom est venue au Haillan, et a consulté beaucoup de salariés, pour connaître le rôle de chacun, et comprendre comment le club fonctionnait. Quand cela a été mon tour, je lui ai dit : « Faites surtout attention à la philosophie de ce club. C’est capital de la respecter. Si vous ne pigez pas ça, vous allez au devant de quelque chose de grave. » On peut toujours améliorer l’aspect économique, ce n’est pas un problème. Mais il faut toujours qu’il y ait un dialogue avec les supporters, même si parfois c’est difficile. Pendant l’Euro 2016, quand j’étais avec l’équipe de France, Jocelyn Gourvennec me téléphonait tous les jours, parce qu’il venait d’arriver au club, et il avait déjà les supporters sur le terrain. Ce sont des gens bien, sur qui on peut compter, mais qui ont un esprit libre. Quand ils ne sont pas contents, ils protestent, et c’est normal. Et c’est là qu’il est indispensable de trouver un terrain d’entente.
Vous estimez que la nouvelle direction respecte la philosophie du club ?(Il souffle longtemps, à deux reprises.) C’est difficile, parce que beaucoup de personnes sont parties. Et c’étaient ces gens-là qui transmettaient l’esprit du club. Mais ils les ont remplacés par des gens de leur équipe. Donc à cette personne qui est venue nous consulter, j’ai dit : « Que vous apportiez des éléments nouveaux dans le marketing ou la gestion, pourquoi pas. Mais il ne faut pas casser le relationnel entre les salariés. Il faut faire très attention avec ça, parce que c’est la base d’un grand club. Et cette base, il faut l’entretenir. Cela peut être en gardant les joueurs qu’on a formés, qui vont transmettre l’état d’esprit qui règne dans ce club. » Je me rappelle Denilson. Quand il vient à Bordeaux, ce n’est pas n’importe qui, il est champion du monde. La première chose qu’il a dite à la fin de sa carrière, c’est qu’il regrettait de ne pas avoir prolongé à Bordeaux. Quand il est parti, ça m’a fait mal au bide, et lui pareil. Il m’a expliqué qu’il était obligé, il avait des problèmes financiers, mais il se sentait heureux ici. Et tous les joueurs qui sont passés par Bordeaux vous diront la même chose. C’est cette philosophie qu’il faut conserver. C’est indispensable. Moi-même, j’aurais dû partir, faire comme tous les entraîneurs, changer de club pour améliorer ma situation. Non ! Je suis resté parce que j’étais bien. Parfois c’était chaud, le président gueulait, c’était paternaliste, mais il y avait un esprit. Donc quand je vois les supporters réagir parce qu’ils sont mécontents, je trouve ça normal. Mais je ne suis pas inquiet.
Aujourd’hui, il reste qui pour transmettre ce fameux « esprit club » ? Patrick Battiston, Matthieu Chalmé… Cela ne fait pas grand monde.
Les Girondins n’ont pas communiqué à propos de votre départ. C’est un coup dur ?Je veux taire la polémique : le club et moi sommes en négociations, et cela se passe très bien. Je n’ai pas envie de quitter ce club, et on m’a demandé de rester depuis longtemps. Le terrain, c’est bien, mais peut-être est-il temps d’envisager autre chose ? Rien n’est acté, mais on va trouver. Je n’ai aucun problème avec les Girondins.
Vous vous sentez à l’aise dans ce football moderne ?Football moderne… Le football n’a pas tellement changé. En vidant mon bureau, je suis tombé sur des archives papier de 2000. On avait des milieux de terrain qui couraient 12 kilomètres par match. On bossait plutôt bien, parce que même aujourd’hui, il n’y a pas beaucoup de joueurs qui les font. Le football moderne, qu’est-ce que c’est ? C’est la communication, avec les réseaux sociaux et tout le reste. Mais au bout d’un moment, ça va gonfler tout le monde, ça ne durera pas.
Le football moderne, c’est aussi un football dans lequel le sportif ne semble pas toujours être la priorité…Il faut toujours trouver plus de sources de revenus, là-dessus je suis d’accord. Mais attention, il faut que les joueurs gardent leur personnalité, et ne se rabaissent pas à rentrer dans un système dans lequel il faut se vendre. Là, le risque est de plus penser à soi qu’à l’équipe. Et ça, ça ne peut pas exister dans une équipe. Ce n’est pas possible. Par exemple, il peut y avoir beaucoup d’agents qui interviennent dans une équipe. Cela peut avoir comme effet que des joueurs ne vont pas se dire leurs quatre vérités, parce qu’en cas de possible transfert, l’agent d’untel peut intervenir pour faire capoter l’affaire. On sent des petits trucs comme ça. En conséquence, chacun se referme sur soi, personne n’ose parler. Et cela ne fonctionne pas. Toutes les équipes avec lesquelles on a gagné des titres avaient énormément de personnalité. Elles étaient très difficiles à gérer, parce que c’était des joueurs qui avaient du caractère, et qui savaient ce qu’ils voulaient. Mais quand on avait besoin d’eux, ils étaient là. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que les joueurs pensent très fort à eux d’abord. Et pas à l’équipe.
Sur le terrain, comment a évolué le football, en 22 ans ?Aujourd’hui, tous les entraîneurs veulent bien jouer. « J’aime le beau jeu, j’aime ci, j’aime ça… » Moi, si j’ai une équipe qui n’est pas capable de pratiquer un beau jeu, mais qui est capable de gagner, on va gagner. Ce sera déjà ça. La force d’un entraîneur, c’est faire jouer son équipe le mieux possible avec les éléments à sa disposition. On n’est pas là pour faire du cirque. Quand j’ai débuté à Angers à 18 ans, j’avais un entraîneur qui avait été capitaine de l’Ajax. Velibor Vasović. Pendant les premiers mois, il a voulu appliquer la même méthode qu’à l’Ajax. Ça n’a pas marché, parce qu’on avait une équipe très technique, mais pas assez forte physiquement. Et le football total demande des courses énormes. Alors il a changé. Un entraîneur est payé pour gagner, sous n’importe quelle forme.
Ce discours fait penser à celui de Didier Deschamps…Didier, il a tout pigé, il n’est pas champion du monde par hasard. C’est un type remarquable. Il est extrêmement précis, très appliqué, sans être rigide. Il est capable de changer de système à tout moment. Là où il est très méticuleux, c’est pour mettre en situation d’échec l’adversaire. Lorsque j’ai assisté à ça, j’ai trouvé ça admirable, fantastique. Quand j’étais avec l’équipe de France, je n’arrêtais pas de me dire « c’est génial ! »
Vos participations à la Coupe du monde 2014 et à l’Euro 2016, au sein du staff de Deschamps, représentent le sommet de votre carrière ?C’était magnifique. J’ai assisté à l’éclosion d’une équipe qui allait devenir championne du monde. Et puis faire une Coupe du monde au Brésil, c’était fantastique. Cela s’est joué sur des détails. D’ailleurs, Deschamps le répétait tout le temps : « Une petite erreur de placement, une petite mésentente, et c’est but ! C’est fini ! » Ensuite, il y a le championnat d’Europe 2016, qu’on doit gagner. On a fait un match fantastique contre l’Allemagne, c’était notre finale. Ils étaient champions du monde, ils nous avaient sortis en 2014, c’était une équipe sûre d’elle. J’étais derrière le but de Neuer, en 2014, au Maracanã, quand il a arrêté la frappe de Benzema. Son bras n’a pas bougé. Comme un gardien de hand. Quand vous voyez ça, vous vous dites que ce n’est pas possible de marquer. Mais là où Didier est fort, c’est qu’il s’est servi de ça pour devenir champion du monde.
Aux Girondins, vous avez été l’adjoint de Baup, Pavon, Ricardo, Blanc, Tigana, Gillot, Sagnol, Gourvennec, Poyet et Paulo Sousa. Autant d’entraîneurs aux méthodes et aux approches différentes…(Il coupe.) Pas tant que ça, en dehors de Paulo Sousa. Avec Poyet, par exemple, j’ai passé des moments fabuleux. C’est un type extraordinaire. Super entraîneur. Avec lui, je me suis régalé. Je reprenais vie. Je lui ai dit : « Gustavo, je suis heureux. »
En quoi Paulo Sousa se démarque des autres ?Déjà, il a été un grand joueur. C’est bien, parce que cela impose le respect. Ensuite, pour en avoir discuté avec lui, je pense qu’après le succès de Mourinho, les techniciens portugais ont développé une méthodologie calquée sur un même modèle. En tout cas, c’est mon impression. Ensuite, comme c’est un petit pays, ils ont compris qu’ils devaient s’exporter. Et que pour cela, il fallait maîtriser les langues, la communication, et savoir choisir son staff le mieux possible. Tout cela fait qu’ils arrivent dans les clubs avec une méthodologie et une excellente communication. Mais le football reste le même. D’ailleurs, il n’évolue pas tant que ça. Lorsque je suis arrivé avec Élie (Baup), on voulait des joueurs explosifs, très forts physiquement et qui sachent jouer au ballon. Ça n’a pas changé.
Avec ce fameux 4-2-3-1 modulable en 3-4-3, Paulo Sousa a tout de même essayé de mettre en place un schéma qui sort de l’ordinaire, non ?Ça a toujours existé ! Lorsqu’on a affronté Parme en Coupe d’Europe (en 1999), vous vous souvenez de leur équipe ? Ils jouaient avec Buffon dans les buts, Thuram arrière droit, Sensini et Cannavaro dans l’axe, Benarrivo couloir gauche et Fuser couloir droit. Baggio et Boghossian à la récupération, Veron en meneur de jeu, et Chiesa et Crespo en attaque. Vous vous rendez compte de l’équipe qu’il y a, là ? C’est monstrueux ! Si vous la faites jouer aujourd’hui, elle gagnera contre n’importe quelle équipe. Et c’était un 3-4-3 qui se transformait en 4-4-2 à la perte de balle. Je n’ai jamais vu une équipe aussi forte que celle-là.
Pendant qu’on discute, une information selon laquelle Paulo Sousa a annoncé son départ de Bordeaux est tombée…Je ne suis pas surpris, mais je ne vais pas faire plus de commentaires. J’ai passé quelques mois avec lui et son staff, ils m’ont bien accueilli. En revanche, je n’ai pas du tout aimé qu’à son arrivée au club, il critique certaines choses, entre autres la préparation physique. On ne fait jamais ça. Il faut connaître le contexte, et il s’est rendu compte par la suite que c’était compliqué.
Avec Bordeaux, vous avez gagné 2 titres de champion, 1 Coupe de France, 3 Coupes de la Ligue et 2 Trophées des champions. Y a-t-il un titre qui vous a fait plus plaisir que les autres ?Le premier titre de champion de France, en 1999, qui s’est joué dans les dernières minutes face au PSG. À 2-2, avec Élie (Baup), on ne savait plus quoi faire. On savait que Marseille gagnait à Nantes, on était perdu. Je me disais que ce n’était pas possible, on avait fait la course en tête pendant une bonne partie de la saison, et on était en train de tout perdre. Et là, je gueule à Élie : « Fais quelque chose ! » Il se tourne vers moi, avec l’air de se dire « Mais qu’est-ce que c’est que ce con, de quoi il me parle ? », et tout de suite, il me dit : « Va chercher Feindouno ! », qui n’avait quasiment pas joué de la saison. Et c’est lui qui a marqué le but du titre. J’en ai encore la chair de poule. Après le match, Michel Pavon a dit à la télé : « On donne rendez-vous à tout le monde au stade Chaban-Delmas. » En rentrant à Bordeaux, on a survolé le stade, il était noir de monde. C’était extraordinaire. On y est resté deux heures, les joueurs chantaient, Ulrich Ramé était assis sur la barre transversale d’un des buts…
Et votre pire souvenir avec les Girondins, quel est-il ?La finale de la Coupe de la Ligue perdue face à Marseille en 2010, et trois jours après, notre quart de finale de Ligue des champions contre Lyon. Ça, je l’ai un peu en travers de la gorge, parce qu’on s’était fait baiser par l’arbitre qui avait sifflé penalty pour une main involontaire de Chalmé. Et au retour, pareil, on s’était fait enfler comme pas permis. Cette année-là, on avait pris 16 points sur 18 dans une poule avec le Bayern et la Juventus. On marchait sur l’eau. Mais j’en reviens à ce que je disais plus tôt : tous ces joueurs-là, qui ont gagné des titres, avaient de la personnalité sur le terrain et en dehors. On ne pouvait pas leur dire ou leur faire avaler n’importe quoi. Ils étaient au taquet tout le temps, c’était admirable. Gourcuff, c’était une perle, et tout le monde s’en est rendu compte dans l’équipe. « Ce mec-là, il va nous faire grimper aux arbres. » Fernando, Wendel et les autres l’ont pris en charge, l’ont aidé, l’ont défendu quand il fallait, mais en contrepartie, ils lui ont demandé de nous faire gagner. On ne voit plus beaucoup ça. Aujourd’hui, chacun joue son football pour essayer d’être le plus en vue possible. Non ! Il faut qu’on sente une équipe. Lorsque Laurent Blanc était entraîneur, on prenait souvent des buts dans les premières minutes. Et Laurent gueulait : « C’est quoi cette concentration ? » Je lui disais : « Laurent, laisse-les. C’est bon pour nous, ils vont réagir. » Et à chaque fois, ils réagissaient. Ils étaient tellement forts, que parfois, ils avaient besoin d’être en difficulté pour réagir. Quand Yoann (Gourcuff) met son but contre le PSG, je me suis levé du banc, j’avais des frissons. Je l’ai revu il n’y a pas longtemps, pareil. J’avais des frissons.
Propos recueillis par Mathias Edwards